De Chaosmose à Occupy

L’attitude polyphonique que Bakhtine formule dans ses écrits sur l’esthétique du roman est rappelée par Félix Guattari dès la présentation de la production de subjectivité, au premier chapitre de Chaosmose. Il y a un concept que Guattari compose à partir de Bakhtine et que je souhaiterais développer, c’est celui de shifter de subjectivation. Shifter, c’est un levier, comme le levier de vitesse de l´automobile, le shifter produit des déplacements. Comme dans l’art, on change le sens de quelque chose en changeant son contexte, sa situation. Le shifter renvoie à Marcel Duchamp et au Dadaïsme.

L’idée que Guattari formule à partir de Bakhtine est qu’en lisant un roman, le lecteur s´attache à  un fragment d’une scène, un fragment de dialogue, un geste, une attitude d’un personnage, ce qui provoque en lui un déplacement, une ritournelle existentielle, « une rupture de sens auto fondatrice d’existence » (Guattari). L’important c’est que le sens éthique ou cognitif assumé par le spectateur ou le lecteur n’est pas proprement celui que l’auteur lui a donné. Cela se produirait à cause de l’autonomie matérielle du mot. Cela se passerait, de la même façon, en regardant un film, un feuilleton. Comme l’écrit Bakhtine : « En réalité, l’isolation [du mot] consiste à dégager l’objet, la valeur et l’événement de la série cognitive et éthique régie par un ordre nécessaire. L’isolation rend possible pour la première fois la réalisation positive de la forme artistique, car elle rend possible une relation à l’événement qui n’est plus cognitive et pratique, mais qui est une libre formation du contenu (…). De cette façon, l’isolation rend le mot, l’énoncé, le matériau en général, (le son, l’acoustique, etc.) formellement créatifs »1.

On pourrait rapprocher ce shifter de subjectivation de la machine de la contre-image de Joseph Beuys2 — comme si Beuys avait capturé le shifter et l´avait transformé en un instrument conscient, volontaire, d’intervention. Ce qui, du même coup, inaugure une proposition, un objectif jamais vu dans l’art. La contre-image surgit dans les aktions, quand il parle, gesticule et manipule des objets de ses installations d’une manière tortueuse et asignifiante, mais avec une intensité qui, selon lui, transmet à chaque spectateur une volonté inouïe, un désir d’agir, un « projet de vie » nouveau – on pourrait dire, avec Guattari, « une rupture de sens auto fondatrice d’existence ». Cela m’a marqué parce que j’ai toujours pensé aux hasards qui constituent notre histoire personnelle, voire l’histoire collective d’un groupe, d’une société, d’un pays.

J’ai le sentiment qu’on vit aujourd’hui, chaque fois davantage, dans un monde qui est mû par des shifters de subjectivation collective. Par exemple, les événements que les médias ont réunis sous le nom de « Printemps Arabe ». Personne ne pouvait prévoir que les mobilisations populaires en Tunisie et en Egypte déboucheraient sur le renversement de ces gouvernements. On peut attribuer aux images télévisées de ces insurrections le rôle de shifters de la mobilisation des jeunes en Espagne (Ya basta! et Indignados), suivie par les révoltes des quartiers les plus pauvres de Londres en août 2011. Chaque soulèvement a ses propres caractéristiques et ses motivations singulières. Et les images de ces derniers mouvements pourraient être considérées comme des shifters pour la mobilisation à New York du mouvement Occupy Wall Street. Il fut intéressant de lire, dans l’International Herald Tribune du 7 octobre 2011, les confusions et les hésitations des dirigeants des syndicats américains (le syndicat des transports et la fédération AFL-CIO) sur la possibilité de soutenir le mouvement ou de s´y joindre. Il y a une grande différence dans les façons de s’organiser des syndicats – leurs programmes, leurs hiérarchies et leurs actions – mais les membres des syndicats se sont unis individuellement et d’eux-mêmes aux actions spontanées et sans chef de file de cette multitude, comme diraient Negri et Hardt.

Ce nouveau caractère des agencements politiques se propage à travers le monde depuis octobre 2011, avec la formation des Indignados en Espagne. La mobilisation a été faite par le moyen de sites internet, comme le http://15october.net/ qui annonçait : « OCTOBER 15TH UNITED FOR #GLOBALCHANGE : More than 1,000 cities in 82 countries » (plus de 1.000 villes dans 82 pays) ; ou bien le adbusters http://www.adbusters.org, groupe canadien lié au mouvement Occupy Wall Street ; ou le http://www.occupytogether.org/, ou encore le TakeTheSquare.net. Les occupations du 15 octobre furent transmises en streaming dans le monde entier à travers globalrevolution (http://www.livestream.com/globalrevolution), une plateforme de streaming qui a commencé à transmettre le 17 septembre, en direct de Zuccoti Square, à New York, où Occupy Wall Street a démarré. Facebook a aussi été utilisé, dans chaque ville, pour mobiliser la participation, comme cela s’était produit lors du « Printemps Arabe », en Tunisie et en Egypte. On pourrait peut-être considérer internet et les réseaux sociaux comme de nouveaux médias avec plus de potentiel pour produire des shifters de subjectivation. Les réseaux sociaux sont spécialement adaptés par leur caractère à la fois intime et public, propre à des polyvocités et a des énonciations singulières.

Ce qui m’a le plus impressionné lors du meeting du 15 octobre à Rio a été la manière de s´exprimer des manifestants, extrêmement personnelle. Je ne me rappelle pas exactement des deux premiers locuteurs – de jeunes universitaires. Le troisième, en revanche, était un mendiant, manifestement ivre, et tout le monde l’écoutait avec respect. Il a fait un discours très émouvant, racontant que sa mère, sa sœur et lui-même avaient été chassés par la police pour la troisième fois la nuit dernière. Ils devaient trouver un autre endroit pour vivre et c´était terrible : pourquoi la police ne les laissait-elle pas vivre en paix, ils n’étaient pas des voleurs, des bandits ? La première rupture était que le discours d’un mendiant ivre dans une assemblée politique était possible et reçu avec attention et respect par l’assemblée. Après lui, une fille très belle a pris la parole et son discours était également singulier et plein d’émotion. Elle disait qu’elle était en train de passer son diplôme d’Economie à l’Université, qu’elle était une excellente étudiante. Cela signifiait qu’elle aurait bientôt un emploi bien payé, qu´elle pourrait acheter une voiture, un appartement. Mais que tout cela ne l’intéressait pas alors qu´il y avait encore des gens comme ce mendiant, poursuivi dans les rues. Qu’elle ne voulait pas de cette vie. Et qu’elle savait qu’elle était belle (personne ne parle comme ça en plein air), que sa vie en serait d´autant plus facile, mais qu’elle ne voulait pas de tout cela, pas cette vie-là. Il y avait aussi un « représentant » d’un quartier où un terrible accident de tramway avait tué six personnes récemment et où la mairie de Rio de Janeiro n’avait encore rien fait pour remettre en place ce système de transport traditionnel et unique à ce quartier. Un professeur parlait de la mauvaise situation de son école, du manque de ressources, et disait qu’il ne voulait pas abandonner les enfants. L´un après l’autre, chacun parlait de ce qu’il avait dans son cœur, il n´y avait pas d’ordre, de propos choisis, de mots d’ordre politiques ou idéologiques connus. Plus : il n’y avait pas de confrontations, tout le monde écoutait tout le monde. Je n’avais jamais assisté à une telle assemblée politique.

J’ai tout photographié avec mon téléphone portable, des locuteurs, le public, des gens qui préparaient des affiches. J’étais moi-même très ému. J´ai rapidement partagé mes photos sur Facebook. Mais je me suis vite rendu compte que l’important n’était pas les images, mais les discours. Et que je n’avais rien enregistré des discours. Mon portable a aussi un enregistreur de son, mais (dictature de l’image qui nous contrôle) je n’ai pas pensé à ça. Et personne ne l’a fait. Si vous cherchez dans les vidéos réalisées le 15 octobre, avec en partie le matériel transmis via globalrevolution, et réunies dans le OcupaRio 15.O de You Tube, il y a beaucoup d’images, de la musique ajoutée après, mais très peu de discours – en général, les plus évidents, les moins singuliers. Cela nous montre simplement que l’originalité politique de cet événement n’était pas évidente, même pour ceux qui ont été les plus engagés. Sa nouveauté exige que cela soit pensé, qu’un nouveau discours théorique se développe, parce que tout cela est vraiment nouveau – comme l´a dit Negri lorsqu´il a visité le camping de OcupaRio le 8 novembre3.

Je n‘ai pas suivi sur le terrain les activités du camping qui a commencé le 22 octobre et s´est prolongé jusqu’au 4 décembre, avec l’intervention de la police de Rio. J’ai suivi sur internet, quelquefois, ce qui était transmis par GlobalRevolution_Rio4, et les rapports continus de Bruno Cava, Pedro Mendes et d’autres participants, sur OcupaRio et sur Facebook. Une réunion de OcupaTeoria, suivant la proposition de Negri, a commencé à discuter et à essayer de théoriser le mouvement5. Chaque jour était unique : de nouveaux enjeux, des propos nouveaux, des gens qui arrivaient ou qui abandonnaient le camping. Il y avait toute sorte de gens, des jeunes universitaires – des garçons et des filles –, des avocats, des professeurs et d’autres professionnels, des ouvriers, des chômeurs, des sans-abri et des jeunes riches des quartiers les plus huppés de Rio. L’évidence était de se rendre capable de communiquer dans des langages si divers, pour organiser une vie ensemble, des groupes de discussion, l’alimentation, l’abri des tentes pour tout le monde, toutes les nuits. Vivre ensemble dans une telle diversité constituait le problème politique principal et nouveau. Un groupe d’éducation populaire, avec la méthode de Paulo Freire, s’était formé pour travailler avec des illettrés, des sans abri apparaissaient pour manger. Comment financer tout ça ? Il y a eu des conflits, des désaccords, naturellement, mais ce désir de créer une nouvelle forme de vivre ensemble dans la ville  devenait l’axe de l’expérience.

J’ai également suivi les Occupy à travers le monde, durant les semaines et les mois qui ont suivi le 15 octobre et là aussi ce fut la diversité, les différences, qui m’ont le plus touchées. Un après-midi, en zappant sur globalrevolution, Zuccotti Square était animée par des débats; à Toronto, un travesti et deux homosexuels défendent la liberté de choix du sexe ; à Londres, des tentes ouvertes, faites seulement de toits en tissu, dans un parc plein d’arbres et des gens assis en groupes comme pour un déjeuner sur l’herbe ; à Amsterdam, microphone ouvert, chacun fait sa partie : je ne comprends pas le néerlandais mais il y a une box pour le chatting, à droite de l’écran, et beaucoup d’entrées en anglais informent et discutent des activités de OccupyAmsterdan et de chaque ville à travers le monde.

Mais toutes les occupations du monde entier ont commencé à être évacuées par les polices locales, toujours avec la même justification. Congress Plaza, à Chicago, a été évacué le 16 octobre, à partir de 1h00 du matin, avec la mise en prison de 175 participants. La justification donnée ils violaient une loi municipale selon laquelle le parc ferme à 23h00. Zuccotti Park, où a commencé Occuppy Wall Street, a été évacué le 15 novembre, à partir de 1h00 du matin également, avec 200 personnes arrêtées. Le Département de Police de New York avait distribué un mandat du «propriétaire» du parc, le Brookfield Office Properties, et de la mairie, disant que le parc serait évacué car il était devenu «insalubre et sans sécurité». Le campement à Rome ne parvint même pas à être monté: le 15 janvier, un groupe essayant de s´installer sur la place Saint Pierre fut attaqué par la police anti-émeute avec l´appui de l´administration du Vatican. A Miami, après trois mois et demi d´occupation du parc voisin du Stephen P. Clark Government Center, le campement fut envahi par la police le 31 janvier, toujours à l´aube, ses participants étant « soumis à la prison pour invasion de propriété selon les termes du chapitre S10.09 de la Constitution de Floride»6. Le campement qui a le plus duré fut celui de Londres, en face de la Cathédrale St. Paul, pendant plus de quatre mois, jusqu´au petit matin du 28 février 2012. L´expulsion fut demandée par la City of London Corporation, une entreprise privée qui administre le centre de Londres. La cour allégua que «le mouvement interrompait le flux des piétons, facilitant des problèmes de santé publique et causant des perturbations pour les touristes visitant la cathédrale». Dix personnes furent arrêtées7.

Les campements Occupy et leur répression mettent en évidence la formulation de Michael Hardt sur la question de la propriété dans le capitalisme. On ne peut plus réellement parler de propriété privée et propriété publique, d´espace privé et d´espace public. Dans l´actualité, l´opposition entre propriété publique et propriété privée passe au second plan, une nouvelle opposition se construit, celle entre la propriété et le commun8.

A partir des groupes organisés, diverses manifestations particulières ont surgi dans les Occupy. En janvier, à Toronto, l´Occupy Budget a occupé pendant trois jours la place située devant le City Hall, durant la discussion sur le budget 2012, afin de protester contre les coupes budgétaires pour l’éducation, l’habitation, la santé. Le 31 janvier, OWS a lancé à New York le occupymonsanto à Folley Square, alors que se tenait une audience pour un recours collectif contre Monsanto. La manif soutenait des familles d’agriculteurs lors de la première phase d’une affaire judiciaire ayant pour but de protéger les agriculteurs contre toute ingérence génétique par des semences OGM de Monsanto,qui contaminent les cultures non-OGM des agriculteurs biologiques. C’était la première action contre Monsanto déposée par des agriculteurs refusant d’utiliser ces semences et pesticides. Le 12 février, OWS est allé à Washington pour une manifestation en parallèle du CPAC meeting, la Conservative Political Action Conference, un événement annuel organisé par la Young America’s Foundation, où se réunissaient, cette fois, tous les candidats républicains à l’élection de 2012 ainsi qu´une liste de gens tout aussi néfastes comme Ann Coulter, Sarah Palin, John Boehner, Herman Cain, Grover Norquist et Jim DeMint9. Et plus d’une centaine d’autres manifs qu’on peut suivre sur http://takethesquare.net/, http://www.occupytogether.org/, ou http://occupywallst.org/.

Des manifs avec des propos particuliers n´ont rien de nouveau en termes d’agencement politique. Ce qui différencie ces actions d’autres qu’on connait depuis longtemps, c’est qu’elles ne sont organisés par aucun parti, syndicat, ni aucune des institutions politiques reconnues. Elles réunissent des « singularités » qui composent la multitude, si nous utilisons les concepts de  Negri et Hardt10.

Une des spécificités du mouvement Occupy doit cependant être recherchée dans la forme d’organisation des campements. Et là, on doit retourner au dernier chapitre de Chaosmose, où Guattari pose cette question d’une façon absolument actuelle, on pourrait dire presque prophétique : « l convient certainement de recomposer des moyens de concertation et d’actions collectives adaptés à une situation historique qui a radicalement dévalué les anciennes idéologies, les pratiques sociales et les politiques traditionnelles. Remarquons, à cet égard, qu’il n’est nullement exclu que les nouveaux instruments informatiques contribuent au renouvellement de semblables moyens d’élaboration et d’intervention. Mais ce n’est pas eux, en tant que tels, qui déclencheront les étincelles créatrices, qui engendreront les noyaux de prise de conscience capables de déployer des perspectives constructives. A partir d’entreprises fragmentaires, d’initiatives quelquefois précaires, d’expérimentations tâtonnantes, des nouveaux agencements collectifs d’énonciation commencent à se chercher, d’autres façons de voir et de faire le monde, d’autres façons d’être et de mettre au jour des modalités d’être viendront à s’ouvrir et à s’irriguer, s’enrichir les unes le autres (…). Cette prise en compte de facteurs subjectifs de l’Histoire et le saut de liberté éthique qu’entraîne la promotion d’une véritable écologie du virtuel n’impliquent aucunement un repli sur soi (…) ou un renoncement à l’engagement politique. Elle requiert, au contraire, une refondation des praxis politiques»11.

1 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, Gallimard, 1978, p. 73-74.

2 Cf. José Gil, A Imagem Nua e as Pequenas Percepções, Relógio d’Água, Lisboa, 1996, p. 210-212

8 Michael Hardt in http://www.universidadenomade.org.br/userfiles/file/O%20Comum%20no%20Comunismo.pdf “O acesso e a partilha livres que caracterizam o uso do comum são exteriores e hostis às relações de propriedade. Ficamos tão estúpidos que só podemos conceber o mundo ou como privado ou como público. Tornamo-nos cegos ao comum.” Aussi dans The Guardian “Reclaim the common in communism” guardian.co.uk, Thursday 3 February 2011. “L’accès libre et le partage qui caractérisent l’usage du commun sont en dehors des relations de propriété et en hostilité avec elles. Nous sommes devenus tellement stupides que nous ne pouvons plus reconnaître le monde que comme public ou privé. Nous sommes devenus aveugles au commun. ».

9 Human Events and Young America’s Foundation, financeurs du CPAC ont été des leaders nationaux du camp conservateur depuis 1944, et leurs reporters et contributeurs ont été parmi les voix conservatrices les plus influentes et les plus puissantes au niveau national. La Young America’s Foundation a pour mission d’assurer qu’un nombre croissant de jeunes américains comprennent et épousent les idées de liberté individuelle, de défense nationale forte, de liberté d’entreprise et les valeurs traditionnelles. Dans http://cpac2012.conservative.org/

10 Antonio Negri, Michael Hardt, Commonwealth. Harvard U Press, Cambridge, 2009.

11 Félix Guattari, Chaosmose, Galilée, 1992, p. 166-167.