Devenir planétaire: mutation et métamorphose

Quand la routine quotidienne des processus sociaux est interrompue avec une certaine force – soit par une calamité comme un accident ou un désastre, or un large soulèvement de masse faisant craindre une sévère répression – nous sommes remplis d’émotions multiples, d’énergie et de signes de tristesse, exaspération, d’anxiété, de peur, d’amour et de joie. Tandis qu’un extraordinaire état des affaires se déroule sous nos yeux, un nouveau sentiment apparait là parmi nous, un étrange et profond état de calme. Ce moment de pause est un réveil ou une révélation (apocalypse) à propos de ce qui constitue notre vie quotidienne, depuis la manifestation nue du pouvoir, et des services qui composent les lignes de vie (comme l’électricité, l’information, les transports, l’eau et l’assainissement), les activités commerciales, les institutions sociales, jusqu’à l’environnement.

Dans cette expérience des degrés variés d’irréversibilité sont impliqués, qui provoquent différentes espèces de mutation dans notre existence. Il existe un large spectre de déplacements radicaux, perceptibles, sensibles et affectifs. Tout compte fait, l’évènement catastrophique pourrait nous conduire aussi bien à une activation de différentes socialités (comme dans un « paradis bâti en enfer » [1]) ou à la persistance d’un dommage irréparable (la contamination de deux tiers de la population comme au Japon après Fukushima). En réalité, l’évènement comporte les deux orientations en même temps. Et c’est là que vient à l’existence notre engagement.

Histoire,’ ‘Monde’ et ‘Révolution’

L’histoire se répète. Aucun évènement ne disparaît sans laisser de traces. Tout ce dont nous avons l’expérience resurgit dans un nouveau contexte sous une forme différente ; tout demeure en attendant le bon moment pour se déplier et réappparaitre comme une permutation. Le temps et l’espace forment une complexité multidimensionnelle dépliée et étagée dans l’anamnèse, ou plus précisément stratifiée. Il n’est plus possible pour nous de désigner une seule orientation de ce monde. A la place, ce qui est certain c’est que l’interconnectivité des évènements à la fois s’étend et se densifie sur cette planète en temps réel. La situation est constamment internalisée dans nos corps, nos esprits, nos relations et non environnements – à travers des « territoires existentiels ». Commençons par décrire nos situations présentes dans quatre domaines:

(1) La métropole procure à ce stade une terrain ambigu en concernant la circulation : d’un côté, en tant que transconsistance qui crée des connections transversales entre les gens, provoquant des flux nomadiques qui refusent de participer intégralement à la circulation du capital. Ceci produit de la dispersion, de l’exode, de l’immigration, des réfugiés, et de nouvelles alliances, de nouveaux agencements topologiques. De l’autre, en étant territorialisé par l’état comme « intraconsistance » [3] la métropole devient une usine de redéveloppement mécanique qui synchronise de plus en plus la destruction compulsive de l’environnement vivant : elle internalise également les camps de concentration pour les nomades dans sa propre structure.

(2) La détérioration politique, sociale, économique et environnementale couvre le monde, bien que concentrée localement et de manière imprévisible. Les luttes pour des formes de vie différente émergent sur toute la planète dans des moments singuliers, et renvoient leur lumière plus que jamais depuis le voisinage, le pays, la région comme des connections transversales passant outre les frontières territoriales, et densifiant la matérialisation d’une topologie inconnue du devenir planétaire.

(3) Univers de perception: La formation de la sensibilité, des affects et des connaissances intervient dans des échanges mutuels sur la planète. Tandis que les innovations scientifiques et techniques impliquent de manière inexorable des mutations attendues et inattendues de tous les territoires de nos activités vivantes, elles fonctionnent selon deux topologies : les flux de capital et le devenir planétaire.

(4) Immanence de la matière non-organique : nos activités vivantes participent de la vie non organique. Ceci est le champ de bataille, sur lequel nos expériences individuelles, nos relations sociales, le développement urbain et technique, la politique mondiale et les conditions planétaires coexistent comme singularités indépendantes d’un point de vue humain. C’est là que nos mutations s’insinuent par des évènements irréversibles et des possibilités de métamorphoses.

Face aux situations présentes, il est crucial de « transordonner » les concepts fondateurs, spécialement ceux qui indiquent le cours des choses, la totalité et l’aspiration : « histoire », « monde » et « révolution » [4] Le concept n’est pas seulement une abstraction ou un symbole (c’est à dire un théâtre) ; il est aussi la formation matérielle du quotidian. A partir de la production, de la reproduction et du recyclage des territoires existentiels (c’est à dire de l’usine) jusqu’à la démarcation des différences, les vecteurs de conceptualisation opèrent transversalement dans les quatre domaines décrits ci-dessus. Engageons-nous dans les radicales décompositions internes et externes de la « discursivité mémorisée. »

Histoire

Les lois qui réglaient traditionnellement l’histoire comme « destinée », « causalité » et « nécessité », de manière dominante depuis les temps anciens et médiévaux jusqu’aux temps modernes sont en train d’exploser lentement de façon croissante dans le déracinement du présent  la fois dense et en expansion. Alors quoi ?

Nous ne pouvons pas abandonner notre élan pour penser et créer des évènements singuliers, mais nous ne pouvons pas éviter non plus la manière dont ils s’interconnectent dans le processus de devenirs complexes. La manière dont les évènements sont englobés dans des processus n’est jamais basée sur une harmonie prédéterminée ou sur une téléologie prédestinée. D’un point de vue microscopique, ce qui est dit là n’est rien de plus que la « différence en elle-même et la répétition pour elle-même.” [5]

Marx a dit : l’histoire se répète  « d’abord comme une tragédie, ensuite comme une farce. » [6] “La tragédie” indique ici le moment de la métamorphose, c’est à dire un moment vraiment singulier, alors que la répétition est la situation dans laquelle la répétition ne conduit pas à une pleine métamorphose mais incorpore une involution. Pour Deleuze cet ordre temporel n’est pas donné, car la farce est une condition inévitable de répétitions que les acteurs rencontrent du moment que « l’acte est trop gros pour eux ». Il a inversé l’ordre et mis la farce en premier, la tragédie en second. Deleuze introduit ici une nouvelle dimension «  Ces deux moments ne sont pas indépendants, ils existent seulement pour un troisième moment derrière la farce et la tragédie : la production de quelque chose  de nouveau entraine une répétition dramatique qui exclut même le héros » [7]. C’est l’évènement prend place sans aucune représentation ou image, mais comme une création masse corporelle.

Quarante six ans après 1968 le but des luttes s’agit plutôt d’approfondir et d’étendre les processus révolutionnaires, de développer les pratiques de vie anticapitalistes, la mise en commun, dans des territoires variés. Les luttes ne sont pas tragiques  dans le sens que l’évènement n’est plus concentré dans un moment et dans un lieu, mené par un parti ou un héros, mais devient  une série d’irréversibilités ( c’est à dire de différences) et de réverbérations (c’est à dire de repetitions). Ce que nous observons aujourd’hui c’est que les insurrections de masse, dont les conséquences sont souvent inconnues et difficiles, sont pourtant en cours à travers la planète, comme « l’effet d’Eros »[8].  Ceci est notre condition dans le monde actuel, où il n’y a pas de séparation entre la tragédie et la farce.

Le Monde

La division entre le monde et la terre est en train de disparaître. « L’anthropocène » est une reconnaissance tardive de ce nouveau cours des évènements. [9]

Le Marxisme s’est attaqué principalement au monde, tout en faisant glisser la subjectivité de l’Esprit au Prolétariat. La dynamique sous-jacente à ce processus était son négatif – le développement et l’expansion d’une économie capitaliste marchande, qui traite le terrain ontologique du monde, à savoir la terre, comme un assemblage des ressources pour la marchandisation. Cependant la vue étonnamment nuancée de Marx sur la Nature vaut la peine d’être notée: il rejetait l’opposition nature/culture en considérant que la nature était le « corps inorganique » des humains, c’est à dire un Corps devant être profondément transformé par le travail, en interaction avec lequel les hommes produisent la société et l’histoire [10].

L’anarchisme, tel qu’il a été pensé par les géographes planétaires Piotr Kropotkine et Elisée Reclus, était une théorie de la révolution modelée sur l’évolution naturelle vers l’achèvement d’une conscience du monde et de la terre en voie d’unification. Cependant l’objectif de l’unification du monde et de la terre a été réalisé par l’interconnectivité comme condition globale imposée par la circulation du capital. Cet idéal écologique des premiers anarchistes a été surpassé, ou ironiquement matérialisé et a joué un rôle critique dans la transformation de l’environnement. Parallèlement, l’anarchisme s’est investi dans un empirisme radical qui nourrit les principes horizontaux des actuels lieux de luttes. L’intérêt de l’anarchisme est qu’il aborde la Révolution du point de vue de l’hétérogénéité des luttes, de manière transversale entre la macro et la micropolitique, en mettant en oeuvre « la différence en elle-même ».

Révolution

Aujourd’hui la Révolution est permanente et doivent plutôt être considéré comme établissant des connections transversales entre de nombreuses insurrections locales différentes et leurs réverbérations planétaires vers la métamorphose. Ceci appelle à considérer le devenir révolutionnaire comme une propagation de cellules qui produisent une mutation et/ou des métamorphoses qui interpénètrent tous les territoires vivants. Cependant il y a certaines révoltes qui font subir une mutation aux conditions, sans générer de métamorphoses.

Quand l’insurrection survient au coeur des Etats-nations-capitalistes – dans les métropoles- il y a un modèle répétitif et commun dans les évènements révolutionnaires : après que le soulèvement ait créé une rupture et interrompu les opérations du pouvoir pour maintenir la continuité des processus sociaux, la séquence qui suit c’est : un gouvernement intérimaire, une élection et une réaction, incluant éventuellement coup d’état et dictature [11]. Aujourd’hui les interventions d’acteurs plus forts imposent leurs intérêts acquis dans le pays ou la région, ce qui finit de pervertir complètement les conséquences des soulèvements de masse.

Indépendamment du succès ou de l’échec des soulèvements, les devenirs révolutionnaires continuent – ces expériences d’insurrection transforment les machines de mémoire des gens,  quelquefois elles marchent, et quelques fois elles attendent le prochain cycle pour se déployer au bon moment. Les graines des devenirs entrent dans l’expérience historique et ces expériences  sont conceptualisées à travers leurs inégalités et leurs densités. Aussi  la place d’une définition fixe de la révolution, le devenir révolutionnaire implique une capacité asymétrique à partager. Le concept de révolution implose sous le terrain de l’inconnu, un état ontologique qui questionne la pratique de fait.

Concepts transitionnels: Asymétrie, irréversibilité, et interstitialité

La révolution comme ensemble de métamorphoses est un processus continuel – et est déjà là comme extension de la mutation. La pratique, qui « est différence en soi, répétition pour soi », incorpore l’asymétrie (flux), l’interstitialité (espace), et l’irréversibilité (mémoire) comme fantasmes transitionnels, qui appartiennent tous par leurs connexions transversales  aux devenirs révolutionnaires. Ces pas tactiques consistent à affirmer la négation, que ces termes retiennent dans les flux du capital, tout en empêchant la synthèse comme subsomption.

La base de l’asymétrie consiste maintenant en une lutte constante entre les flux de capital et les activités des territoires de vie. Dans le devenir révolutionnaire, cette logique d’asymétrie est doublement renversée. Dans son affirmation elle existe comme forme d’activité qui emploie tous les territoires d’expérience vécue comme un réceptacle qui peut décomposer la violence, contrôler et capturer ce qui inévitablement se matérialise dans cette négociation. L’éternel retour de l’asymétrie existentielle est généré à travers de multiples connexions transversales entre les sites de mutations.

Les expériences d’irreversibilité déclenchent le déplacement de la mutation vers la métamorphose [12].  Des changements sont produits de manière continue. Les mutations, bien qu’irréversibles, peuvent ne pas produire de changements discernables. Les mutations sont observées dans les flux du capital à divers degrés et dans différentes formes. C’est une force incarnée dans la production technologique du monde. Les métamorphoses produisent une transformation fondamentale dans les processus neurobiologique, semi-linguistiques, biopolitiques, mentaux-sociaux, techno-culturels. Les métamorphoses sont une force irréversible de désir  et ne requièrent pas d’adaptabilité, mais la révolution permanente comme hétérogénèse devenirs planétaires.

Dans les processus de « morphing » (donner forme), des fissures sont constamment élargies et créées. L’interstitialité est la création de connexions transversales au milieu des territoires existentiels. Le concept d’interstitialité inclut toutes les dimensions de nos activités vitales : corps, esprit, travail et relations sociales, et n’est pas limité à des territoires géographiques. Notre situation est interstitielle en ce qu’elle révèle le chemin à suivre. Bien que les désastres et les crises dont nous faison l’expérience soient sévères et tragiques, l’affirmation de ces expériences sont les seules tactiques et stratégies possibles.

NOTES:

[1] Rebecca Solnit, A Paradise Built in Hell, Penguin Books, 2009.

[2] Félix Guattari, Cartographies schizoanalytiques, Paris: Éditions Galilée, 1989.

[3] Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris; Les Éditions de Minuit, 1980, p-539.

[4] Félix Guattari, Cartographies schizoanalytiques, p-109.

[5] Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris: Presses Universitaires de France, 1968.

[6] Karl Marx, The Eighteenth Brumaire of Louis Bonaparte, translated by Saul K. Padover from the German edition of 1869, http://www.marxists.org/archive/marx/index.htm Marx/Engels Internet Archive (marxists.org) 1995, 1999, Chapter 1.

[7] Gilles Deleuze, Différence et répétition, p-123.

[8] George Katsuaficus, “The Eros Effect,” http://www.eroseffect.com/articles/eroseffectpaper.PDF http://www.eroseffect.com

[9] http://www.anthropocene.info/en/home

[10] Karl Marx, “Economic and Philosophical Manuscript,”  translated by Rodney Livingstone and Gregor Benton, included in Karl Marx: Early Writings, New York: Vintage Books, 1975, p-328.

[11] Eric Hazan & Kamo, Premières mesures révolutionnaires, Paris: La fabrique éditions, 2013, p-33.

[12] Eric Hazan & Kamo, ibid., see the chapter of “Créer l’irréversible.”