La schizoanalyse : une cartographie à n dimensions sur un plan de consistance

Je reprends avec cette communication un travail mené avec Félix Guattari dans les années 1965-1975, abandonné face aux urgences du travail salarié et de la maternité, refoulé par la crise politique et intellectuelle de ce qu’il a appelé « les années d’hiver », et qui va de 1980 à sa mort en 1992, enterré ensuite par le poids du quotidien.

Il s’agit d’un travail non qualifié puisant librement dans différentes disciplines scientifiques, mais aussi dans les rêves et les réunions. Ce travail creuse des écarts avec l’ordonné du travail commandé, auquel il apporte une distance qui aide parfois à intervenir et surmonter certains blocages. Ce travail aide à ne pas adhérer aux catégories préformées. Paradoxalement il peut être fonctionnel dans une bureaucratie, à condition de rester dans un temps limité, de fournir une respiration, mais de respecter les orientations dominantes.

Ce travail transversal est le travail du temps libre, qui tout à la fois entoure le temps ordonné et le pénètre. Ce temps est égrené dans les séances d’analyse. Il l’est également dans les rites religieux sous la domination de figures transcendantes. Il l’est aussi dans la musique, canalisé dans la ritournelle.

Le travail de l’analyse c’est d’abord d’instituer ce battement du temps, de le poser par son milieu, de l’ouvrir vers un devenir, de créer une différence, même minime, d’avec la répétition de l’existant. La lutte syndicale et politique a une forte tendance à voir dans l’histoire la répétition d’une histoire antérieure, sans prendre en compte les changements technologiques, économiques et sociaux du contexte, qui donnent aux évènements ainsi interprétés une valeur différente. De même l’analyse, de plus en plus agie par les analysants eux-mêmes, a une forte tendance à chercher dans le passé l’explication du présent. Dans l’un comme dans l’autre cas, la construction de l’avenir et les décisions immédiates sont embuées par cette surcharge de significations.

La grande force de Félix Guattari pour tous ceux qui l’ont connu c’est d’avoir souvent été capable de proposer un déplacement, une différence, qui permettait de remanier la situation en l’ouvrant à un devenir. En même temps nous avions tendance à projeter sur ces situations nos désirs de maîtrise, et à faire inconsciemment nôtre l’adage de base des ordres militaires : obéir pour commander, au lieu de tresser calmement le nattage de petites lignes de fuite auquel la schizo-analyse appelait ; un nattage sans distribution de degrés de prestance, sans rémunération hiérarchique.

La schizo-analyse appparaît en conclusion de l’AntiOedipe en 1972 comme une perspective de masse pour les désaffiliés, les déterritorialisés, et autres marginaux du système, que leur mal-être devrait conduire à des démarches de soutien psychothérapeutique.

Félix a été à l’époque assailli de demandes de consultations. Beaucoup plus qu’il n’en pouvait traiter dans son temps de travail. Il a proposé alors au CERFI de mettre en place des formes d’accueil de cette demande, de créer des groupes de schizoanalyse. La plupart des copains ont décliné l’invitation ; je me suis portée volontaire avec deux autres amis.

Notre expérience de la schizoanalyse était alors tout à fait rudimentaire. Il fallait établir des connexions entre les lignes de vie apportées par les uns et les autres, en utilisant les signifiants d’un commun développable, et laisser dans l’ombre les items qui ne nous « branchaient » pas, même s’ils étaient encore plus communs, comme couple, divorce, etc. C’était quasiment prendre le contre-pied de l’analyse ordinaire, et c’est ce à quoi nous incitaient les demandeurs, pour qui il s’agissait, en passant à la schizoanalyse, de faire un pied de nez à leur ancien analyste. Le hasard des premières demandes dégagea un groupe « arménie » et un groupe couture qui avaient d’ailleurs une personne sécante. Et ces deux groupes furent tous deux fort productifs.

Mais les trois larrons qui construisaient ces groupes furent pris de l’angoisse de quelqu’un qui se retrouve aux commandes d’un airbus sans avoir fait d’école de pilote. Nous fîmes s’écraser au sol notre airbus schizoanalytique en refusant de continuer à recevoir de nouvelles demandes, en cassant le flux et la possibilité d’établir de nouvelles connexions.

Je retirai de cette expérience le sentiment que le, ou les, dispositifs concret de la schizoanalyse n’étaient pas du tout au point, mais que cela ne condamnait pas du tout le projet d’en produire, au contraire. Il a bien fallu quatre siècles après les dessins de Léonard de Vinci pour que des avions volent.

Félix m’a passé le manuscrit de Cartographies schizoanalytiques au moment où il le donnait à l’imprimeur, soit un mois avant sa parution.

J’ai trouvé la chose formidable par la prétention de mobiliser un univers à quatre dimensions au moins, tout en le représentant dans un plan unique, un casse-tête mathématique et constructif passionnant à penser. Mais l’écriture m’en semblait trop rébarbative pour que cela donne à penser à tout un chacun, et je proposai de le traduire en français. Accueil enthousiaste de la proposition, que je retirai, dès que je vis le livre paru.

Que l’inconscient ait cette multiplicité multi-dimensionnelle, ces tensions contradictoires, cette polyvocité et ce polymorphisme, me semble essentiel. Il faut reprendre ce travail, le déplier, l’étendre, l’expérimenter, d’autant qu’il se présente comme une synthèse des possibles que font entrevoir les horizons des différents champs de recherche scientifique. La cartographie schizoanalytique permet de travailler la relation entre inconscient individuel, inconscient du groupe, et inconscient du monde. Elle court le risque d’être saisie avec une dimension totalisante et de maîtrise, comme si elle existait d’avance et qu’il suffisait de la retrouver. Elle est à travailler, à produire au fur et à mesure, comme une cartographie mineure, qui ne se révèle que par bribe, et qui ne peut en aucun cas servir de vade-mecum pour tous. La cartographie schizoanalytique s’élabore au jour le jour, dans l’appréciation des possibilités de la variation subjective in situ, et dans la décision du meilleur chemin à l’instant.

La schizoanalyse se veut boîte à outils pour tout un chacun. Elle offre à quiconque, à l’homme et la femme sans qualités, la capacité de se faire schizonalyste de la situation dans laquelle il se trouve, pour être capable de voir et de commencer prudemment à expérimenter les voies de transformation possible.

En cela elle ressemble à une cartographie, où le discours porte à la fois sur la manière dont on fabrique la carte, sur les différentes coordonnées utilisées. Elle est donc très sophistiquée et technique dans l’élaboration de ses principes, dans la définition de ses dimensions, et en même temps cette carte s’offre à l’utilisation de chacun, en lui proposant une analyse de ses possibilités de déplacements au sein de son univers d’affects et de la matérialité de sa vie.

Ce qu’il y a de particulier dans le système c’est la tendance à augmenter plutôt la complexité par l’appel à de nouveaux flux en cas de blocage, au lieu de suivre la tendance à la réduction, à la simplification du problème qui est celle de la psychosociologie et de la psychanalyse. Cette tendance excédante rapproche l’intervention schizoanalytique de la création artistique, de la capacité à créer une multitude d’objets à partir d’une posture de fond incarnée dans l’utilisation d’un grand nombre possible de médiations.

La schizoanalyse s’adresse à tout un chacun, cherche à faire du patient de la psychanalyse un actant, un analysant comme disait Jacques Lacan. Elle utilise un vocabulaire emprunté à plusieurs autres sciences physiques et sociales, et fait du vocabulaire de ces sciences, de la pointe avancée de la recherche, un moteur de la pensée pour tous. Le risque est évidemment de convoquer des mots ayant des significations différentes selon les domaines, et de créer une certaine confusion. La constitution d’un vocabulaire spécifique à ce travail de transversalité rend relativement difficile la compréhension du texte qui agence des mots pourtant courants. Cela fait obstacle à l’appropriation de la schizoanalyse qui apparaît alors comme une construction de pensée singulière, de type artistique.

Il faut voir les Cartographies schizoanalytiques comme la constitution progressive d’un protocole d’expérimentation qui explique sur quels registres opérer des modifications pour en observer dans d’autres domaines. L’observation porte surtout sur le domaine des territoires existentiels, celui du vécu dont la souffrance fait demander l’intervention de l’analyste, mais qui au niveau du groupe est également celui de l’organisation politique, ou de l’organisation professionnelle, ou de l’entreprise, ou de la famille. La demande est aussi opérationnelle : comment opérer des transformations, comment trouver sur quels flux agir ? Ce que montre l’analyse c’est qu’il ne s’agit pas d’opérer sur les flux, qui sont donnés, qui sont matériels, mais sur les univers de référence qui informent la manière dont les territoire existentiels se saisissent de ces flux, univers de référence incorporels qui sont eux-mêmes informés par les phylums machiniques qui transforment les flux matériels. C’est cette régression dans les transformations que la schizoanalyse permet d’opérer pour revenir vers les territoires existentiels chargée d’un nouveau rapport avec les flux matériels, chargée d’une nouvelle capacité d’action 

Les cartographies schizoanalytiques obéissent au mot d’ordre donné par Deleuze : Expérimentez n’interprétez pas. Cela suppose une conception matérielle du changement, (comme quand Félix raconte qu’Oury lui a dit de se tourner de l’autre côté pour s’endormir s’il ne voulait pas être angoissé en s’endormant). Le changement n’est pas le fruit d’une action consciente et volontaire, sûre de ses effets, d’une action rationnelle. Des microactions actions sont nécessaires pour l’expérimenter, pour voir si effets et affects vont évoluer dans le bon sens. Rien n’est d’ailleurs jamais acquis tant les opérations sont complexes, les influences multiples. La situation n’est pas sous contrôle puisqu’on refuse l’unité du paramètre, à laquelle s’était résolu Freud, la pratique d’une sexualité normale.

La cartographie schizoanalytique est une exploration à la fois individuelle et collective des devenirs sociaux, l’analyste et l’analysant faisant chacun à leur manière entre l’individuel et le collectif, se rejoignant ou non sur ce pont. De ce point de vue la cartographie est un embryon de littérature mineure, un matériau pour une telle littérature. (cf. Anne Sauvagnargues Deleuze et l’art, page 18). Cette pratique des cartographies serait possible et utile dans une infinité de situations individuelles et collectives, encore faut-il qu’elle ait le temps et l’espace pour ce faire, une vacuole dans le quotidien, creusée pour mieux l’embrasser. Le travail de l’inconscient nécessite une machine d’enregistrement et d’action qui résout la tension entre observation et action. Il nécessite une machine graphique, écrivant ou dessinant, traçant, même si c’est pour accompagner un mode d’expression image, tel que le cinéma. La distinction entre l’enregistrement graphique et l’expression, le creusement d’un écart entre l’interaction avec le public et l’analyse de la relation tant avec le phylum machinique qu’avec les univers incorporels, sont importants à établir. Dans le cas de Kafka qui multipliait les machines d’écriture c’est un autre, Brod, qui s’est chargé du rapport avec le public.

Les cartographies schizoanalytiques viennent en plus des autres cartographies élaborées par les différentes sciences, pour essayer de dégager un espace multidimensionnel de variation continue au bord de l’existant, un espace de recherche et de pensée, qui soit mu par le désir, dans son indétermination a priori, sa singularité pour chacun (individuel ou collectif). Cet espace de pensée n’est pas gouverné par la poursuite à l’infini d’une même discipline, modalité qui a existé depuis l’époque des Lumières avec la notion de progrès, et la mise en œuvre concrète de la découverte de l’infini cosmique, mais qui mise en œuvre dans les affaires humaines a abouti aux angoisses totalitaires et à leurs cortèges de morts et de souffrances. C’est à une nouvelle pratique de l’infini, comme infiniment petit et respectueux de l’altérité qu’il s’agit de travailler, dans la connexion, dans l’expérimentation de l’infini des directions possibles et le choix de celle qui va assurer la meilleure synthèse disjonctive entre un avant discernalisable et un après qui repose sur un pari éthique. Cette question du choix, la question pragmatique, est la plus difficile dans tout ce travail, car la plus en étroite relation avec la biopolitique, et les pièges du biopouvoir, qui a lui aussi des vues sur cette trajectoire, dans l’observation de ses statistiques, des chemins moyens avec lesquels les banques, les compagnies d’assurances et les DRH font leurs calculs, et règlent les flux d’argent. Or les flux d’argent sont aussi partie prenante du projet révolutionnaire. Mais celui-ci ne sera plus cherché dans l’expansion et au bout du fusil. On passe au travail du synapse, à la nano échelle, et on quitte le travail de force molaire, avec ses grandes réunions d’hommes proches des réalisations du despotisme asiatique.

Une cartographie analytique c’est une cartographie de recherche indisciplinaire, transversale aux disciplines et aux univers de références non pas en général, mais que chacun ou chaque groupe traverse concrètement. Elles sont le produit de la manière dont les flux matériels sont travaillés par des phylums machiniques qui produisent ce faisant les univers incorporels, ces références qui fabriquent des coupures sur les territoires existentiels et les invitent quotidiennement à se remanier par des affects qui informent chacun. Le travail schizoanalytique s’apparente au travail des sciences sociales, mais un travail qui serait l’affaire de tous, dans lequel les spécialistes n’apporteraient qu’une expertise discutable, selon les schémas élaborés dans le livre de Lascoumes, Barthe, Callon sur la démocratie technique.

Il y a des cartographies majeures dans lesquelles puise la cartographie schizoanalytique, et qui lui servent en quelque sorte de fond de plan. La cartographie schizoanalytique organise sa propre lecture de certains des évènements enregistrés par les cartographies majeures. Une bonne connaissance de la géographie et de l’histoire est indispensable au travail de soutien schizoanalytique des individus ou des groupes, exigence qui peut rebuter et faire préférer les voies d’interprétation traditionnelles. Le risque est en effet grand que l’analysant développe une plus grande connaissance de certains aspects qui le concerne particulièrement, et que l’analyste soit mis un temps en situation d’apprenti. Ce n’est pas un inconvénient, même dans la pratique lacanienne.

Pour ce qui nous concerne la cartographie ouvrière, communiste, ou aujourd’hui du PT au Brésil, ou des différents mouvements révolutionnaires dans le monde, sont des références fondamentales. Mais pas cette cartographie dans son déroulement officiel ou même critique patenté ; la cartographie de référence propose des évènements références, des poteaux indicateurs qui pourraient faire signal de bifurcation. Pour chaque analysant le signal est en fait spécifique, mais dans la proximité en général du signal transmis par l’histoire officielle. Pour l’ensemble de ceux qui se réfèrent à la même cartographie majeure, l’interprétation de l’événement n’est pas la même, elle suit les lignes de bifurcation, qui sont devenues des lignes d’expérimentation. Le discours et la pratique dominants ont fait vivre cette bifurcation dans une souffrance qui a pris des traits particuliers pour chacun ; cette spécificité empêche de reconnaître l’inhibition commune à tous.

Le travail de la schizoanalyse c’est de restituer à l’événement sa valeur d’événement ( cf Deleuze et Zourabivchili), c’est à dire de cristal à multiples facettes, entre lesquelles il faut choisir, on a choisi. La recherche se développe maintenant en avant, sans nostalgie, dans la connaissance de ce qui a été acté, du sens tracé.

La sexualité occupe peu de place dans l’énoncé des cartographies schizoanalytiques, alors qu’elle est centrale dans la topique freudienne.

Dans le champ de possibles ouvert dans ce domaine, la reproduction biologique n’occupe plus la place centrale d’un impératif à réaliser coûte que coûte, et il s’agit plutôt d’inventer de nouvelles cartographies en retournant les stigmates produits par le discours dominant. C’est le sens du numéro de la revue Recherches « Trois milliards de pervers ». La constitution d’un agencement collectif d’énonciation capable de balayer le champ des énoncés sur l’homosexualité, appareil judiciaire, ennemis compris. Mais en même temps ce numéro qui accompagne l’érection d’un sujet révolutionnaire du côté de l’homosexualité masculine, ne constitue pas une cartographie schizoanalytique au sens propre car il en reste au retournement du stigmate, au détournement, sans arriver à dresser une carte du Tendre, ou des affaires possibles, qui aurait son autonomie. Malgré le beau coup c’est un coup d’épée dans l’eau, une expression orgastique après laquelle tout le monde s’est retiré de son côté car ce n’était pas l’expression d’un travail en devenir, mais le produit d’un agencement temporaire de circonstance, tiré par ce territoire existentiel qu’était la revue, et toutes les coordonnées, les contraintes du numéro à faire, mais sans capacité rétroactive sur l’ensemble des composantes de désir mises en jeu. Tant pour le groupe de rédaction, que pour la revue, cela a constitué un climax, générateur de nostalgie, mais pas un passage vers une nouvelle manière d’explorer le monde comme cela le prétendait. Le message mis par Félix dans l’introduction, qui faisait de ce numéro une nouvelle manière de faire des sciences sociales, une schizoanalyse, nous apparaissait comme une couverture plus que comme un projet réel. Et là encore, comme en 68, c’est l’Etat qui a pris notre travail révolutionnaire plus au sérieux que nous en nous coupant les vivres, en décrétant dans les faits, et dans l’argent d’abord, qu’on ne pouvait pas faire de la recherche en sciences sociales de cette façon.

L’expérience du numéro de Recherches « Trois milliards de pervers » est importante à retravailler dans une perspective schizoanalytique car elle est emblématique. Le mot schizoanalyse est déjà apparu en public au moment où le numéro se rédige, en conclusion de l’Anti-oedipe qui a été un des livres de chevet de Guy Hocquenghem, pendant qu’il écrivait Le désir homosexuel. Mais ce livre, comme son coming out dans le Nouvel Observateur, le propulse comme représentant des homosexuels en France, « petit chef » dans notre vocabulaire de l’époque, dans une position qui risque de devenir une cage dorée, l’instrument de reproduction d’une sexualité codée, et aussi mensongère sur ses spécificités, que le silence sur son orientation sexuelle auparavant. La rédaction du numéro de la revue a bien la fonction schizoanalytique d’ouvrir un espace de recherche en commun, avec qui veut en faire partie. Mais les apports des uns et des autres sont juxtaposés, même si l’anonymat (les articles ne sont pas signés) ouvre des possibilités de confusion intempestives (qui seront supprimées de la version expurgée après le procès). La confusion des genres et le partage indistinct des espaces de travail dans un rejet plus ou moins élaboré des anciennes disciplines est alors à l’ordre du jour, et soutient le travail de sape des mots d’ordre de la domination. L’habileté littéraire, acquise par la formation initiale, anime le travail et hiérarchise ceux qui y participent suffisamment pour la conduite à bonne fin de la publication. Les connexions désirantes se font plutôt dans la vie quotidienne qui entoure le travail d’écriture, qui permet le passage des manuscrits des sous-groupes périphériques au groupe central et à l’impression.

A ce moment là on ne sait ouvrir un espace de recherche schizoanalytique dans un groupe de travail du CERFI qu’en ouvrant la possibilité de participer à qui veut (hétérogénéité), en appariant les problèmes entre semblables (homéostasie) et en offrant une ligne de fuite productive par la publication dans la revue. Cette machine désirante minimaliste est animée à deux niveaux : celui du travail concret, assuré par une personne du CERFI, celui de l’hétérogénéité et de la problématisation d’ensemble tenu par Félix (assemblée générale du mardi et rendez-vous individuels chez lui). Chaque machine mise en place pour un contrat de recherche ou un numéro de la revue tient, malgré des soubresauts violents, mais s’épuise avec son objet. Cela semble normal au vu de la constitution de la machine collective ; mais c’est contreperformant dans le projet d’une schizoanalyse à la dimension des sciences sociales.

La machine globale CERFI, construite avec ce projet, a tenu d’ailleurs plus longtemps. Elle assemblait d’autres éléments cartographiques antérieurs forgés dans les luttes anti-impérialistes dont la pertinence demeure encore aujourd’hui. A côté des machines marxistes-communistes et sexuelles-freudiennes, la machine foucaldienne avait désigné des approches antagoniques plus directement vécues : enfermement, racisme, stigmatisation. Quant à la machine social-démocrate on perçoit sa faille principale dans la contradiction entre une volonté de représentation massive et une proposition d’émancipation individuelle par l’excellence et la capture de la représentation. A terme l’effondrement central est certain, comme la reprise de la thématique de l’excellence dans l’organisation du pouvoir néolibéral. De nouvelles relations au savoir sous forme collective et partageable sont à organiser pour faire échec à la partition du monde, permettre la circulation des désirs, et la schizoanalyse semble pleine de cette promesse. On va lever les systèmes de représentation, oppressifs par nature, en facilitant les connexions de toute sorte, les liens entre petits groupes, les rhizomes les plus vastes et les plus inconnus. Mais c’est un peu comme prendre la mer sans aucun instrument de navigation. A la première tempête, au premier vent contraire c’est le naufrage et la dépression. La schizoanalyse ne peut en rester à une simple destruction des coordonnées représentatives existantes, aussi habile soit-elle. Elle doit constituer ses propres instruments de traçage, et de délimitation des possibles.

La schizoanalyse doit opérer alors de manière plus modeste, ne plus chercher à s’attirer les foudres du pouvoir qu’elle parasite. Il faut s’appuyer sur les contours des autres cartographies et les rendre actifs par la marge, sur la surface même de la carte, sur des segments, et non, comme on l’a proposé par le passé, au niveau d’un changement des axes de coordonnées principales. L’opération à la marge, par le dehors, se fait dans toutes les directions que la planitude de la carte ignore, mais s’inscrit sur elle, sur le plan de consistance de la cartographie. Le point à partir duquel on fait l’analyse est complètement contingent, c’est dans ce point qu’on transporte notre méthodologie. Il s’agit d’une méthodologie de résistance mentale à la globalisation, à l’unification du monde et des savoirs, à la prétention de la science occidentale et du pouvoir impérial à savoir ce qu’il en est de l’être, et à faire du capitalisme un projet d’absorption de l’être par le réel.

Il y a en chaque point de la surface de la terre, de la cartographie une infinité de solutions possibles, et nous ne connaissons que celles que nous sommes, celles que nous faisons, celles que nous agissons, ignorant des multiplicités que la science, que la pensée machine, nous fait entrevoir. Les cartographies actuelles sont établies comme des règnes fermés, des arbres généalogiques tronqués qui expliquent le présent mais n’aident pas à construire l’avenir comme différent du présent, comme autre chose qu’une représentation à l’état pur. La cartographie schizoanalytique va permettre d’établir des quantas de différenciation possible à partir d’un niveau de répétition embarqué important mais sans prétention à l’exclusivité, au contraire. Il s’agit de « construire des agencements d’énonciation capables de forger de nouvelles coordonnées de lecture et de mettre en existence des représentations et des propositions inédites », de déplacer quelque chose dans les univers de référence en introduisant des connexions avec d’autres univers de référence et en accompagnant le frayage de nouvelles modalités d’élaboration. La psychanalyse freudienne est un cas particulier de schizoanalyse mais au fur et à mesure de sa constitution en disciplinaire universitaire et pratique elle a de plus en plus apporté des réponses toutes faites à ces recherches de nouveaux frayages, en les accrochant à un supposé dogme freudien, ce qui fait que c’est le transfert lui-même qui est devenu la seule réalité opératoire, la seule inconnue dans la relation. La psychanalyse s’est transformée en étayage du moi.

L’affirmation forte par laquelle Deleuze et Guattari se rencontrent, et qui est une affirmation à la fois épistémologique et politique par rapport aux sciences sociales, à la psychanalyse et à la philosophie, c’est que tout être est en recherche, en déplacement plus ou moins intense par rapport aux coordonnées qui lui sont assignées par le pouvoir, le savoir et le capital, triangle beaucoup plus fort que celui d’Œdipe. Tout ce qui se passe fait bouger ces coordonnées, et chacun en capte plus ou moins quelque chose, contribue à la déterritorialisation, ou au contraire reterritorialise avec succès. Le schizo est particulièrement sensible à cette déterritorialisation et n’arrive à reterritorialiser qu’avec des médicaments. L’enjeu d’une vie possible pour le côté schizo c’est une relative ouverture de la déterritorialisation, celle qui a fait bouger l’humanité jusque maintenant, mais dont les rythmes s’affolent avec le progrès. Jusqu’à maintenant une minorité d’hommes a jugulé la déterritorialisation à son profit.

La schizoanalyse est utile dans des situations où la multiplicité des références n’est analysable pour un individu ou un groupe qu’à condition de se mettre à traiter la situation pour elle-même, à en faire le départ d’une autonomie, d’une singularisation, qui va reprendre toutes les déterminations à son compte en les prenant de revers, ou de biais, pour ne pas affronter le rapport de forces principal. La schizoanalyse n’est ni une science, ni un savoir, mais une pratique du biais, du détour. Il y a une infinité de manières possibles de se placer en biais, de résister à la frontalité ou au parallèlisme.

Le problème du capitalisme mondial intégré comme l’appelle Félix c’est qu’il faut changer de configuration tout le temps pour faire entrer les configurations dans l’échange généralisé dont va être extraite la plus value. L’ordonnancement de ces changements est censé se faire par une ligne de vie réglée par les cordonnées familiales, professionnelles, ou par la ligne du parti, mais ces coordonnées sont des arrêts sur image, sont réglées par rapports à des modèles idéaux.

L’agencement d’énonciation excède la problématique des sujets individués puisqu’il est la sommation des dérivés des mouvements qu’il conjugue, qu’il est agencement de ces mouvements ; il décrit une ligne de configurations dans le territoire existentiel, une ligne de faille et d’enclenchement d’action. Cette ligne est souvent vécue en termes de frontières et non de liaison, en termes de distinction du dehors et du dedans et non de membrane, de surface de passage. C’est d’abord à changer cette représentation du différent comme opposé ou stratifié et non communicant que la schizoanalyse va travailler, en faisant du différent la base de l’agencement, du mélange.

Les agencements d’énonciation véhiculent des univers de références bifurquant, font passer d’un territoire existentiel dans un autre, font changer de problématique. Ces territoires sont pris dans des déterritorialisations vers des univers incorporels faits de qualités sensibles, à la définition sans cesse renouvelée, changeantes aussi selon les territoires existentiels avec lesquels elles sont en relation.

C’est ainsi par exemple que s’instaure un territoire vécu ouvert, artiste, pris dans une trajectoire autonome, une recherche à la fois déterminée dans ses buts et indéterminée dans ses fins, capable de passer par des univers de références différents, capable de passer les seuils qui s’offrent ou qui s’opposent à elle, le problème étant de transformer l’opposition en passage, de négocier les obstacles. Plus collectivement il s’agit de concevoir une foule de corps conscients de leurs différences de visions. Chacun ne peut comprendre le sens que les autres donnent à sa présence, que s’il se rend imperceptible à tous en expérimentant, en se laissant aller au mouvement qui de manière sensible le rapproche et l’écarte de ses proches, dresse la clairière dans laquelle il peut tenter d’agir, ou se résigner à tenir les murs, et à se fondre encore en attendant d’être à nouveau sous la lumière.

Il n’y a pas de cartographie schizoanalytique fixe et invariante. Elle décline les agencements et en les répétant rajuste ou écarte leurs biais, déplace et replace leurs sutures, produit une histoire, une géopolitique des modifications. Il y a au sein de cette répétition des crispations, des identités stridentes qui arrivent à concentrer l’attention et à faire ignorer la douceur.

La libido est à la fois une énergie statique, tendant à la reterritorialisation, au rabattement sur les formes de correspondances déjà éprouvées, puisqu’elle se tient dans le réel des flux qui bougent à la très petite vitesse de la nature quand ils ne sont pas activés par des éléments liés aux deux pôles du virtuel.

Les territoires existentiels découpent dans les flux du réel des assises apparemment stables, des identités, qui peuvent être remis en question par des évènements extérieurs non voulus, et impossibles à comprendre ou à admettre.

Le rôle de la schizoanalyse est alors de dégager les éléments processuels dans lesquels est aussi prise cette libido, et qui viennent a priori de l’extérieur du territoire existentiel, qui le touchent sans arriver à l’animer mais auxquels il pourrait arriver à se raccrocher. Tous les moyens de connexion peuvent être essayés : la parole, l’écrit, la pratique artistique ou de production médiatique, toute pratique dans laquelle la posture de réception est sollicitée comme productive, d’où la vertu des associations d’idées en situation musculaire la plus détendue possible.

L’histoire de la psychanalyse et en particulier l’histoire du petit Hans montre qu’il ne suffit pas de choisir le processuel, il faut encore choisir le sens de celui-ci, vers le dehors, dans la déterritorisaliation, dans la désinhibition du territoire du moi, et refuser la reterritorialisation de ce territoire, le renforcement de l’identification. Ce choix du thérapeute est un pari, difficile à faire, car il faut avoir les moyens de soutenir le travail de déterritorialisation, et c’est ce sur quoi on dispose de très peu d’assurance, de retour d’information, si ce travail ne doit être soutenu que par des réseaux familiaux, amicaux inconnus, ce qui demande donc de faire fond sur la capacité de l’analysant lui-même. C’est ce qui fait que l’analyse concrète de quelqu’un en demande psychothérapeutique va œuvrer plutôt dans le renforcement du moi, quelles que soient les théories de l’inconscient qui l’accompagne. C’est aussi pourquoi le transfert semble devenir le moteur, ou l’assise, de la nouvelle relation au monde de l’analysant.

Contrairement à l’idéologie libérale du libre-choix rationnel dans lequel le calcul avantages-coûts serait maîtrisé, le choix du sens du processus analysant, vers la déterritorialisation ou vers la reterritorialisation, emporte de part et d’autre des inconvénients inconscients importants. Il n’est rationnel qu’en première instance lorsqu’il est le choix de la reterritorialisation, du connu, de l’identité sur laquelle on pourrait s’appuyer. Pendant ce temps la déterritorialisation continue à travailler le monde, et à entraîner la modification des univers de références et des territoires existentiels qui constituent les coordonnées de ce moi identifié, et qui continuent de changer subrepticement, inconsciemment, de valeurs, maintenant l’analysant dans le même guingois, et le même mal-être. Il n’y a pas d’identification à maintenir contre le dehors, à peine une identification à recueillir des interactions avec ce dehors, mais une subjectivité moderne, ou plutôt une singularité à inventer au croisement de quelques agencements significatifs, à choisir là encore. Car le propre de l’épure moderne, c’est que le sujet n’est pas au centre des évènements, ou rarement. Il ne peut s’adonner à tous au risque de se perdre, et compose une interface originale, statistiquement minoritaire. Il n’y a pas besoin de vouloir devenir minoritaire, c’est déjà là ; mais depuis cette position, il n’y a pas à réclamer le retour du centre, au risque de l’échec, de la crispation, de l’impuissance.

La libido est une énergie certes, un ensemble de flux qui animent le corps, c’est aussi la matière abstraite faite de possibles déterritorialisés qui orientent ces flux vers les machines abstraites disponibles historiquement à ce moment-là, qui s’inscrivent dans les univers incorporels, vers lesquels tendent les territoires existentiels auquel ce corps appartient, et dont il n’est qu’une partie infime, sûrement pas un centre en capacité de les modifier par lui-même. La libido est à la fois singulière et prise dans l’infinité du monde, de sa matérialité et de son histoire, de son unité et de ses différences ; elle est à la fois très déterminée et ouverte à tellement de déterminations qu’elle en devient indéterminée, immaîtrisable lorsque la croûte consciente signale par lapsus, manques, accidents, qu’il y a du dissonant dans ces déterminations. Il y a alors la possibilité d’augmenter la dissonance en suivant le nœud de déterminations qu’elle désigne, de suivre le sensible, d’élargir le territoire existentiel et de le faire devenir apte à de nouvelles captures, ou au contraire de chercher des interprétations, de chercher à se représenter les déterminations défaillantes, pour rendre le symptôme compréhensible, légitimer son opération, et l’accompagner dans un autre type de modification.

On a évidemment tendance à faire des oppositions binaires entre le territoire, auquel on enlève son qualificatif d’existentiel, et sa variation continue, son tremblement, pour en faire un territoire identitaire, une grotte, une place, mais aussi un refuge positif devant les affects négatifs de la déterritorialisation

Et les univers incorporels déterritorialisés du possible virtuel ont toutes les qualités, y compris les pires car l’inconscient ne connaît que des intensités et pas de morale

Pour atteindre ces univers incorporels il faut prendre appui sur du réel, sans cela on tournoie dans le vide et ils se transforment en trous noirs, en attracteurs maléfiques ; et inversement la cartographie fait retour sur le territoire, et le transforme en univers de possibles, le déterritorialise, met sa potentielle variation continue en relation avec les autres domaines de l’inconscients, la potentialise.

Le travail cartographique d’inscription des modifications est le principal auxiliaire de cette prise de conscience de la déterritorialisation, de cette ouverture artistique du moi à ce qui le dérange, art pouvant être pris ici au sens très large d’un rapport à la singularité de la vie, mais étant certainement plus facile dans les formes de concrétisation qui se sont déjà appelées historiquement ainsi (parce que cela donne des repères immédiats sur les lignes de déterritorialisation, on a moins de mal à les constituer). En fait un travail d’invention scientifique relève de la même démarche désirante, mais les modalités d’effectuation sont différentes.

La carte ne représente pas le territoire existentiel qui est fait d’une infinité d’occurrences possibles, mais les transformations dont il va être affecté par le travail sur les autres composantes. Elle se trace en essayant, en expérimentant, de petits déplacements le long des grandes coordonnées, en affrontant, mais indirectement, en biais, les biais devenant les désignations de nouvelles voies de réalisation. C’est ce que l’analyse va appeler la recherche et la découverte de « pragmatiques ontologiques »