« Le Divan de Félix »

Entretien entre Danielle Sivadon et Félix Guattari

Dhuizon, Mai 1986.

Décryptage de la vidéo

Danielle Sivadon : Alors racontes-nous ton passage à Saint-Alban ? Pourquoi tu ne voulais pas te faire soigner comme un grand malade ?

Félix Guattari : Eh bien je suis allé à Saint-Alban en 1956. C’était en pleine guerre d’Algérie, à l’expiration de mon sursis.

Danielle Sivadon : Tu travaillais déjà à La Borde ?

Félix Guattari : Oui. Et à la Chaisnaie. J’étais à la Chaisnaie.

Et je m’étais fait hospitalisé là-bas par ce que je voulais vraiment avoir un certificat en béton. Étant donné que je travaillais dans des cliniques, ça pouvait paraître un peu tiré par les cheveux, et puis en même temps j’avais envie d’y aller, donc je suis resté un mois là-bas. C’était.._ je ne sais pas … Hiver 56? Je suppose…

Ils m’avaient trouvé une espèce de chambre individuelle. Mais comme il y avait un certain nombre de gens qui me connaissaient, à commencer par. Tosquelles… il y avait Gentis, Bidault, et je n’sais pas qui… Il y avait quelques infirmiers que je connaissais bien, et ils venaient sans arrêt me tirer par la manche : « Allez Félix, tu viens à la réunion… Je me débrouillais bien avec l’imprimerie… fallait y aller, j’en avais marre… Parce qu’à l’époque je lisais « Ulysse » de Joyce. J’étais complètement pris. Et à partir de là, ça a beaucoup changé mon attitude après mon retour à La Borde. Je me suis dit que vraiment on emmerdait les malades avec ces histoires… J’avais tendance à faire des emplois du temps rigoureux et tout… Enfin voilà ! Mais c’était quand même un hôpital psychiatrique, hein ! hé hé… La réunion du journal, le bar, la coopérative… qui étaient dans un quartier plus loin… Et puis ?

Danielle Sivadon : Et puis ce dont tu parlais hier : de l’intérêt d’être militant pour arriver à faire fonctionner quelque chose institutionnel, d’avoir de s groupes sujets comme ça…

Félix Guattari : C’est pas tout à fait comme ça, c’est que… On réfléchissait sur les conditions, les éléments qui devaient être réunis pour qu’il y ait éclosion d’une expérience comme celle de Saint-Alban… Il y en a de nombreuses, d’ordre idéologique, culturel, politique, du point de vue du contenu politique, du point de vue des circonstances historiques, etc. C’est sûr que la misère – ça a été dit 36 fois- la famine on peut dire, a été un facteur pour déclencher un réflexe de survie, etc. Donc on pourrait aligner une dizaine de , on pourrait recenser des dizaines de facteurs, de composantes. Mais à mon avis il y en a un autre qui est même plus qu’un facteur ; qui est une sorte de condition de cristallisation de l’énonciation, de l’agencement d’énonciation. et celui-là il ne se traite pas en termes de contenu idéologique, mais bien plus en terme de mutation de la subjectivité d’un certain nombre de gens. Et c’est, disons, le fait que Tosquelles, depuis certainement toujours, s’est positionné comme un militant politique. Je dis bien : ce n’est pas qu’il transporte des idées politiques, c’est que sa façon d’être dans n’importe quelle situation EST politique. C’est peut-être difficile à décrire. Moi, je juge peut-être ça en comparaison avec moi-même. D’ailleurs je pense qu’il y a une certaine complicité et antagonisme avec Tosquelles qui s’est joué sur ce plan-là . Et moi quand je suis arrivé à La Borde, je suis venu comme un militant. Je me suis mis à organiser les activités à La Borde, les réunions, les ateliers, les emplois du temps, à peu près comme j’organisais les groupes de jeunes, les cellules politiques au sein desquels j’étais impliqué. Ça veut dire que d’un seul coup, il y a un décentrement de la subjectivité, il y a un objet social, une pratique sociale qui devient prévalente, qui prime sur un certain type de prestations narcissiques, un certain type même de finalité immédiate. Le groupe, la logique du groupe, l’histoire du groupe, son évolution, son insertion dans le contexte, et puis même au-delà : “sa mission”, entre guillemets, prennent une autre fonction. Je crois que Tosquelles s’est comporté d’emblée, avec les bonnes sœurs de Saint-Alban, avec les gens du personnel, avec toutes les tutelles, avec une sorte de logique militante, qui est plus une logique existentielle – je le répète encore – qu’une question de contenu. Et sans ce facteur « cristallin » de l’énonciation, il semble que la mayonnaise albanaise, n’aurait pas pris.

 

Danielle Sivadon : Ce qui est intéressant, c’est ce que tu disais aussi du passage à un degré zéro du sens, dans les groupes, pour repartir sur des hétérogénéités, des ouvertures dans le champs du possible après.

Félix Guattari : C ‘est à dire que ça, ce n’est plus tout à fait lié, ça va au-delà de ce que j’ai dit sur ces cristaux de subjectivité militante. Chez Tosquelles il y a tout un tas de choses  que devait venir de je ne sais pas quoi, du PC, du POUM… Ça c’est plus une dimension d’ordre analytique, s’incarnant dans ce que j’avais appelé les groupes sujets.

Danielle Sivadon : Mais alors, est-ce que tu crois que Tosquelles faisait un peu comme ça avec les gens quand il les réunissais ?

Félix Guattari : Je crois qu’il y avait une sorte de duplicité quasi dadaïste, surréaliste, chez Tosquelles. Par exemple – à l’époque ça me foutait en boule – il disait « Ouais! Ouais!  La démocratie, les élections, tout ça, c’est des prétextes, on s’en fout! » Il pouvait très bien « arranger » les élections s’il voulait que tel ou tel paranoïaque soit président, ou tel autre fou… C’est à dire qu’il n’avait pas, ce que j’avais nommé plus tard, de préjugés démocratiques. Comme Oury d’ailleurs, ce sont des gens qui sont sur plusieurs registres à la fois. Ils peuvent très bien faire une lecture complètement militante, complètement fonctionnaliste d’un côté, et en même temps une lecture digne d’un Raymond Roussel. C’est à dire prendre en compte d’autre dimensions. Notamment la polyphonie, les multiples niveaux de discours, c’est à dire qu’il suivra les différents registres mis en jeu par tel schizophrène ou tel psychotique ou tel paranoïaque… Il y a une sorte de subjectivité feuilletée. Ce qui, fait qu’il faut avoir une certaine dose d’humour. Tu es toujours sur plusieurs claviers, plusieurs registres… C’est comme si tu étais chef d’orchestre, que tu devais produire une musique donnée, et que d’un autre côté tu tiens beaucoup à ce qu’un personnage très handicapé, handicapé physique ou débile, tienne la batterie ou la grosse caisse…. Tu modules un peu ton écoute! La logique de l’orchestre, ce serait de le vider; Eh bien non, il faut justement faire la musique avec ce genre de partenaires! Alors-là, ce que je te disais aussi hier, le groupe sujet ce n’est pas seulement quelque chose qui s’autonomise pour établir ses propres systèmes de coordonnées et qui développe ce qu’on pourrait appeler une politique extérieure, qui développe un certain type de rapports et qui en conséquence reçoit de l’extérieur une certaine vision de lui-même. Ce qui fait que les positions des individus se trouvent, au minimum, surdéterminées par cette subjectivité collective, cet agencement subjectif, dit groupe sujet. C’est encore quelque chose de plus. C’est le fait que ça peut, dans certaines circonstances, installer une plage de référence de sens qui n’est plus du tout dans le prolongement, qui n’est plus en échos avec les univers de sens véhiculés à l’extérieur. Ça peut être dramatique, l’exemple le plus extraordinaire, c’est Pol Pot, c’est le parti communiste cambodgiens. D’un seul coup on vit des séquences de folie totale. Ou dans les congrès dans les groupuscules dogmatiques, on voit qu’il y a une autre logique qui fonctionne. Les procès de Zinoviev, les procès de Moscou, on ne peut pas les comprendre, si on ne sait pas qu’il peut y avoir, non pas seulement une sorte de dérèglement du sens, mais des points de bascule, des points de remaniement profond du sens. Alors ça on peut le mettre au compte de la folie oppressive, au compte de…

On voit tout le discours qui pourrait suivre avec ça : « les pratiques sociales sont hantées par le Goulag » en simplifiant comme tout ce qu’on a… Mais alors , à mon avis, il faut voir les choses un peu plus loin. C’est parce qu’il y a cette possibilité d’un degré zéro du sens, d’une scène permettant de reprendre des directions de sens, qu’il y a un genèse possible d’autres directions de sens. Il y a ce que j’appelle une hétérogénèse du sens : à la fois hétérogénéité et en même temps genèse processuelle à partir d’un noyau de remise à zéro. Donc il y a l’idée d’une coupure, comme une scène, comme une scène de théâtre, qui se coupe des règles ordinaires du sens, et il y a l’idée que sur ce type de scènes dès lors certains éléments peuvent prendre une fonction de singularisation qu’ils n’auraient pas autrement. La scène institutionnelle c’est une scène sur laquelle, tel symptôme d’un psychotique, ou tel accident de la vie quotidienne, tel comportement caractériel, enfin quelque chose qui se met en travers du fonctionnement normal : ça peut concerner aussi bien la femme de ménage que la femme du directeur ou le psychotique du coin : au lieu que ça reste dans une perspective circulaire, que ça tourne en rond de façon mortifère, ça peut déboucher sur autre chose, ça peut s’orienter… ça peut créer une sorte de développement baroque de la subjectivité. Et dans ce domaine la psychothérapie institutionnelle a démontré qu’on pouvait aller très très loin. Ce qu’on peut arriver à faire avec 150 personnes ou 180 dans la clinique de La Borde, c’est inouï! Le nombre de chose, d’activités. Comme une musique institutionnelle, musique subjective, inimaginable dans le genre institutions classiques et ordinaires, dans de cliniques ou des services ordinaires. Donc c’est cette possibilité : on crée une scène où les objets, qui autrement seraient marginalisés, rejetés, rebutés prennent cette fonction que Lacan appelle objet petit a; c’est à dire, se mettent à se processualiser. Lui il a trop laissé coller les objets a aux objets partiels freudiens. Pour ma part au contraire je voudrais les rapprocher beaucoup plus des objets transitionnels de Winnicott – ce que j’avais appelé mes objets institutionnels – et puis au-delà, les opérateurs de production de subjectivité. Je voudrais décoller ces objets de suspend du sens du côté un peu lourdingues, un peu trop étayés sur le soma, un peu trop infrastrucutraux, infrastructuro-somatiques, pour les articuler avec des dimensions, des objets beaucoup plus déterritorialisés. Voilà en gros la question.

Danièle Sivadon : Avant que tu m’en parles comme ça, j’avais l’impression que ce qui avait donné cette originalité à la pensée de Tosquelles, c’était autant son passé militant qu’une espèce d’affinité très particulière avec la psychose. Le peu que je l’ai côtoyé ou vu travailler, j’ai un l’impression qu’il était attentif au délire des gens, qu’il aurait été de plein pied dans le « grand groupe »*, à magner des bouts de corps, des discours… C’est un peu l’alliance de ces deux composantes chez lui, qui ont fait qu’il a pu créer ce terrain particulier qui est celui de Saint-Alban.

 

Félix Guattari : Il y a toute une dimension esthétique à explorer chez Tosquelles…

Danièle Sivadon : Le dadaïsme, Nerval..

Félix Guattari : Peut-être aussi dans sa culture catalane, on pourrait déterrer des choses comme ça…

Danièle Sivadon : Même pour toi, ça été important de découvrir la psychose ?

Félix Guattari : Chez Tosquelles ?

Danièle Sivadon : Non même chez toi, parce que finalement tu l’as rencontré alors que tu n’étais pas du tout…

Félix Guattari : J’avais pas tellement de problème à rencontrer la psychose, vu que j’étais un tantinet psychotique moi-même.

Danièle Sivadon : C’est peut-être nécessaire mais pas suffisant !

 

Félix Guattari : Mais quand même ça aide ! Je t’assure que si tu m’avais connu quand j’avais 11 / 12 ans … c’était assez spécial…

Moi je me suis guéri par mes histoires de groupes. Deleuze avait vu ça un petit peu : comment ma dimension Félix était une façon de conjurer un être de pierre… J’suis pas bien guéri quand même… Ça conserve la psychose. Non? Tu crois pas ? C’est vrai ça. Parce que, en ce qui me concerne, j’ai des questions, des problèmes, des préoccupations, que je retrouve à l’état neuf. Complètement; sans changement. Ça me désoriente toujours quand les gens me disent « Ouais, c’est complètement dépassé… Je me souviens, il y a un mec qui me dit – ce n’était pas très gentil – « ah oui, Guattari ! Vous êtes un has been » – Ah oui! Peut-être, oui. – « Mais tout ça c’est des vieilles histoires. L’Anti-Œdipe, c’est complètement dépassé. » J’ai rien dépassé du tout, je suis toujours dans les mêmes… Je peux déterrer les mêmes problèmes. Oury est un peu comme ça, on mouline…

Danièle Sivadon : avec cette mémoire fantastique…

Félix : Oui! On mouline, et en même temps c’est toujours les mêmes trucs. C’est épouvantable quand il nous arrive de relire des discussions qu’on avait enregistrées dans les années 1953; toutes les années du début 50 : on discutait beaucoup, et certaines de ces discussions ont été enregistrées et… alors on dit toujours la même chose… C’est pas les mêmes mots, les mêmes développements….