Du chaos à la chaosmose.
Re-présentation du paradigme proto-esthétique
« Notes et propositions » — très bien, m’y tenir donc, après le ratage de l’entretien sur Skype avec Pascale Criton qui nous a tous bien fait rire (mais oui, les machines désirantes ne marchent qu’en se détraquant et en contaminant les machines techniques !) pour lequel j’avais exactement ça en tête, faire intervention en proposant un tout premier parcours nourri de citations et de quelques notes de lecture prises sur le chapitre 6 de Chaosmose, qui est pour moi à la fois le cœur et l’acmé de la Pensée-Guattari.
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Il y a peut-être un exergue obligé. Que l’on peut aussi bien mettre à la fin. Ou balader tout au long de ces lignes. Je cite : « Ce n’est pas par une pratique exégétique que l’on peut espérer maintenir vivante la pensée d’un grand disparu, mais seulement par sa reprise et sa remise en acte, aux risques et périls de ceux qui s’y exposent, pour rouvrir son questionnement et pour lui apporter la chair de ses propres incertitudes » (F.G., « Microphysique des pouvoirs et micropolitique des désirs », 1985 ; repris dans Les Années d’hiver (1980-1985)). Sachant que c’est toute l’œuvre de Guattari qui appelle à un tel impératif performatif de lecture, relever aussitôt le tremblement du jeu du possessif dans l’enchainement des pronoms : « rouvrir son questionnement », celui de Foucault, dont on rappelle que « son » désir, impliqué dans une micropolitique partagée, doit cependant s’entendre dans une « acceptation beaucoup plus restreinte que celle que Gilles Deleuze et moi-même [F.G.] avons donné à ce terme » (voir la longue note de Mille Plateaux, p. 175-6, consacré à Foucault pour s’en convaincre) ; « … pour lui apporter la chair de ses propres incertitudes », dans un bougé engageant sans nul doute tout ce qui l’aura, Foucault, au plus singulier de son cheminement, forcé à penser et qui ne sera donc tout à fait le sien que dans un effet de rétroaction guidé par la « production existentielle » — l’expression est guattarienne et se rapporte ici à la conception foucaldienne de l’énoncé — de son tracé en nous.
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Avancer d’entrée de jeu que le bougé polyphonique de l’énoncé « esthétique » porté par l’expression de nouveau paradigme esthétique et sous-tendu (ou surtendu) par le principe d’incertitude participant de ses multiples variations en « éthico-esthétique » (immédiatement déclinée en « éthico-politique »), « proto-esthétique », « processuel », etc., projette celui-ci dans une si puissante indétermination eu égard à l’histoire romantique (kantienne, postkantienne) et postromantique (jusqu’à Rancière) de ce concept qu’il en interdit toute reprise qui ne s’alimente pas à la problématisation qu’il lance sur nous et relance sur lui-même. Et ceci — ce pourrait être ma première « proposition », les autres s’en suivant, je ne les signalerai pas comme tel —, au plus loin de l’équilibre, somme toute maintenu dans le chapitre « esthétique » de Qu’est-ce que la philosophie ?, après la clôture du projet en Capitalisme et schizophrénie. Tout se passant comme si la nouveauté du paradigme guattarien participait d’une « transversalité ontologique » (Chaosmose, p. 60) en rupture chaotisante avec l’économie tripartite (en philosophie-sciences-art) du dernier livre publié avec Deleuze. Malgré le bref rappel dont elle fait l’objet — mais elle est tordue par le privilège qu’il faut accorder maintenant, au présent le plus contemporain, à la « puissance esthétique de sentir » (p. 140-141) —, la structuration tripartite est comme dissoute dans une chaosmose irréductible à toute perspective de victoire sur le chaos (c’est la phrase fameuse de Qu’est-ce que la philosophie ?: « Et j’ai trois fois vainqueur traversé l’Achéron »). Chaosmose dont le premier effet est de déterritorialisation de l’esthétique dans un radical en deçà / au-delà de l’art qui va permettre de reformuler et d’affronter sur un mode ontologico-politique renouvelé (une machination ontologico-politique dont aucun des deux termes ne sort indemne) la question laissée en suspens à la fin de Qu’est-ce que la philosophie ? : « la pensée comme hétérogenèse ». Or l’hétérogenèse est ici décisivement orientée moins vers l’hétérogenèse de l’être (en Être—Pensée, etc.) que vers l’affirmation du processus précédant l’hétérogenèse de l’être en vertu même de son « essence machinique ». (« L’être ne précède pas l’essence machinique ; le processus précède l’hétérogenèse de l’être », p. 150-151). Une ontologie problématique, ou une « onto-logique » (p. 94) processuelle autant qu’essentiellement historique en son rapport constituant au présent — pour reprendre l’expression de Foucault : une « ontologie du présent », où la micropolitique se double d’une microphysique (en « lignes transmonadiques » ébranlant les « coordonnées énergético-spatio-temporelles », etc., et tout ça bien présent au cœur et au titre du « nouveau paradigme esthétique » !). Car il ne faut pas omettre de restituer la proposition introduisant à notre dernière citation : « l’immense enchâssement de machines, en quoi consiste le monde d’aujourd’hui, se trouve en position auto-fondatrice de sa mise à l’être » (p. 150). D’où, aussi, d’un côté, le rappel constant de la distinction entre machinisme et mécanisme, avec la machine « au carrefour du fini et de l’infini, à ce point de négociation entre la complexité et le chaos (p. 154) ; de l’autre, toute l’importance accordée à « l’énonciation scientifique, toujours à tête multiple : tête individuelle, certes, mais aussi tête collective, tête institutionnelle, tête machinique avec les dispositifs expérimentaux, l’informatique, les banques de données, l’intelligence artificielle… » (même p. 150).
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Guattari a-t-il pu reculer devant la par trop grande visibilité d’une reprise (machinique) en forme de déprise (disciplinaire) que la différence de plans — en philosophie / et en pré- et postphilosophique (pré- pour dire le « en amont », post-, l’après, l’avance du coup d’après, en excès du « non-philosophique ») — ne parvenait pas tout à fait à masquer, une rupture de plans en tout cas eu égard à Qu’est-ce que la philosophie ?, dont on peut penser qu’elle se ressource aux Mille Plateaux, lorsqu’il a fait disparaître de l’édition définitive française le sous-titre avec lequel comptait Chaosmose dans sa toute première édition, brésilienne, montée à partir des séminaires donnés à Rio de Janeiro, au Colégio Internacional de Estudos Filosoficos Transdisciplinares, en mai 1990 : Caosmose. Um novo paradigma estético, Editora 34, 1992 ? Le livre était publié avec la traduction brésilienne de Qu’est-ce que la philosophie ? chez le même éditeur et dans la même collection, et Félix — je risque ici le prénom — avait été invité pour le lancement de l’un et de l’autre. De nombreuses questions avaient été posées sur le « rapport » des deux livres. La réponse, toute de précautions mêlées d’humour, finissait par mettre en avant le rapport d’un non-rapport.
(Il faudra que je reprenne, bientôt, ces notes trop vite rédigées de ce côté, celui de la disjonction incluse, entre Chaosmose et Qu’est-ce que la philosophie ?, dans le cadre du travail sur ce que j’ai fini par appeler l’Effet Guattari-Deleuze.)
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Il y a pour Guattari nécessité de se situer en deçà de la surdétermination philosophique-disciplinaire présidant à la triple planification cérébrale du chaos (Qu’est-ce que la philosophie ?, Conclusion : « Du chaos au cerveau ») pour déplacer la question de la formation des « énoncés » (philosophiques, scientifiques, artistiques) vers celle de l’énonciation machiniquement redéfinie. Et c’est donc toute la problématique guattarienne de la machine, absente de Qu’est-ce que la philosophie ?, qui est mobilisée par et dans « la créativité intrinsèque au nouveau paradigme esthétique » (Chaosmose, p. 153 — voir tout le chap. 2 : « L’hétérogenèse machinique »). « Décentrée par rapport à celle de l’individuation humaine », l’énonciation machiniquement élargie dans une sémiotique extra-linguistique commande à son investissement dans le sens d’ « une refondation de la problématique de la subjectivité » (p. 39). Refondation micropolitique qui impose non d’en passer par la philosophie, la science et les arts (avec la figure du « peuple qui manque » et du « peuple à venir ») mais de passer par le champ hybride des sciences humaines et des sciences sociales que l’on se propose de « faire transiter des paradigmes scientistes vers les paradigmes éthico-esthétiques » (p. 24). C’est en effet par ces mots, qui à mon sens remettent aussi en jeu au niveau le plus spéculatif la charge transdisciplinaire de la transversalité portée par Mille Plateaux, que Guattari définit sa perspective (« ma perspective », écrit-il) dans Chaosmose.
S’il s’agit bien là de la première occurrence (et incidence) du « nouveau paradigme », on voit que la machination esthétique à vocation paradigmatique implique immédiatement « ce choix éthique crucial », rassemblé dans le vocable éthico-esthétique, opposant la réification scientiste et l’objectivation structurale de la subjectivité à la « dimension de créativité processuelle » de la subjectivation (p. 27) portée par la requalification des matières d’expression. Si bien que la « dimension d’autonomie d’ordre esthétique » n’est plus que le signe de la réappropriation de l’auto-poïèse de la Substance multicomponentielle d’Expression mise à jour (à l’aide d’un Hjelmslev « bakhtinisé ») dans les moyens de production de la subjectivité. A preuve le fait que si l’art « porte à son point extrême une capacité d’invention de coordonnées mutantes, d’engendrement de qualités d’êtres inouïes », « le seuil décisif de constitution de ce nouveau paradigme esthétique réside dans l’aptitude de ces processus de création à s’auto-affirmer comme foyer existentiel, comme machine auto-poïétique » en prise d’être sur la créativité sociale (p. 147-148). Ou pour le dire autrement : parce que l’Expressionnisme guattarien est « onto-logiquement » un Constructivisme radical, le paradigme esthétique est en vérité, et dans sa processualité même, « proto-esthétique », ainsi que le définit Guattari « pour souligner que nous ne nous référons pas à l’art institutionnalisé, à ses œuvres manifestées dans le champ social, mais à une dimension de création à l’état naissant, perpétuellement en amont d’elle-même, puissance d’émergence subsumant la contingence et les aléas des entreprises de mises à l’être d’Univers immatériels » (p. 142). Dans cette fuite ontologique en amont dont la machine esthétique devient le vecteur « ‘avant’ qu’elle ne s’applique aux œuvres » (mais aussi bien, sur les autres plans qui lui sont conjoints, « aux concepts philosophiques, aux fonctions scientifiques, aux objets mentaux et sociaux », p. 156), l’affect lui-même deviendra instance d’engendrement de la complexité en tant que proto-énonciation auto-problématisante du mouvement de création processuelle ; ce qui avait déjà conduit Guattari à poser que « les affects problématiques [la locution est composée par intégration du sens ontologique deleuzien du « problème »] sont à la base des affects sensibles et non l’inverse » (Cartographies schizoanalytiques, p. 255). Guattari rejoue ici, sur son propre compte, la rupture avec la phénoménologie sur le terrain qu’il lui dispute, celui de la « manière d’être », d’un Être qui ne fonctionne plus comme « équivalent ontologique général », et qu’il emporte vers « la machination pour faire de l’existant, les praxis génératrices d’hétérogénéité et de complexité » (Chaosmose, p. 152). Loin de toute phénoménologie de l’art aussi, la question de l’art devient alors, par la signesthésie qu’il porte et qui l’emporte dans une « écriture » à même le réel, celle du coefficient de transversalité de l’œuvre et de la « production mutante d’énonciation » (p. 181) à laquelle elle concourt en faisant « tenir ensemble la singularité de la création et des mutations sociales potentielles » (p. 182).
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C’est toute la conjonction politique (ou « éthico-politique ») en art et vie qui s’en trouve profondément renouvelée et déplacée eu égard à cette philosophie esthétique de la modernité qui avait trouvé un second souffle dans une pensée-artiste avec laquelle il faut décidément se garder de mêler le paradigme « proto-esthétique » de la chaosmose guattarienne. Pensée-artiste dont l’expression la plus forte, il faut le rappeler, s’est donnée en Différence et répétition de la philosophie, quand il revenait à « l’œuvre d’art moderne » d’indiquer « à la philosophie un chemin qui conduit à l’abandon de la représentation » en identifiant, en lieu et place des décalcomanies de l’expérience possible, les conditions de l’expérience réelle à l’expérimentation de/dans l’œuvre d’art. Or, pour aller vite, c’est Guattari qui avait mis fin, pour Deleuze, avec son « engagement » dans L’Anti-Œdipe, au projet qui avait longtemps été le sien d’élargissement de la philosophie à la pensée-artiste et d’intensification esthétique de son régime d’interprétation pour y faire entrer son dehors même, qui la force à penser, sous la contrainte de la sensibilité et sous la condition réelle de l’œuvre d’art investie en tant que révélateur de l’être du sensible. L’agencement Deleuze-Guattari est en effet porteur d’une toute autre potentialité (et d’un tout autre effet) qui fait nécessité après 68 : faire sortir la philosophie d’elle-même au fil d’une entreprise de décodage qui atteint son fonctionnement textuel et sa « logique du sens » dans le mouvement de contre-investissement de la destruction des codes dont le capitalisme présente le processus dans une Histoire indissociable d’une machination sémiotique du désir. Deux conséquences s’ensuivent, que je rappelle ici, pour conclure, car Chaosmose en pro-vient très directement dans la machination processuelle de l’esthétique qu’il pro-pose (« ‘avant’ qu’elle ne s’applique aux œuvres ») : 1/ la « critique » de la philosophie excède la seule philosophie de la représentation pour impliquer toute une pratique clinique des sciences humaines et sociales tendue vers une pragmatique anti-structuraliste (la machine processuellement, « onto-logiquement », redéfinie contre la structure) ; 2/ les deux sens (kantien) de l’esthétique (théorie du sensible et théorie du beau) ne seront plus confondus dans l’œuvre d’art mais absolument déterritorialisé dans « tous ces devenirs réels, qui ne se produisent pas simplement dans l’art, toutes ces fuites actives qui ne consistent pas à fuir dans l’art, à se réfugier dans l’art, ces déterritorialisations positives, qui ne vont pas se reterritorialiser sur l’art, mais bien plutôt l’emporter avec elles… » (Mille Plateaux, p. 230). Et Guattari de reprendre : … dans la chaosmose de « cette racine ontologique de la créativité qui est caractéristique du nouveau paradigme processuel » (p. 161). La reprise vaut pour remise en acte, en Capitalisme et schizophrénie, du principe d’incertitude esthétique (ou principe esthétique d’indétermination) à travers lequel l’objet esthétique doit être ressaisi en « énonciateur partiel » (Chaosmose, p. 28) pour déployer sa puissance de transversalité dans une politique diagrammatique dont l’énoncé même est appel à « bouleverser tout autant les formes d’art actuelles que celle de la vie sociale » (p. 185). Cette volonté d’intervention dans le processus, qui n’a jamais cessé d’animer Guattari et qui se dira en « révolution moléculaire », marque aussi la nouveauté du paradigme eu égard à toute espèce de « régime esthétique ».
In Chimères, n°77, 2012