Guattari avec Duchamp, ou du champ d’un signe à l’autre

« L’essence de la lettre n’est pas d’être inscrite sur le corps,

mais au contraire d’inscrire le fonctionnement de l’objet ‘a’

sur d’autres supports,

d’autres chaînes beaucoup plus déterritorialisées… »

Félix Guattari,

« Réflexions sur l’enseignement

comme envers de l’analyse » (1970)

I

Chercher moins une « idée » qu’une « entrée » dans Félix, et qui serait aussi la sienne, d’entrée en scène, dans les années 1960, telle que je peux la saisir aujourd’hui pour dire ce qui m’apparaît comme son importance extrême, largement encore méconnue, au vue de la constitution d’une longue durée qui ne serait pourtant plus tout à fait la nôtre et dont il aurait marqué, en amont, pour un nous par lui tôt projeté en « agencement collectif d’énonciation », une manière de première butée où tout se mélange et se redistribue des notions communes, des concepts et des disciplines les mieux sédimentés.

Dans une intervention prononcée au lendemain de la mort de Michel Foucault dont l’intitulé suffit à dire le chiasme en « Microphysique des pouvoirs et micropolitique des désirs » (1985) vers lequel il tend, Félix Guattari définit une manière de plan d’immanence de la fin des années 1960. Il la conçoit à partir d’une horizontalité ou, mieux, d’une certaine « transversalité » entre tous les niveaux mobilisés par la dimension constructiviste de l’énonciation en son point de plus grande rupture avec les « profondeurs abyssales du sens […], sans tomber pour autant dans le piège d’une lecture aplatie du signifiant ». D’où l’importance donnée au refus solennel de mettre le « discours » à « l’ordre du signifiant » lors de la leçon inaugurale de Foucault au Collège de France en 1970 (L’Ordre du discours). C’est qu’elle annoncerait et impliquerait, cette grande leçon dressée contre la « police discursive », ce que Guattari appelle pour son compte une micropolitique commandant au passage « des formations de pouvoir aux investissements de désir » ; et passage tel que ceux-ci cristallisent — au moins virtuellement (pour parler deleuzien) — dans la fonction d’existence de l’ « énoncé » chez Foucault. L’ « existentialisme foucaldien » dit-il. Preuve de l’implication de Félix dans ce passage dont il va chercher — avec Deleuze — les prémisses dans le Raymond Roussel et sa machinerie énonciative annonciatrice des « séries lacunaires et enchevêtrées, [d]es jeux de différences, d’écart, de substitution, de transformations » analysés dans L’Archéologie du savoir, son insistance sur la question partagée avec Foucault d’un inconscient expurgé du structuralisme et de la logique universelle du signifiant lacanien. Ne s’est-elle pas arrimée à la religion trinitaire du Symbolique, du Réel et de l’Imaginaire pour mieux prétendre traiter scientifiquement le réel par le symbolique,  dont l’origine cybernétique a du être activement « oubliée » dans un jeu de savoir/pouvoir élevant l’analyse au rang de « science psychanalytique » ? (En un curieux court-circuit de Lacan, la fausse question et vraie critique pourrait nous projeter à la verticale de ce que ce que ce dernier tiendra pour le « discours universitaire » — en prenant au passage le psychanalyste dans le jeu de l’ « entourloupe ».) Mettre en avant ici que Guattari aura sans doute produit la première critique politique forte du structuralisme lorsqu’il prend en ligne de mire ce qu’il appelle « l’opération Althusser » pour mettre à son crédit ou à son débit moins la structuralisation que la véridiction structurale de Lacan : il vise alors les Cahiers pour l’analyse et les normaliens qui animent le Cercle d’Épistémologie, en particulier Jacques-Alain Miller (« ce sont les prêtres de la pure théorie, les garants ultimes de la scientificité des concepts »). De cette critique du structuralisme ne renonçant en rien à la critique antihumaniste du sujet s’induit une toute autre « vérité » du politique qui, pour n’être plus sujet à la structure, libère la subjectivation de l’anticipation rétroactive (ou feedback) dont la structure est la « place vide » (d’où « L’action de la structure », selon le titre du texte fondateur des Cahiers, et « la subjectivité, assujettie »). La vérité de la subjectivation, c’est alors ce qui se produit comme réel à venir sous l’effet d’une rupture énonciative engageant l’inconscient, et l’inconscient des signes dont nous faisons usage à « saisir ce point de rupture où, précisément, l’économie politique et l’économie libidinale ne font plus qu’un ». Au regard de son point d’implication dans les années 1960 (freudo-marxisme compris), cette proposition écrite par Deleuze en 1972 (dans la préface à Psychanalyse et transversalité de Guattari) manifeste l’avance du « militant politique et psychanalyste » sur le philosophe qui tenait la relation structurelle comme « inconsciente ». Dans l’après-coup du travail avec Guattari dont l’univocité productrice constitue le motif essentiel, Deleuze ne reconnaîtra plus le structuralisme comme « la productivité […] de notre époque », ainsi qu’on le lit dans un texte (daté de 1967, intitulé « À quoi reconnaît-on le structuralisme ? ») pointant déjà vers ces « critères de l’avenir » (« du sujet à la pratique ») où l’interprétation structurale (et la « philosophie transcendantale nouvelle » la soutenant) ne passera plus. « L’althussérisme était mort sur les barricades de Mai avec bien d’autres idées du passé » : la formule de Rancière vaut pour Deleuze. C’est dire qu’elle ménage également, pour ce dernier, le passage en forme de rupture de l’interprétation à l’expérimentation. Cela devient une affaire de machines et de machination du désir faisant politique des coupures de « la machine de guerre et son non-sens ». Le non-sens a cessé de donner le sens à la surface comme « effet de surface » quand se lève la vérité d’un événement, fut-il minime, mais un événement redéfini par la politique étrangère qu’il engage au-delà de sa résonance avec le « phantasme » pris dans le jeu des « simulacres » (ce que Foucault appelait dans son compte-rendu de Logique du sens  une « fantasmaphysique »). Comment dès lors ne pas se résoudre à abandonner les vertiges logiques du simulacre si celui-ci conduit à affirmer le monde lui-même comme fantasme, comme jeu de/dans l’événement manquant où « faire circuler la case vide, et faire parler les singularités pré-individuelles et non personnelles » ? C’est pour Deleuze lui-même qu’il ne suffit plus que « nous sachions être à la surface, que nous tendions notre peau comme un tambour, pour que la ‘grande politique’ commence » (Logique du sens). Et c’est aussi la « prise » du rapport de Guattari à un nouveau Foucault, lorsque le philosophe mêle l’événement (par Nietzsche aussi) à une discontinuité affranchie de toute condition transcendantale comme de toute emprise phénoménologique. On n’oubliera pas non plus le positivisme toujours dominant que l’Histoire de la folie avait fait éclater en s’attaquant d’un même mouvement à l’édifice de la « maladie mentale » et au texte métaphysique fondateur de la philosophie (cartésienne) du « Je », ce double qui lie et sépare à la fois, cette doublure dont la contingence et l’historicité affirmées au-dessous du langage de la raison produisent une expérience de la folie dans la « dérive de l’histoire ». Deleuze n’avait pas manqué de souligner cette convergence à l’œuvre dans la transformation de la psychanalyse en schizo-analyse. Ce qui n’exclut pas l’avance, encore, de Guattari sur le même Foucault tenant au lendemain de la publication de Les Mots et les choses que « la philosophie structuraliste permet de diagnostiquer ce qu’est ‘aujourd’hui’ ». Soit très exactement ce possible point d’arrivée fondé, avec Lacan et Lévi-Strauss, dans l’ordre épistémologique de la linguistique structurale que l’attention portée à l’ « insurrection des savoirs » contre le marxisme et la psychanalyse fera éclater en rapprochant définitivement Foucault d’une pratique analytique de singularisation des énoncés et de l’énonciation comme telle. Guattari en retrouve le point d’inflexion dans une Archéologie du savoir démarquée du discours de la science et de l’entreprise structuraliste. C’est aussi — laisse entrevoir Foucault dans les dernières pages —, qu’ « il n’y a guère de réponse que politique » ; ce qu’il lui faudra bientôt reprendre, annonce-t-il encore, et sur un autre mode que celui de la seule négation d’une philosophie transcendantale qu’il avait été cherché dans le « structuralisme ». (Rappelons que Deleuze dans son texte de 1967 « reconnaissait » le structuralisme comme une « nouvelle philosophie transcendantale ».)

Il nous faut donc mieux cerner cette avance de Félix dans les années 1960 en enclenchant sur le différenciant le plus radical de sa pensée, indissociable du « travail de taupe qui prépara Mai » (Deleuze dixit). Il en aura définitivement été, en tant qu’acteur-théoricien de ces formes inédites de militantisme axées sur la production sociale de (la) subjectivité, le plus fin sismographe. Des espoirs-désespoirs d’après Mai 68, aussi. Nous devons être d’autant plus attentif à cette percée que le Guattari engagé à la fin des années 1980 dans le « nouveau paradigme esthétique » lié à l’asignifiant auquel il identifie « la puissance esthétique de sentir » tend à précipiter le mouvement qui fut le sien dans un accélérationnisme tout entier dirigé contre les « lacaniens » — et ceci, au risque de faire disparaître ce que doit à Lacan et à la machination subjective de Lacan politiquement dressée — « à ras du signifiant » — contre le lacanisme d’École le différenciant de la machine à la structure soumis à Deleuze dans un exposé formant l’hypertexte de leur rencontre : « Machine et structure » (1969). Le principe en est très clairement posé en rapport à Différence et répétition (1968) et à Logique du sens (1969) où Guattari avait pu lire que « La structure est vraiment une machine à produire le sens incorporel » : l’élément paradoxal fonctionnant comme le différenciant d’une « singularité inéchangeable, insubstituable » doit être rapporté à la machine et non à la structure pour permettre « le repérage des positions particulières de la subjectivité dans son rapport à l’événement et à l’histoire. » Or, la « machine » est pour Guattari la lettre volée de Lacan que le psychanalyste a laissée « en souffrance » depuis le Séminaire de 1954-1955 et l’investigation de la « machine à rêver » freudienne auquel il donne lieu, machine « volée » par Guattari dans l’opération consistant à la déprendre de son fonctionnement symbolique (et cybernétique, « au circuit un peu court » disait Lacan) pour la faire passer, « d’un signe à l’autre » (selon l’intitulé du « texte-schizo » inspiré du séminaire de Lacan repris dans Psychanalyse et transversalité), au cœur du désir avec ce qu’il requalifie en « objet-machine petit a, irréductible, inassimilable aux références structurales, […] qui ne se rapporte aux éléments de la structure que sur le mode de la coupure et de la métonymie ». Forçage bien sûr (et le mot n’est pas par hasard encore lacanien) par ce qui s’y annonce d’une coupure révolutionnaire comme « moment privilégié de l’existence du signifiant » projeté aux antipodes de toute espèce de coupure épistémologique faisant de l’inconscient une forme vide tributaire de ses seules lois structurales. Mais, après tout, n’est-ce pas Lacan lui-même qui s’interroge en 1968, face à ses amis-élèves maos, pour savoir si « l’acte [révolutionnaire] est au moment où Lénine donne tel ordre ou au moment où les signifiants qui ont été lâchés sur le monde donnent à tel succès précis dans la stratégie son sens de commencement déjà tracé, quelque chose où la conséquence d’une certaine stratégie pourra venir prendre sa place d’y prendre sa valeur de signe […] et […] susciter un nouveau désir » ? (Cf. Jacques Lacan, L’acte psychanalytique, séance du 10 janvier 1968. Le parallèle est immédiat avec « La coupure léniniste » (1971) analysée par Guattari dans « La causalité, la subjectivité, l’histoire ».) Lacan ne fait-il pas valoir encore que « l’Histoire ne se poursuit qu’en contretemps du développement » en insistant sur « la dissymétrie profonde qui marque le sujet dans son rapport au signifiant », avec coupure mutuelle de l’un par l’autre ? Ce pourquoi, avance Guattari, « le signifiant n’émerge en tant que signifiant qu’à partir du moment où le sujet fait irruption » ; mais, inversement et réciproquement, « si le sujet cesse d’être coupure du signifiant, il cesse d’être tout court ; c’est le règne de l’assujettissement au signifié […] dont il n’y a rien d’autre à tirer que de l’imaginaire ». Coupée du symbolique comme élément de la structure par lequel était déterminé un ordre des places auquel le sujet est (réellement) assujetti en suivant la place vide qu’il manque (« assujetti à la case vide, assujetti au phallus et à ses déplacements », disait très bien Deleuze), dégagée de sa gangue structuraliste, une manière de Lacan oltre Lacan finit de déterritorialiser l’objet petit a du désir en inscrivant « à même le réel » toute cette microphysique de l’énonciation qui porte Guattari à la rencontre (rétroactive) de Foucault dans la « raréfaction et/ou prolifération des composantes sémiotiques à l’intersection desquelles elle surgit. » Mais ne peut-on tenir cette rencontre pour proactive à repartir de ce « nouvel archivisme » dressé par Guattari, dans ses « Réflexions sur l’enseignement comme envers de l’analyse » (1970), contre « tout ‘révisionnisme’ empâtant la fonction de coupure de l’objet petit a» ?

II

Mon entrée dans Félix, je la souhaite la moins attendue et la plus intrusive possible, au plus proche de ce non-sens bordant le texte définitif de Deleuze sur les « puissances schizophréniques » de Pierre et Félix, comme posté à l’orée de L’Anti-Œdipe. « D’un côté, comme un caillou catatonique, corps aveugle et durci qui se pénètre de mort dès qu’il ôte ses lunettes ; d’un autre côté brillant de mille feux, fourmillant de vie multiples dès qu’il regarde, agit, rit, pense, attaque. » Un hommage pris dans l’hétérogenèse du livre en Capitalisme et schizophrénie : branchement sur un « dehors » qui nous confronte à « ses possibilités de non-sens », « la machine de guerre et son non-sens ». Moins rêve éveillé que rêve d’insomnie entraînant les lots et les formes et les « places » qui nous sont impartis (la mienne, la sienne) dans un combat entre soi où il s’agit de s’emparer d’une force pour la faire sienne, felix, en un devenir, « d’un signe à l’autre », dedans et contre Lacan, notre entrée empruntera les voies Duchamp du signe. Soit un champ du signe si déstructurant qu’il devra être dit « anti-structuraliste », au sens où Jean-Claude Milner pouvait rebaptiser L’Anti-Œdipe en Anti-Structure.

Nomination paradoxale cependant par l’usage précoce et forcé que je vais en faire, en décalage avec les références explicites de Guattari à Marcel Duchamp dans quelques rares passages, relevant tous du « paradigme éthico-esthétique » de la dernière période. Mais après tout, n’est-ce pas Guattari lui-même qui mettait en avant dans son hommage à Foucault que « ce n’est pas par une pratique exégétique que l’on peut espérer maintenir vivante la pensée d’un grand disparu, mais seulement par sa reprise et sa remise en acte, aux risques et périls de ceux qui s’y exposent, pour rouvrir son questionnement et pour lui apporter la chair de ses propres incertitudes » ? En l’occurrence, c’est de mes propres incertitudes dont j’avais fait part à Félix à l’endroit de l’usage par trop « existentiel » (j’avais osé « existentialiste » !) du Porte-bouteilles (1914) readymade de Duchamp dans la partie « Ritournelles et Affects existentiels » des Cartographies schizoanalytiques (publié en 1989) que je lisais sur son manuscrit dactylographié. Félix y projetait en effet rien moins que des « réminiscences intimes » (« la cave de la maison, cet hiver-là, les rais de lumière sur les toiles d’araignée, la solitude adolescente ») qu’il faisait résonner avec « l’aura benjaminienne ou le punctum de Barthes » pour mieux inscrire le readymade dans le registre des « affects existentiels » qualifiés d’hypercomplexes en leur non-discursivité « mise en a-signifiance processuelle »… À mon étonnement devant un Duchamp si peu « conceptuel » dont je ressuscitai hâtivement la « signifiance » nominaliste en la plaçant résolument du côté de la formule lacanienne (citée et dénoncée par Guattari dans le même texte) selon laquelle « le signifiant, c’est ce qui représente le sujet pour un autre signifiant », formule que j’inclinai maladroitement dans le sens « symbolique » du « réel impossible » auquel serait indexé le « nom de l’art » dès lors que la sensation esthétique passe dans le signifiant qui la coupe en la discursivant… ; bref, à ce Duchamp caricaturalement lacanien et si peu deleuzo-guattarien en sa conception « anesthésique » du readymade « emporté vers des régions plus verbales1 » que celles de l’art par son titre et ses inscriptions (cf. « À propos des ‘Ready-mades’ »), Félix, amusé par mon argumentation trop prévisible de lecteur de Mille Plateaux, répondit en s’abritant derrière… le « regardeur » qui fait le tableau par transfert de subjectivation de l’artiste au spectateur. « Sous la forme d’une osmose esthétique qui a lieu à travers la matière inerte : couleur, piano, marbre, etc. » (je cite « Le processus créatif » de Duchamp auquel j’étais renvoyé), le « regardeur » devient co-créateur de l’œuvre. Un texte chassant l’autre, je découvrirai bientôt que Guattari allait à nouveau engager la petite ritournelle de son Duchamp dans Chaosmose, le dernier livre qu’il allait publier, pour finir de prendre « la puissance esthétique du sensible » dans une « production mutante d’énonciation ». « Loin des équilibres de la quotidienneté » (voilà pour le readymade !), elle devient la focale de l’activité artistique. Énonciation mutante, énonciation « partielle », puisque Guattari aura élargi la notion lacanienne de l’objet partiel petit a à l’énonciation  ; mais énonciation telle que les affects problématiques sont à la base des affects sensibles, et non l’inverse, lisait-on dans le développement introduisant à l’auratique Porte-bouteilles, par là élevé à « la prise d’autonomie énonciative auto-existentialisante » de son être de sensation devenu « machine abstraite » dans « Ritournelles et Affects existentiels ». Par cette apostille, Duchamp pouvait donc entrer, ou plutôt rentrer dans le plan de composition esthétique tracé avec Deleuze entre Mille Plateaux et Qu’est-ce que la philosophie ? Rentrée, en effet, dans l’atmosphère des deux ouvrages puisque Duchamp en était tout à fait absent, ou mis en absence, même, alors même que ce n’était absolument pas le cas, machine célibataire oblige, dans L’Anti-Œdipe dont nous avons rappelé — à l’aide de Deleuze — l’hétérogenèse guattarienne en Psychanalyse et transversalité. Or, fait rare dans le corpus de Guattari, « Ritournelles et Affects existentiels » renvoie pourtant, par la « coupure léniniste », à cette « coupure signifiante » de/dans Lacan faisant rupture dans « La causalité, la subjectivité et l’histoire ».

Deleuze concluait sa préface à Psychanalyse et transversalité sur la fonction, sur le « fonctionnement possible dans d’autres circonstances que celles de leur origine » des textes rassemblés, tous de circonstances, insistait-il, mais qu’animent « un certain rêve du non-sens et de la parole vide, contre la loi ou le contrat de la parole pleine, un certain droit du flux schizo » amenant à saisir le livre comme « le montage ou l’installation, ici et là, de pièces et rouages d’une machine. » À prendre Duchamp dans cette machine parce qu’il participe de ce que nous percevons comme son montage guattaro-deleuzien qui insiste chez Guattari, je ne fais sans doute que renvoyer vers Félix, en lui proposant un tour de plus, ou une « passe » en forme de tour de passe-passe, ce passage de Foucault sur l’ « essai » dont l’enjeu, dit-il, est de « savoir dans quelle mesure le travail de penser sa propre histoire peut affranchir la pensée de ce qu’elle pense silencieusement et lui permettre de penser autrement. » Or, cette histoire dont il faut aussi s’affranchir pour la mettre et se mettre en devenir, cette histoire faisant constellation dans l’appel à « penser autrement », je la partage avec Félix puisque j’avais fini par publier un aperçu de mon Duchamp outrageusement lacanien dans un texte de circonstances et d’autres interventions en Matisse / Duchamp, selon une bipolarité empruntant la forme d’une archéologie de l’art contemporain dont La Pensée-Matisse sera le premier « essai ». (Auquel, pour la petite histoire, Alain Badiou répondra par un Duchamp de son cru dans une conférence à l’E.N.S. [9 mars 2007].)

III

« Brisset et Roussel étaient les deux hommes que j’admirais le plus en ces années pour leur imagination délirante. […] L’œuvre de Brisset était une analyse philologique du langage — analyse conduite par un incroyable réseau de calembours. […] C’est Roussel qui, fondamentalement, fut responsable de mon Verre, La mariée mise à nu par ses célibataires, même. Ce furent ses Impressions d’Afrique qui m’indiquèrent dans ses grandes lignes la démarche à adopter. […] Roussel me montra le chemin », explique Duchamp dans l’un de ses « Propos ». On pourra relever l’incidence foucaldienne de ce « Brisset et Roussel » puisque les publications sur Brisset accompagnent et longent le livre sur Roussel (avec supplément deleuzien « schizologique » du côté de l’étude sur Wolfson), mais l’important est de déterminer l’altérité du « chemin » indiqué par Roussel (avec Brisset) à Marcel. Découverte du continent noir du signifiant que l’on laisse dériver à sa périphérie où se sont échoués les rapports réglés des mots avec les choses, les Impressions d’Afrique procède du naufrage initial des impressions esthétiques pour établir entre leurs épaves la formule d’une « machine-célibataire » (avec trait d’union chez Duchamp) en « semen-contra » (Locus Solus). La machine à « combinaisons phoniques » (Comment j’ai écrit certains de mes livres) s’exerçant sur des phrases « toutes faites », choisies au hasard, pour les « disloquer » (« de sorte qu’on perde le fil du sens », insiste Michel Leiris, selon des « règles à l’état pur […] exemptes de toutes visées proprement esthétiques ») va précipiter le peintre du Nu descendant un escalier, n°2 (1912) (le tableau refusé par les frères cubistes parce qu’il s’attaquait déjà à tous les genres : de peinture, de sexe) hors de la forme-peinture — et de « l’expression animale » (olfactive, manuelle) d’un jugement de goût moins « désintéressé » que manu-facturé par le plaisir esthétique. Car c’est bien contre celui-ci que le readymade va dresser une « réaction d’indifférence visuelle » accentuée encore par la petite phrase inscrite sur chacun d’eux en jouant sur les mots (afin d’ « emporter l’esprit du spectateur vers d’autres régions plus verbales. […] Voilà la direction que doit prendre l’art : l’expression intellectuelle, plutôt que l’expression animale » conclut Duchamp). Mais une machine telle qu’ « il n’y a rien de figuré qui n’a été vrai au physique, [et] c’est là le son. » Entendre, en s’aidant de la grammaire logique de Brisset que nous venons de citer : c’est là leçon, ou « définition machinique, et non pas esthétique ». Pour finir de mettre à l’actif de Duchamp ce que Deleuze-Guattari disent de Kafka et d’une machine artiste « d’autant plus branchée sur un champ social à connexions multiples » qu’elle vise ici, dans ce nouveau champ, à s’extraire de la « drogue à accoutumance » du champ de l’art par une « anesthésie complète » à son endroit. D’où l’irritation amusée de Duchamp (« that damned hérisson ») au sujet des associations esthétiques sur son Porte-bouteilles : elles n’ont pas peu contribué à lui donner statut de sculpture « unique » (ou auratique) malgré ses répliques et son inscription, disparue avec la perte de l’ « original » (sa reproduction dans la Boîte-en-valise [1936-1941], le musée portatif de ses œuvres, portera la légende « 1er ÉTAT AVEC INSCRIPTION DISPARUE »). Demeure une machine célibataire (signée) « [d’après Marcel Duchamp] » (entre crochets) dont les attributs phalliques, d’après les crochets readymade / readymale qui la « hérissent », ne trouveront jamais « bouteilles » à « porter ». Où l’on vérifie que le Porte-bouteilles est partie prenante de la genèse continuée du Grand Verre puisque La mariée mise à nu par ses célibataires, même ne sera jamais « mise » par eux-mêmes. Le chef-d’œuvre de Duchamp, dont le grand récit est éparpillé entre mille notes détachées mises en boîte (la Boîte de 1914, la Boîte verte et la Boîte blanche « À l’infinitif ») en projetant sur le Grand Verre un effet d’écrit, n’est rien d’autre que le « procédé » de mise à nu et en devanture ab-esthétique de l’impossibilité du passage phallique pris à la lettre de ses jeux de mots à moteur signifiant en expansion readymade tridimensionnelle pour faire délirer et dérailler l’Éros comme présentification du manque. En ce sens, toutes les « images » de Duchamp (avec passage des images de l’Éros dans les images-signes du champ de l’Éros) sont « à ressasse », proviennent en quelque sorte de cette « bouche à ressasse » hypostasiée en Bob Boucharessas, l’imitateur de tous les sons et « le dernier des frères » de la famille du même nom dans les Impressions d’Afrique, dont l’homophonie patronymique constitue l’aliment (tel Duchamp = du champ du signe), tandis que la mise en double défaillance du symbolique et du sujet de l’énoncé fait « procédé ». Et comment définir le transfert de celui-ci chez Duchamp, vers ce nouveau champ où la technique (par « ironie d’affirmation ») se fait « érotique », sinon par la dérégulation la plus intensive qui soit des rapports entre le contenu et l’expression en jouant de toutes les bifurcations en ‘je / tu – il / elle’ dans le procès de l’ « énonciation » ?

À boucharessasser de la sorte, la présentation d’Éros en Fontaine (1917) en l’espèce d’un urinoir couché par le désigné R. Mutt qui le signe (et le date à la peinture noire) manifestera une « muette » (muten) réversibilité des genres en Mutter (Mutt R.) sans eaux, impossiblement placée à l’Origine du monde (Urmutter) et de l’œuvre d’art (R filé à l’anglaise) qui mute bâtard (mutt = « chien bâtard » en anglais toujours) — ou bas art (l’art du plombier, immoral et vulgaire), « associated […] with a certain natural function of a secretive sort ». (Je cite ici Louise Norton dans l’article « The Bouddha of the Bathroom » publié, à l’instigation de Duchamp, dans la revue The Blind Man, n° 2, May 1917, qui fait pleinement partie du dispositif de Fountain. Y figurait la photo de l’urinoir par Alfred Stieglitz accompagnée de la légende : THE EXHIBIT REFUSED BY THE INDEPENDANTS.) Pour les durs d’oreille : à écouter Duchamp, l’urinoir renversé par rotation à 90° en Madone des Bathroom mêlant l’onanisme à sa blanche et élégante géométrie de porcelaine avait été envoyé à l’Armory Show, qui en refusera (à son tour) l’exhibition, par l’une de ses amies prenant un pseudonyme masculin. Avatar en puissance de Rrose Sélavy, l’alter peu ego et tout à fait trans de Duchamp obtenu par « combinaison phonétique » d’Eros c’est la vie dans laquelle on a glissé en contrebande les deux R de R.aymond R.oussel, le (faux) Monsieur (Herr) à l’air de Richard (un leurre/l’her) qui envoie fait l’idiot et reste muet (Mutt) — tandis qu’à la réception on demeure interdit devant semblable maldonne (translittéré par Lacan en « mâle donne ») de la sex-ratio le moi ne saurait trouver sa moitié. Sauf à admettre une autre issue, plus invertie, auquel nous invite le jeu de mots dégoûtant (une atteinte au bon goût de la Pastorale) à destination readymade (« R M u-t-t », prononcé « R.eady-M.ade eût été », s’il n’avait été aussitôt escamoté aux regards du public pour atteinte aux bonnes mœurs) glissé dans La Boîte de 1914 : « on n’a que : pour femelle la pissotière et on en vit ». Émoi anal garanti quand, « à charge de revanche ; à verge de rechange », la jouissance convoque cette partie efféminée qu’il ne faudrait pas (de la jouis-sens au j’ouis du non-sens !), dans ces pissotières attirant les « invertis » comme les papillons de nuit le sont par la lumière des réverbères. UN MONDE EN JAUNE (comme l’écrit Duchamp dans un en-tête de la même Boîte), où uriner pourra s’entendre en ruiner (sa réputation) à force d’ « avoir l’apprenti dans le soleil ». Ce qui n’interdit pas de penser que les femmes, par déplacement et déguisement de la « linguisterie » à laquelle elles sont soumises,  puissent élever au signifiant le chaussoir de la castration (Fontaine, ou le chaussoir du « Bouddha des Bathroom » ?) dont, à l’exemple de la Vierge Marie (Fontaine, ou la vulve de la Madone ?), elles peuvent même se passer — pour mieux le passer à l’homoncule du fait qu’ « il n’y pas de rapport sexuel ». (Ou selon l’impossible original duchampien de la célèbre formule de « L’Étourdit » lacanien : « on n’a que : pour femelle la pissotière et on en vit. ») Duchamp explique dans la Boîte verte que « chacune des 8 formes mâliques [de la partie inférieure de La mariée mise à nu par ses célibataires, même] est coupée par un plan horizontal imaginaire en un point appelé point de sexe. » Saurait-on mieux dire la castration imaginaire en rapport avec l’uniforme (« gendarmes, cuirassiers, etc. »)  qui l’énonce en tant que « matrice d’éros », « uniformes ou livrées creux » auxquels les moules mâliques sont réduits en readymade / readymale du pouvoir ? N’oublions pas ces temps guerriers de mâle héroïsme auquel Duchamp se soustrait par « éloignement », à New York, et dans lequel Fontaine fait trou par drainage sec de toute « masculinité combattante » (Amelia Jones). En attendant que par « renvoi miroirique », Mutt se dise et lui dise bientôt, à l’homoncule qu’il ne peut plus voir en peinture, Tu m’ (1918) : la dernière « peinture » de Duchamp. Présentant l’envers du décor (« Un monde en jaune : sous-titre général ») comme un autre revers dudit « sexe dominant », la Broyeuse de chocolat (1912) (« montée sur un châssis Louis XIV nickelé ») fait couple queer avec la Fontaine en permettant de compléter par Jarry : ‘Merdre ! Tu m’emmerd(r)es…’ La bouche-cerveau de Marcel vient redoubler la doublure de la bouche-anus de Mère Ubu, abrégée (dans le texte) en « Rbu » — pour la fleurir en Sélavy « Rrbu ». Porcelaine et volcan, pur moment pervers d’une différence de genre qui s’accroche à tous les insignes de l’art. Démonstration : sachant que « Arrhe est à art ce que merdre est à merde […], grammaticalt : l’arrhe de la peinture est du genre féminin ».

Reprenons maintenant à la manière d’un collage avec le Guattari cherchant la transversale de Lacan. Avec Duchamp, « la figuration d’un possible (pas comme contraire d’impossible) » mais comme « un ‘mordant’ physique [genre vitriol] brûlant toute esthétique ou callistique » signe le passage vers l’ « ouverture à l’altérité la plus complète de la situation » (la formule est ici guattarienne), qui ne pourra plus être structurée mais machinée et donc déstructurée comme le langage, même. Duchamp du signe fait signe de ce que « l’être pour le signe constitue le seul point de bascule où la détermination peut, à certaines conditions, être rejouée. Un phonème de plus ou de moins […], et voilà que surgissent l’autre logique et l’autre espace. […] Le vulnéraire de leurs signifiances kaléidoscopiques infiltre les entailles et les failles du corps des lois naturelles et humaines ». Ce serait la métathèse passant de Duchamp à Guattari pour le porter moins d’un signe à l’autre que d’un signe l’autre, irréductible aux catégories de l’identification dans une énonciation faisant agencement des trouées du sens qu’il précipite loin de tout sujet reconnaissable dans l’écart de ses opérations. (Duchamp : « L’écart est une opération. ») Mais alors, passé « par cet autre, en tant qu’il renvoie à un autre pour l’autre, à partir duquel tout repérage est impossible », « le signe, décanté de son extériorité et rapporté à sa coupure essentielle, est-il fondamentalement différent du sujet désirant ? ». (Guattari : L’opération est l’écart d’un signe l’autre.) Nous avons vu qu’il faut comprendre sous ce dernier syntagme ce qui se branche, sans lui préexister, sur le détachement d’un signifiant comme différenciant, coupure du régime de causalité homogène à l’ordre des choses structuralement établi par les mots qui les mettent en séries dans des termes faisant travailler les rapports qu’elles entretiennent les unes avec les autres. Ce qui explique aussi que la coupure et la connexion ne fassent qu’un dans une machine célibataire d’antiproduction (tel un porte-bouteilles sans bouteilles ou un urinoir couché) valant pour machination du désir — ou « machination désirante » en Logicus Solus.

À suivre et prolonger son hétérogenèse duchampienne jusqu’à la machine désirante, il se confirme que cette dernière sera passée par la perversion la plus froide qui soit de l’objet de jouissance fantasmatique indexé sur le signifiant phallique — avec rabattement, en fait de sublimation esthétique, sur sa fonction d’isoloir (côté HOMME) renversé (côté FEMME) en « fille née sans mère ». Les Poèmes et dessins de la fille née sans mère (Picabia, 1918) n’ont pas été dédiés pour rien « à tous les docteurs neurologues en général » en arguant d’un « devenir fou et ainsi de suite ». (D’où, aussi, la référence à l’œuvre de Picabia vers la fin de L’Anti-Œdipe.) Outre la stricte contemporanéité de Fontaine avec l’œuvre de Picabia du même nom (Fille née sans mère [1915/1916-1918]) et leur identité/altérité machinique commune, n’est-ce pas le complément d’objet nécessaire pour la fontaine sans eau et son branchement sur « la vie non œdipienne de l’inconscient » ? Faut-il encore, dedans et contre Lacan, marquer très précisément leur point d’ombilic dans le Urtext lacanien, quand, pour élucider « la fonction du Splitting dans la perversion », la « coupure » introduit la « machine fondamentale […] au principe de la schizophrénie » : « Là, le sujet s’identifie à la discordance comme telle de cette machine par rapport au courant vital ». À épouser la lecture-réécriture guattarienne de ce Lacan faisant coupure dans le vitalisme des signes deleuziens, on touche à cet objet-machine infernale petit a qui ne peut plus être posé comme « racine du désir » qu’à radicalement décentrer ce dernier eu égard à tout manque, castration, etc. Ni symbolique, ni imaginaire, mais réel parce qu’il est le Réel lui-même, ou l’élément réel de la machine passé dans le désir, « le désir ne manque de rien », selon l’affirmation de Deleuze et Guattari emportant leur Lacan dans les rets de L’Anti-Œdipe. (On pensera ici à la fameuse note sur les deux Lacan : le Lacan du petit a et le Lacan du Grand Autre « qui réintroduit une certaine idée du manque ». Cette Spaltung fut jugée « délirante » par l’intéressé.) Mais n’était-ce pas précisément le point qui faisait tache en précipitant la « coupure subjective » — à savoir l’investissement guattarien de cette « coupure de la chaîne signifiante […] seule à vérifier la structure du sujet comme discontinuité dans le réel » mise en avant par Lacan — du côté de cette analogie machinique aux traits très duchampiens : « C’est comme si l’on changeait les caractères d’une machine à écrire jusqu’à ce qu’on finisse par lire tout à fait autre chose que ce que l’on tape » ? Fort de ce change projeté dans « La causalité, la subjectivité, l’histoire », on ne sera plus surpris de l’apparition d’une roue de bicyclette à même le texte-schizo de Guattari, qui fait ainsi revenir le spectre de Duchamp dans sa « trainée stroboscopique, tel un ruban dans les rayons de bicyclette d’un conscrit en bordée ». Saurait-on mieux définir par un de ses bords l’anartiste qui ne faisait pas mystère d’une « Logique Dada » ? Or, sachant que « Dada a le cul en porcelaine, à l’aspect français »… Dixit Picabia renvoyant à la Fontaine.

On pourra mesurer ici toute la différence de l’urinoir couché avec un simple bidet, sur lequel Lacan « associe » dans une séance du séminaire sur Les Formations de l’inconscient (1957-1958) où était présent Duchamp (à l’invitation de Robert Lebel, qui était analysé par Lacan). Le psychanalyste, qui n’ignorait certainement pas sa présence dans l’assemblée, y met en avant « la signification proprement phallique de ce que certains analystes ont appelé le pénis en creux […] pour autant que c’est une des formes sous lesquelles peut se présenter le signifiant phallus au niveau de l’assomption de l’image phallique pour le sujet féminin. » Il veut ainsi activement ignorer la mise en absence du pénis et la négation ironique de son érection symbolique en « phallus » dans un readymade « aidé » ne conservant en creux, ou allitéré (« readymade aided »), que le manque-à-être… d’une œuvre sans un artiste pour l’inséminer (l’Immaculée Conception d’une machine-célibataire). Sachant que si le readymade est une Chose coupée de sa valeur d’usage d’objet pour entrer par le bas dans le haut de l’art que l’on manipule sur le marché du langage (et) des marchandises de luxe, ce n’est surtout pas pour devenir — Erscheinung, apparition au-delà des apparences — le sujet d’une sublimation esthétique pure, c’est-à-dire non « ornementale » et non « scripturale », comme semble le croire Lacan mis en face d’un « readymade » de Prévert. Mais n’en va-t-il pas étrangement et impossiblement de même pour Félix, quand il passe à côté de la chaosmose (justement dite par lui transmonadique) du Porte-bouteilles pour l’intégrer dans un « nouveau paradigme esthétique » dont l’ « a-signifiance » reconduit au Territoire le plus existentiel qui soit en sa non-discursivité proclamée ? Au risque de perdre en route « l’hétérogenèse des composantes sémiotiques de son énonciation », et de plonger le readymade dans « un bain d’invu » dont Jean-Luc Marion (dans La Croisée du visible) rebaptise le même Porte-bouteilles « d’une vie ressuscitée » d’entre la « trivialité agressive » d’un art conceptuel dont il a lu avec délectation la critique dans Qu’est-ce que la philosophie ?

Reste l’essentiel, qui tient à cette chaosmose, même. Ce même qui n’est pas sans faire point de capiton en Marcel-Félix par l’effet rétroactif du dernier terme de la « phrase » (La mariée mise à nu par ses célibataires, même) qui, loin de la boucler, l’ouvre et la transduit en machine célibataire quand « une singularité, une rupture de sens, une coupure, une fragmentation, le détachement d’un contenu sémiotique [sont] à l’origine de foyers mutants de subjectivation. » Énoncé, je le réalise, que je n’aurai cessé de porter en le machinant à mon tour dans une énonciation à double foyer. Marcel et Félix : puissances schizophréniques passées par un autre Raymond que celui du « groupe Hispano » (de l’usine Hispano-Suiza, cf. « Raymond et le groupe Hispano » [1970]) dans lequel le jeune Guattari a longtemps milité.

1 Marcel Duchamp, « À propos des ‘Ready-mades’ » (1961), in Id., Duchamp du signe, Paris, Champs-Flammarion, 1994, p. 191 [abrégé DDS].


Ce texte complet avec ses notes paraîtra en deux fois dans la revue Chimères, n°98 et 99.