Raymond Bellour sur Chaosmose
Retranscription de la séance du 13 décembre 2012 (25’19)
Raymond Bellour donc, je suis officiellement directeur de recherche émérite du CNRS. En pratique, depuis bien longtemps, j’ai d’un côté contribué à la théorie du cinéma en développant beaucoup l’analyse de film et sa théorisation un peu plus générale comme je l’ai fait dans un gros livre publié il y a deux ans, qui s’appelle Le corps du cinéma. Je me suis aussi constamment occupé de littérature puisque j’ai publié les éditions des Œuvres complètes de Michaux dans La Pléiade pendant une dizaine d’années. Et la pensée de Félix liée à celle de Deleuze m’a beaucoup préoccupé, touché, enrichi, fait lire, etc.
J’ai connu Félix en 1972, au moment de la publication de L’Anti-Œdipe, avec Deleuze, à l’occasion d’un entretien qu’on a fait, qui n’est jamais paru mais qui nous a rendu amis. Et à partir de là, que ce soit rue de Condé ou surtout ensuite rue Saint-Sauveur, j’ai régulièrement suivi le séminaire de Félix et reçu beaucoup de choses de lui. Et en particulier, grâce à l’affection de Danielle Sivadon, il y a un peu plus d’une vingtaine d’années, j’ai connu le travail de Daniel Stern et ce livre magnifique qui s’appelle en français Le Monde interpersonnel du nourrisson, paru en 1987 en France – il était paru en 1985 en anglais – et qui est un livre qui a été pour moi une sorte d’illumination dans le sens où dans ce tout petit enfant dont la voix de Félix vient de vous donner une toute petite esquisse sur le premier soi émergent, j’avais tendance à regarder immédiatement le spectateur de cinéma.
Alors ça demande effectivement beaucoup d’élaboration – ce n’est surtout pas ça que je vais faire maintenant, ça serait bien trop long – mais disons que ça a été pour moi absolument fondamental, en particulier à travers un concept qui est ce que Stern appelle « les affects de vitalité » qui sont des affects définis non pas par leur contenu comme peuvent l’être « les affects catégoriels darwiniens », c’est-à-dire psychologiques – la colère, la peur, l’envie, la jalousie, ceci et cela – mais des affects qui sont liés à la vitalité en tant que telle. D’ailleurs il en a récemment offert une nouvelle élaboration dans un petit livre qui vient de paraître il y a un an et qui s’appelle Forms of vitality, une sorte de synthèse entre les éléments du Monde interpersonnel du nourrisson et de son second livre – sur le moment, en psychanalyse, dans la vie quotidienne et dans les arts. Et Stern a été donc extraordinairement illuminant pour moi.
Je vais juste, avant de revenir à Félix… Enfin, disons, j’ai été à ce moment-là quand j’ai travaillé sur le texte en français, j’ai demandé à Félix, je savais qu’il avait le livre en anglais, il me l’a très gentiment prêté : il est là, un peu comme un objet fétiche puisqu’il me l’a prêté quelques mois avant sa mort et que je n’ai jamais pu lui rendre. Et l’abondance des notes – pour vous montrer, juste la première page de garde – montre à quel point Félix a travaillé le texte. Il y a énormément de choses soulignées, détaillées, etc… Avec une… Sous le titre, il a juste souligné une chose qui est : « L’enfant, en regardant les parents, est comme devant un spectacle de danse ou de musique. » Et malheureusement, c’est la seule chose dans son soulignage ainsi que dans Chaosmose qui rapporte l’expérience de Stern à celle de l’art en général. Alors qu’il y a dans le livre de Stern un moment qui est moi, celui qui m’a le plus touché où Stern récapitule toute son approche empirique et théorique, un chapitre qui s’appelle « Communicating Vitality Affects: Art and Behavior » (« La communication des affects de vitalité : l’art et le comportement »), trois pages dans lesquelles il n’y a aucune note de Félix, ce qui m’a… Et qui fait pour moi un peu écho à la façon dont, dans Chaosmose, le chapitre pour lequel Pascale m’avait au début demandé d’éventuellement intervenir qui est « Le nouveau paradigme esthétique » puisque je m’occupe d’art en général et en détail est celui qui me paraît le moins – je ne sais pas comment dire, si je dis le moins abouti, c’est idiot – je dirais, le moins vivant par rapport à son objet. Je le trouve très abstrait par rapport à l’art si vous voulez.
Alors que dans les autres chapitres, je trouve les choses plus vivantes, plus directement adressées à la chose dont il parle. Il est très général et, à part la notion de territoire existentiel qui figure de façon très appuyée dans les deux ou trois pages consacrées à Stern qui sont très belles et très précises, il n’y a pas beaucoup de lien entre cette affaire esthétique et cette affaire de Stern. Alors je vais vous donner juste un exemple tiré de mon travail pour vous faire comprendre – et je dis ça, ce n’est pas un reproche à Félix mais… Alors qu’il avait de la matière artistique un sens extrêmement vivant, approfondi, vital. Il suffit de lire dans La Révolution moléculaire les pages sur Proust, des choses comme ça… X fois il a fait la preuve d’immensément de goût du détail si vous voulez. Bon, mais là, en l’occasion, dans Chaosmose, par rapport à l’art, il n’y a pas ce goût du détail. Or, c’est ça qui est le grand apport de Stern pour moi à la théorisation si vous voulez. Donc je vais vous donner un exemple qui est un peu difficile à vous figurer puisqu’on n’a pas le film ici mais ça ne fait rien, je vais faire de mon mieux, juste pour vous donner une image et le contenu de cette image et qui est propre en plus à illustrer quelque chose qui a été extrêmement fort dans la pensée de Félix, qui est tous les rapports entre contenu et expression. C’est quelque chose qui littéralement traverse comme un fil rouge toute sa problématique et à laquelle je crois… Un exemple comme celui que je vais vous donner, qui tient littéralement à la question des affects de vitalité, va pouvoir l’illustrer.
C’est le deuxième plan – Jean-Claude le reconnaîtra au passage pour m’avoir largement aidé à le commenter plusieurs fois dans mon livre – c’est le deuxième plan du film de Mizoguchi, le cinéaste japonais, qui s’appelle Miss Oyu : vous avez un homme, un jeune homme, assis avec sa tante qui est une femme assez jeune aussi, dans une pièce avec une architecture japonaise où vous avez les fenêtres et les portes dessinées de façon extraordinairement précise de façon à – comment dire ? – inscrire des espèces d’écrans dans l’écran et à mettre immédiatement la vision en abyme par rapport à la situation du spectateur. Il est question que ce jeune homme attende enfin, il convient de lui présenter une fiancée qui puisse lui convenir alors qu’il en a déjà refusé beaucoup jusque là. Donc situation de désir virtuel qui est présentée dès le départ. Le jeune homme se lève, fait le tour extérieur de la maison, passe devant la série de fenêtres de façon très liée au cadre de l’écran et s’avance jusqu’au moment où il va progressivement s’enfoncer de dos dans le parc extrêmement chic de cette très belle maison japonaise, dont la végétation est composée d’une part de bambou très droits, très blancs, très beaux, très clairs et d’autre part de troncs d’arbres noirs en revanche et un peu noueux. Et vous allez avoir deux directions complémentaires à partir de ce moment-là : le personnage descend – c’est un terrain légèrement en pente – le personnage descend comme ça, sans aller très droit ni très vite, il descend. Il va, si on peut dire, au niveau thématique, au devant de l’objet de son désir dans l’indétermination la plus totale puisqu’il n’a jamais vu la femme qu’on vient lui présenter. Mais c’est quand même une situation de désir. Et de l’autre côté, la caméra qui est quand même le personnage principal du cinéma part et d’un mouvement latéral lent, comme ça, dérive et passe à travers une sorte de jungle extrêmement civilisée d’arbres noirs et de bambous blancs. Elle passe suffisamment près de chacun des troncs d’arbres et de bambous pour que, chaque fois qu’elle passe, elle donne l’impression de le taper ou qu’elle soit tapée par lui. Et vous avez comme ça à intervalles réguliers une sorte de choc somatique pour l’œil du spectateur qui est créé par la rencontre de la caméra avec cette matière d’arbres et de bambous cependant que le corps du jeune homme continue de descendre. Vous voyez, ça n’arrête pas d’avancer d’un seul mouvement, c’est un plan très long qui dure deux minutes et demi. A ce moment-là, il y a un rapport sans rapport mais extrêmement fort entre le contenu du désir virtuel du personnage qui, dans la narration, s’avance vers l’objet virtuel de son propre désir et cette chose purement a-signifiante qui est la somme des bambous et des arbres frappés par la caméra comme une vitesse musicale si vous voulez et à ce moment-là c’est le rapport des deux qui devient littéralement le motif de l’invention artistique.
Et les affects de vitalité, c’est exactement ça, c’est la possibilité d’un affect sans contenu qui intervient de façon extraordinairement rapide à tous les moments de la vie. Ce que dit Stern, c’est qu’il y a des affects de vitalité constamment, qu’il y ait ou pas, affects psychologiques catégoriels en parallèle. Les affects catégoriels sont discrets, ils n’interviennent que par moment alors que les affects de vitalité sont constants. Ils sont constants dans leur variation continuelle. Comme il dit : il y a un millier de sourires, il y a cent façons de quitter sa chaise, il y a à tout instant l’invention d’un mouvement qui se reconnaît à des variations d’intensité, de rythme, de forme, de couleur, de lumière, etc. Et, si vous voulez, c’est ça la grande leçon de Stern pour l’art – il y a des leçons pour la clinique, tout ce qu’on veut – mais je veux dire pour moi qui m’occupait, me préoccupait de cinéma surtout en l’occurrence, c’était ça la grande leçon.
Et quand Félix écrit sous le titre de Stern, « L’enfant, en regardant les parents, est comme devant un spectacle de danse ou de musique » … Là, on est vraiment au cœur. Quand il dit de danse ou de musique, Stern est quelqu’un qui s’est beaucoup passionné pour la danse ou pour la musique – pour la musique comme pouvait se passionner Félix – et ce qui est frappant, c’est que dans son dernier livre Forms of vitality, il a pris tous les arts du temps y compris la littérature et le cinéma cette fois pour arriver à les articuler à l’intérieur de cette vision. Donc ce dont je voulais témoigner, c’est au fond ça : c’est cette articulation si belle que Félix a dressé avec Stern dans le chapitre qui nous occupe aujourd’hui mais qu’il n’a pas en un sens articulé avec le travail de l’art dans le chapitre sur le nouveau paradigme esthétique. Donc ce que je peux très modestement faire, c’est essayer de refaire le lien qui n’a pas été fait et qui me paraît essentiel et qui bien évidemment vient tout autant de lui que de Stern.
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