Printemps indigène

Il était déjà 19 heures passées lorsque les Terena ont envahi la tente centrale du Camp Lutte pour la Vie avec du feu, de la danse et de l’encens. Ils ont demandé à Luiz Eloy Terena, qui parlait à ce moment-là, de descendre de la petite scène. Ils voulaient faire un hommage à celui qui est maintenant le coordinateur juridique de l’Articulation des Peuples Indigènes du Brésil (Apib). La semaine précédente, Eloy avait été l’un des protagonistes et auteurs d’un document exposant au monde l’agenda anti-indigène au Brésil. Une semaine plus tôt, l’Apib, par l’intermédiaire d’Eloy, s’était adressée au Tribunal de La Haye pour dénoncer le président brésilien et le génocide en cours des peuples originaires. Tout cela semblait être une préparation pour la semaine du 22 au 28 août à Brasilia, lorsqu’on attendait le vote sur la thèse du jalon temporel par la Cour Suprême brésilienne.
Eloy recevait l’hommage de son peuple à Brasilia, la ville touristique de béton brut de l’architecture dite moderne, centre du pouvoir du pays, et où les vieux chamans, chefs, jeunes indigènes et femmes leaders indigènes sont venu.e.s de toutes les régions du pays avec leurs enfants dans les bras. Ils étaient là, au milieu d’une humidité relative de l´air inférieure aux normes acceptables, pour suivre de près les votes des juges. « Ils ont le pouvoir, nous avons nos Enchantés », a déclaré Eloy ce soir-là. Encantados c´est, grosso modo, le nom qu´on donne aux esprits.

Foto : Bruna Carolli

Brasilia n’a jamais assisté à un tel rassemblement d´indigènes : six milles autochtones de 176 différentes ethnies se sont mobilisés en défense de leurs terres et contre l´adoption de la thèse du « jalon temporel » (marco temporal) comme critère pour leur démarcation.
Le cinquième jour du camp, après l’annonce que le procès serait reporté d’une semaine, les Terena ont dansé en l’honneur d’Eloy, tandis que les Guarani, quelques minutes plus tard, traversaient la grande tente avec des chants et des danses dont les images ont viralisé sur les réseaux sociaux. Le même jour, quelques heures plus tôt, une des leaders des Munduruku, Alessandra Munduruku, a déclaré dans un discours au Sénat que « nous ne sommes pas venus pour nous promener, nous ne sommes pas venus juste pour regarder les visages des députés, des sénateurs. Nous sommes venus pour parler de la vie! ». Alors que, la veille, devant le bâtiment de la Cour Suprême, Davi Kopenawa Yanomami nous disait qu' »un serpent est en train de sortir sa tête du trou, mais il y rentrera », a-t-il expliqué. « En ce moment, nous sommes en guerre. C’est pourquoi nous dansons et chantons ici ». La guerre, le serpent, le jalon temporel.
Selon cette thèse du jalon temporel, n’auraient droit à leurs terres ancestrales que les peuples qui l´occupaient lors de la promulgation de la Constitution (en 5 octobre 1988), en ignorant l´histoire des violences et expulsions commises précédemment, y compris celles systématiquement entreprises par la dictature militaire (1964-1985). Si cette thèse prévaut, au moins 300 communautés en litige perdront leur droit sur leur territoire ancestral. Et comment imaginer les peuples isolés, en mouvement constant, si ce n´est sur une terre libre et sans frontières ?
Or il faudrait rappeler les termes de l’article 231 de la Constitution de 1988, suite à la redémocratisation brésilienne: “Sont reconnus aux indiens leur organisation sociale, habitudes, langues, croyances et traditions, et les droits originaires sur les terres qu´ils occupent traditionnellement, et il revient à l´État de démarquer, protéger et faire respecter tous ces biens”.
La référence aux “droits originaires” est au centre de la controverse. Si la thèse du jalon temporel prévaut, les démarcations seraient conditionnées à la réelle occupation du territoire 488 années après l´arrivée des européens, effaçant l´histoire des déplacements forcés depuis la colonisation jusqu´aux jours actuels. Raison pour laquelle les autochtones ne cessent de répéter : « Notre histoire n´a pas commencé en 1988 ». Avant même la promulgation de la Constitution, le leader Ailton Krenak disait em 1987: “Nous ne demandons absolument rien à personne, nous exigeons le respect parce que nous sommes les premiers habitants de cette terre qu´aujourd´hui on appelle Brésil. Nous sommes les habitants originaires de ce lieu. ».
Or, plus précisément, qu´est-ce qui est en cours maintenant ? Le litige autour du droit à la terre Ibirama-La Klãnõ, entre les Kokleng, Kaingang, Guarani d´um côté, et l´État de Santa Catarina, au Sud du pays, de l´autre. Le procès, qui a commencé à la Cour Suprême le vendredi 27 août et continuera le mercredi premier septembre fera jurisprudence : il aura un effet de ricochet sur tous les cas en litige.
En parallèle à ce jugement décisif de la Cour Suprême, le Congrès fait avancer un projet de loi (PL490) qui non seulement valide la thèse du jalon temporel, mais donne au Congrès le droit de décider sur des projets hydriques, de prospection des richesses minérales, d´orpaillage dans les terres ancestrales selon “l´intérêt public”. En plus, il y assure la présence de l´Armée et de la police sans consultation auprès des communautés. Il y libère également l´utilisation d´autoroutes, équipements et lignes de transmission d´énergie sans aucune contrepartie. Bref, ce serait l´ouverture tout azimut des terres indigènes aux intérêts des corporations minières, de bois, de soja, de l´agrobusiness en général, de même qu´aux forces militaires. Un autre projet de loi prône la régularisation des occupations illégales par des orpailleurs, bûcherons ou éleveurs, ce qui promet des invasions armées partout.
« Ne l’approuvez pas, nous n’en avons pas besoin », a déclaré le légendaire cacique Raoni Metuktire à propos du PL 490, lors d’un débat promu par le Conseil National de la Justice qui se tenait à distance, mais en fonction de la mobilisation. « On ne peut pas l’avoir », a-t-il répété, nous rappelant le discours d’Ailton Krenak en 1987 lors de la plénière du Congrès National. « Un peuple qui vit dans des maisons de paille, qui dort sur des nattes à même le sol, ne peut en aucun cas être identifié comme un peuple (…) qui met en danger tout développement. Les indigènes ont arrosé de leur sang chaque hectare des huit millions de kilomètres carrés du Brésil. Vous en êtes les témoins ».
Quand la Constitution détermine que les terres traditionnellement indigènes se définissent comme telles à partir des “usages, habitudes et traditions” de chaque peuple, la notion même d´occupation ou abandon change de sens. Ainsi les peuples indigènes ne veulent pas récupérer Copacabana ou Ipanema, puisqu´elles ne sont pas des aires compatibles avec une occupation traditionnelle. A propos : le mot Ipanema a son origine dans la langue tupi-guarani et veut dire une sorte d´eau impropre, tandis que Copacabana vient du quechua : « vue du lac ».
Quant aux positions du président élu, elles étaient sans équivoque même avant son mandat: “Si je suis élu, l´indien n´aura plus aucun centimètre de terre”. C´est ce qu´il répète et exerce quotidiennement. En toute cohérence avec son suprématisme blanc allié à la logique d´une Amazonie ouverte à la prédation extractiviste, il vient d´annoncer qu´il désobéira à une éventuelle décision contraire à l´exploitation des ressources minérales venant de la Cour Suprême. Dans le Brésil chrétien et blanc qu´il veut refonder il n´y a pas de lieu pour les amérindiens.

Campement Terre Libre, cette fois renommé
Campement Lutte pour la Vie

Et pourtant il y a longtemps qu´on n´a pas vu au Brésil un mouvement d´une telle fraîcheur, obstination, joie, diversité, articulation comme celui qui s´est réuni récemment à Brasilia. Déjà le campement géant, les milliers de tentes groupées selon les ethnies, chacune avec ses feux, ses chants, ses danses, ses peintures, ses ornements.
Puis la logistique commune tellement organisée, l´immense cuisine communautaire capable de produire 18 mille repas par jour, les tentes collectives pour les assemblées ou présentations culturelles, la tente pour les soins médicaux, y compris examens pour Covid-19.
Ensuite, la clarté des motivations communes, même dans les détails juridiques, le système d´information collective, la circulation des images produites, la communication incessante avec les communautés d´origine, tout cela témoigne d´une auto-organisation décentrée tout à fait étonnante.
Nous étions particulièrement sensibles à la proportion de jeunes venu.e.s et à leur rôle décisif dans la production et la dissémination d’images, interne et externe – témoignant d´une appropriation tout à fait originale des armes politiques des blancs. Également important est le rôle central des femmes – il faut souligner qu´en ce moment la première représentante indigène au Congrès est Joenia Wapichana, dont la voix, avec Sonia Guajajara, coordinateure exécutive de l’Apib, candidate à la vice-présidence de la république en 2018 par le PSOL (Parti Socialisme et Liberté, à la gauche du PT) se fait entendre de plus en plus. Dans son discours lors de l’ouverture du campement elle a parlé de l’existence d’autres pouvoirs au-delà du législatif, du judiciaire et de l’exécutif, « le pouvoir du peuple et notre pouvoir spirituel « .
C´est ce qui explique le déplacement de certains groupes, comme ceux du Acre, à l´extrême Nord du pays, qui ont pris plus d´une semaine pour arriver à Brasilia, en traversant rivières et chemins de terre – cela donne la mesure de l´effort qu´a coûté cette présence, comprise comme vitale.
Réuni.e.s tous les après-midis à la Place des Trois Pouvoirs, située entre le Palais du Gouvernement, le Congrès National et la Cour Suprême, les milliers de manifestants ont donné un spectacle d´une rare force et beauté, avec leur énergie, leurs rythmes corporels, tambours, hochets, danses, chants, cris, fumées rituelles, parfois des longs silences de concentration spirituelle. Leurs modes d´évolution à la fois agglutinée et dispersée dans l´espace ouvert de la place composaient une chorégraphie politique d´un impact indéniable.
Dans une articulation avec Greenpeace, un groupe a étendu sur le sol des bandes de tissu blanches qui ont donné un énorme BRESIL TERRE INDIGÈNE. Sur le tissu, des petits points lumineux. Et à peine le soleil disparu, des milliers de bougies ont été distribuées pour permettre la mouvance circulaire illuminée de la multitude autour de la phrase, produisant une image aérienne des plus impressionnantes. Lucioles, xapiris ou la forêt lumineuse de miroirs, de cristal ?

VIDEO ANEXE : Mídia Ninja

Les Amérindiens tournent autour d’une énorme affiche lumineuse qui réaffirme que les terres brésiliennes sont toujours indigènes

Mais non moins frappante était l´attention portée à ce qui se passait dans la Cour Suprême, quand le procès, reporté plus d´une fois, a commencé. Sur la place, un grand écran transmettait la séance, et la réaction des milliers assis autour témoignait d´une compréhension très aigüe de ce qui était en cours. En partie c´est grâce aux réseaux très vivants qui font circuler l´information dans ce pays à dimension continentale.
En fait, les réseaux indigènes sont nombreux. L´Apib, Articulation des Peuples Indígènes du Nordest, Minas Gerais et Espírito Santo (APOINME), le Conseil du Peuple Terena, l´Articulation des Peuples Indigènes du Sudest (ARPINSUDESTE), l´Articulation des Peuples Indigènes du Sud (ARPINSUL), la Grande Assemblée du peuple Guarani (ATY GUASU), la Coordination des Organisations Indigènes de l´Amazonie Brésilienne (COIAB), la Commission Guarani Yvyrupa, entre tant d´autres.
Mais des mouvements de solidarité non indigènes sont également nombreux, un peu partout. Pour en rester à un groupuscule dont nous faisons partie, voici une initiative récente. Une artiste a fait des grandes têtes d´animaux et confectionné leurs respectifs vêtements. On les portera bientôt lors d´une manifestation – en tenant une bannière avec la phrase Floresta de Cristal, Não ao Marco Temporal (Forêt de Cristal, Non au Jalon Temporel). « La Forêt de Cristal » est le titre d´un splendide article d´Eduardo Viveiros de Castro. À partir d´un récit de Davi Kopenawa sur les xapiris, Eduardo y approfondit le statut ontologique de la multiplicité d´entités spirituelles lumineuses qui peuplent la forêt des amérindiens. Mais ce sera aussi le titre d´un recueil à lui qu´on sortira prochainement en brésilien par n-1edições.

Foto : Pio Figueiroa

Il est évident que la mobilisation des indigènes n´est pas seulement en défense de leurs territoires, mais également de leurs modes de vie. Le contraste entre ces modes de vie et les nôtres ne fait qu´augmenter l´importance de leur lutte pour la vie, la leur, celle de la planète, et par ricochet la nôtre.
Ce n´est pas un hasard si Eduardo Viveiros de Castro, dont l´oeuvre est un apport lumineux autour de la pensée amérindienne, a été invité pour intervenir à la fin du débat organisé par le Conseil National de la Justice autour du thème « Liberté d´expression », alors que celle-ci est de plus en plus criminalisée ces dernières années. C´est le texte qu´on reproduit à la suite de celui-ci.
Le deuxième texte est une conversation avec le chaman et chef Cacique Babau, de l´ethnie Tupinambá, du Sud de Bahia, où apparaît l´entrelacement indissociable entre terre, vie, pensée. Cacique Babau est l’un des noms les plus importants parmi les leaders autochtones, reconnu pour son travail de dénonciation des violations des droits des peuples originaires. Arrêté quatre fois illégalement, il a subi des menaces de mort constantes, raison pour laquelle il est inscrit au Programme de Protection des Défenseurs des Droits de l’Homme. Il a reçu la médaille de la résistance Chico Mendes ainsi que le titre de docteur honoris causa de l’université de l’État de Bahia (UNEB).

PS: Lorsque nous finissions ce texte nous avons été surpris par la une du quotidien Folha de São Paulo de ce lundi 30 août 2021: « La terre indigène peut opposer la Cour Suprême aux ruralistes et au Gouvernement ». Cela veut dire que si la décision de la Cour est favorable aux autochtones, l´alliance entre l´agrobusiness et le gouvernement essaiera de faire passer une loi contraire dans le Congrès National, où 300 députés, entre 531, sont anti-indigènes. La constitutionalité de la loi probablement sera contestée, et à la Cour Suprême reviendra le mot final. Donc quel que soit le résultat des juges cette semaine-ci, rien n´est acquis, rien n´est joué. « C´est le petit David contre Goliath », dit toujours Davi Kopenawa. C´est dire la dimension des intérêts en jeu, des risques en cours, de la longueur de la bataille à venir.