Machines désirante/machines de soin
Marx et Engels ont légué aux générations suivantes une analyse impeccable de la structure du capitalisme. L’introduction de la machine moderne dans la production, c’est-à-dire d’une autre énergie que celle fournie par l’homme ou l’animal, a ouvert un processus d’accumulation apparemment sans limite. Et pourtant l’expérience quotidienne reste celle de la stagnation, de la répétition contre lesquelles la révolte, et sa répression, font bien sentir à quel point les machines restent pensées par les pouvoirs comme des instruments d’oppression et d’exploitation. Peut-on voir les machines autrement, les désaliéner, les mettre au service de la production de subjectivité, de la production de soin ? C’est la problématique à laquelle s’est attaché Félix Guattari, dans son travail à la clinique psychiatrique de La Borde, et dans son travail politique.
Une clinique ou un hôpital psychiatrique sont vus spontanément comme des équipements d’enfermement, des structures disciplinaires, dans lesquels il s’agit de faire passer les patients de formes d’aliénation insupportables par leur violence, ou leur passivité, à des formes d’aliénation plus normales. Dans ces structures le personnel est lui aussi aliéné, par les rythmes de travail et l’ordre hiérarchique, presque autant que les malades. Cela se traduit par des décompensations, des fuites, de la fatigue. En recherche sur ces problèmes d’organisation de travail, Félix Guattari put se saisir d’une crise dans l’organisation de la clinique de La Borde (absence de soignants pour le week-end) pour proposer une nouvelle forme : la grille, originale parce qu’elle est refaite quotidiennement au lieu de se borner à enregistrer la permanence des rôles et des fonctions. En abscisse les noms des membres du personnel, en ordonnée les activités à réaliser ; et des croisements possibles multiples revus au jour le jour ; une obligation créée d’être à l’écoute des unes et des autres, d’arriver à une synthèse provisoire. La grille met le personnel en mouvement, elle agit comme une machine de mobilisation, elle permet de s’écarter de la répétition.
Avec tous ses groupes – la chambre, l’atelier, la conversation, les repas, l’accueil, les sorties, la préparation de la kermesse, … – la clinique agence de façon différenciée deux cents personnes environ qui sont entraînées par le tempo donné par la grille, mais qui iront chacune à leur rythme vers la capacité de sortir de la clinique et d’habiter le monde ordinaire. La folie n’est pas un long fleuve tranquille que la psychothérapie ferait remonter vers sa source pour le faire disparaître ; la folie c’est une cascade d’évènements. Autant alors en produire d’entrainants, de captivants, qui mettent en sourdine les traumas désolants : l’activité de la clinique est aimantée par la préparation de la kermesse de l’été, ou par la préparation d’un film ou d’une pièce de théâtre. Les évènements introduisent du temps, de l’instant marquant, dans la longue durée de la journée et des semaines d’hospitalisation.
La clinique est une machine collective de soin. Elle fait coexister soignants et patients qui ont toutes et tous des problématiques spécifiques, qui ne tiennent ensemble que par ce temps commun égrené par la grille. Les soignants ont tendance à croire, de par leur formation, que tous les rouages doivent fonctionner au mieux pour que les patients soient bien gardés. Soigner leur capacité à sentir ces mêmes rouages se décaler légèrement, les aider à faire intervenir du jeu pour accueillir de nouveaux patients, laisser partir ceux qui le peuvent, tel est l’enjeu d’une vision de la clinique comme machine de soin. Une machine met en mouvement, est pensée en changement. Comment accueillir ce changement ? Il concerne l’institution depuis sa base, ce qu’en pensent et en font le personnel de ménage, les aide-soignantes et aide-soignants, les infirmières et infirmiers, les médecins. Sans le désir de changement de certains à tous les étages de la hiérarchie, sans une certaine transversalité, les choses ne bougeront pas.
La transversalité à la clinique de La Borde est d’abord fabriquée par une indistinction des postes de ménage et d’animation, devenus soins-animation-ménage, activité à laquelle les patients sont aussi invités à participer. A côté de l’ordre hiérarchique, les soignants forment un collectif déhiérarchisé, où peuvent s’exprimer des relations affinitaires, formées par le côtoiement dans les activités quotidiennes. Cette transversalité est mise en scène dans les assemblées générales et les réunions du groupe des groupes, où il est fait attention aux interventions les plus improbables. La mise en marche de la machine institutionnelle de soin passe par le détail qui ne va pas, par ce qui fait que cela ne marche pas bien qu’on ait le désir de suivre la piste indiquée. L’intervention ne consiste pas forcément à réparer et remettre en place, elle peut conduire à explorer davantage l’environnement.
La création de relations d’affinités est aussi encouragée par une politique d’accueil résolue d’artistes, d’étudiants, de militants qui au cours de séjours plus ou moins courts font pénétrer dans la clinique les soucis du monde environnant en participant aux activités locales. La transversalité est invitée par le dehors, par les soucis politiques qu’expriment conférences, séances de cinéma et ateliers. Les idées des unes et des autres ne sont pas clandestines, réservées à la sphère privée, comme dans une laïcité étendue, qui prive tout un chacun d’accroche amicale et l’enferme dans sa conjugalité, ou sa solitude.
La précarité mise en oeuvre à La Borde est celle qui taraude chacun d’entre nous. Une précarité qui n’est pas personnelle, et qui devient productive par le croisement entre soi et la grille qui emporte la continuité du lieu. La précarité est un principe de travail, le fait de répondre à ce qui se défait par ce qu’on invente, dit Félix Guattari. L’éthique et l’esthétique ordonnent de produire une nouvelle orientation, une invitation à respecter l’autre, à produire l’espace d’une égalité, ce qui n’est possible que dans une création. La clinique de La Borde tente de réaliser jour après jour un espace d’expression pour la folie, une sorte de pré, comme le proposait Francis Ponge, un lieu d’où peuvent bifurquer les possibles, notamment vers la création. Le problème n’est pas d’enfermer les fous, mais d’ouvrir avec eux un espace où tout un chacun puisse venir s’essayer à d’autres rythmes, à la vacance, à la lenteur, et à l’ouvert. La vacuole, la sensation d’un vide, disait Félix Guattari, précède la création à venir.
Machine et structure
Le lieu devient de soin parce qu’il articule les unes et les autres, soignantes et patients, patientes et soignants, machine parce que des relations inconscientes entrainent les unes et les autres, les unes par les autres, font valoir le soin recherché par les soignants et la fantaisie poursuivie par les « pensionnaires » comme on dit à La Borde. De petits transferts multiples greffent les désirs des uns sur celui des autres. La machine a quitté les atours mécaniques et métalliques que lui a donnés l’industrie moderne. Elle est ensemble de relations et d’énergies conjuguées par les désirs inconscients qui se rencontrent dans cet espace. La pratique de la clinique, alliée au militantisme politique, permet à Félix Guattari de voir les « machines » au travail dans les multiples exemples donnés par Gilles Deleuze dans sa recherche d’une Logique du sens. Pour que la conjonction de deux séries hétérogènes liées fasse machine, mette en mouvement, il faut qu’un élément irréductible à l’une ou à l’autre, les emporte l’une par l’autre, ou l’autre par l’une, au lieu que l’une détermine l’autre « en dernière instance » comme le soutenaient le philosophe marxiste Louis Althusser, et la doxa stalinienne dans les années 1960. Pour Félix Guattari il n’y a pas de détermination en dernière instance, comme peut le croire une vision limitée à la pensée. Des interactions entre éléments font signe sur l’ensemble des dimensions de la situation, humaines et non humaines, spirituelles et matérielles.
La recherche entreprise par la clinique a été étendue au champ social. Au lieu d’accueillir individuellement les étudiants qui se posaient des problèmes sur leurs aptitudes à embrasser leurs futures carrières et déprimaient devant les difficultés des chemins à parcourir pour y arriver, Félix Guattari a créé la Fédération des groupes de recherche institutionnelle en 1965. Des groupes de travail ont exploré différents domaines, dont particulièrement ceux de l’urbanisme et de l’architecture d’une part, et du cinéma d’autre part, sans oublier la conquête en cours du droit à la contraception. Leurs réflexioons ont été publiées dans la revue Recherches.
Les réflexions sur l’espace de soin expérimenté par la clinique de la Borde, sur la possibilité de tourner le dos à l’enfermement grâce à une multiplicité organisée d’activités librement choisies, ont été relayées par des technocrates qui voyaient là le moyen de diminuer le coût des équipements psychiatriques, sans percevoir l’exigence de moyens culturels et médicaux que cela impliquait. 0n sortait d’une période de plus d’un siècle où la psychiatrie avait eu pour rôle de protéger la société contre les fous, de les priver de liberté. L’option d’ouverture prise à partir des années 1960 n’a pas résisté à l’absence presque complète de mise en place de machines de soin alternatives qui auraient dû impérativement conserver des lieux d’accueil soignants, au lieu de les fermer. Demander à quelqu’un de travailler quasiment seul à se situer socialement, alors qu’il ou elle a des difficultés à le faire, lui donner quelques médicaments pour émousser ses sensations, est forcément voué à l’échec. Le transfert de l’expérience de la psychothérapie institutionnelle de La Borde et Saint Alban vers d’autres lieux de soin s’est fait difficilement de manière pratique. La psychothérapie institutionnelle a été transformée en une idéologie de la participation. Les nouvelles machines de soin restent à construire.
La machine scolaire de même, qui est conversion du désir d’apprendre, de l’ouverture au monde, en résignation à travailler, a été analysée dans sa mise en place historique centralisée. La métaphore utilisée par le ministre Jules Ferry pour présenter son œuvre est révélatrice d’une conception de la machine peu productive. L’école de la république est présentée comme un four de boulanger, qui sort les élèves comme autant de petits pains tous semblables en apparence. Il s’agit comme l’a analysé Gilbert Simondon d’un moulage qui ignore la richesse de la modulation du matériau ainsi cuisiné. Différents courants de rénovation pédagogique ont montré qu’il fallait faire fonds au contraire des différences entre les enfants pour qu’ils et elles apprennent les uns des autres. Dès le XIX siècle l’utilisation de la méthode mutuelle allait en ce sens, et avait le tort de faire apprendre le programme plus rapidement que la méthode officielle, dite simultanée, dans laquelle les enfants écoutaient tous en silence le discours unique du maître. Mais alors cette école machine à apprendre, découverte de la vertu du tricotage des différences, se lancerait à l’assaut des différents savoirs et outrepasserait la place assignée aux enfants d’école et aux futurs travailleurs. Elle a été supprimée et sert encore de repoussoir virtuel à la méthode officielle.
Le centre de recherches en sciences sociales réuni sous la houlette de Félix Guattari dans le cadre du CERFI, Centre d’études, de recherches et de formation institutionnelles, conjuguait une trentaine de personnes aux centres d’intérêts variés. Dans les années 1970 différentes administrations avaient envie de comprendre pourquoi des jeunes avaient défilé en 1968 aux cris de « Métro, boulot, dodo il y en a marre », alors que le métro semblait avoir été conçu pour favoriser la vie collective, et faciliter les trajets domicile travail ; ou encore pourquoi ces jeunes parlaient de déportation pour un relogement dans du logement social en banlieue quand on quittait des taudis sans eau, et WC ; ou encore se demandaient comment prévenir les accidents de voiture. Et ces administrations étaient prêtes à dépenser un peu d’argent pour voir. Le CERFI ne répondait jamais à une question directement ; sa réponse n’aurait alors pas différé de celle des cabinets de sondage. La méthodologie du CERFI consistait toujours à réunir un groupe, aux compétences très différenciées, et pas nécessairement établies par rapport au thème à traiter. Le critère était l’envie d’en parler et d’associer des idées ensemble, d’explorer les connexions, le « rhizome » du thème en question, et de laisser libre cours à la parole des personnes concernées rencontrées, sans aucune idée de représentativité. On cherchait les « thèmes émergents » sur lesquels se rencontrait une commande sociale et des désirs d’innover ou de critiquer. Le thème était surtout travaillé dans le petit groupe mais venait parfois en assemblée générale du mardi, où tout le monde était réuni, avec même des personnes extérieures qui venaient juste poser un problème cette fois-là. Il y avait un certain parallélisme avec le fonctionnement labordien : groupe des groupes et groupes divers.
La recherche du CERFI la plus connue concerne la généalogie des équipements collectifs et de l’urbanisation contemporaine. Comment fabrique-t-on matériellement des citoyens, d’abord dans les usines et les lieux de production économique, mais aussi dans tous les lieux de production de la vie quotidienne ? La période capitaliste proprement dite s’installe sur un réseau de villes déjà constitué, avec d’autres fonctions, et il y a là une hybridation, pas complètement fonctionnelle, qui va être saisie par tout un ensemble de désirs divergents, tant de connaissance que d’activités. Des options se dessinent, diverses, un foisonnement, et une tension entre le point de vue unique du centre, et cette dispersion. Dès les années 1970 Félix Guattari perçoit une inflexion importante dans la lignée des machines : elles ne vont plus chercher à les satisfaire selon une même norme, à partir d’un point de vue central. Les machines sont en train de se miniaturiser, et de se conformer aux désirs différenciés des consommateurs. C’est la condition pour étendre les marchés et inclure des consommateurs de plus en plus nombreux. Mais c’est aussi permis par un changement des technologies de référence qui ne sont plus liées principalement à la métallurgie, mais dépendent de plus en plus de l’informatique. La notion de phylum machinique, d’histoire des lignées de machines et de leurs bifurcations, est un concept fondamental des cartographies schizoanalytiques. Le phylum machinique, la place qu’y occupe une situation donnée, est un déterminant fondamental de l’analyse de Félix Guattari, à côté des catégories du réel, de l’imaginaire et du symbolique, qui lui sont communes avec Lacan. C’est le phylum machinique qui fait qu’il y a de l’histoire, et pas une circularité dans l’ici et maintenant.
Avec la schizoanalyse Félix Guattari en compagnie de Gilles Deleuze, essaie d’inventer une machine de soin, très différente de la psychanalyse et de la psychiatrie. Il s’agit de mettre en place un processus de formation d’agencements collectifs d’énonciation, en adjacence auquel puisse se placer le sujet, pour être littéralement propulsé, en douceur, vers de nouveaux horizons. C’est dans cette perspective que s’est développé l’étagement différencié de groupes qu’on a vu à La Borde ou au CERFI. Mais cette perspective peut être aussi présentée à l’analysant par une observation des groupes dans lesquels il ou elle peut s’investir. La recommandation de Jean Oury de ne pas faire coïncider les statuts, les rôles et les fonctions est essentielle dans cette perspective. Il faut qu’il y ait du jeu entre les agencements qui se décalent à partir d’une même réalité, et qui créent des interstices dans lesquels le désir peut apparaitre.
Les machines d’expression
Les désirs de changement produit par les agencements machiniques entre les institutions et leur environnement s’expriment par des moyens divers, mais souvent dans des productions écrites. Celles-ci sont apparemment les œuvres de leurs scripteurs, mais en fait de tout un environnement de connexions dont les plus improbables vont soulever la perception de la situation et la transformer. C’est pourquoi la première étape d’une démarche schizoanalytique consiste à découvrir le rhizome, le fourmillement de racines différenciées, dans lequel s’inscrit la situation. On pourra mobiliser tel ou tel segment en priorité dans les actions envisagées. De même celui qui sèche devant une feuille blanche aura beaucoup de mal à la remplir, s’il ne fait pas le détour par d’autres idées qu’il va associer pour pouvoir revenir à ce qu’il va découvrir qu’il veut dire. Il n’y a pas d’énoncé qui ne soit le produit d’un agencement collectif d’énonciation qu’il faut rendre opérant par ce travail de connexion.
L’agencement collectif d’énonciation constitue une machine d’écriture, ou une machine théorique, en produisant des énoncés qui vont au-delà de la situation, la transforment et en découvrent le sens, constitué moins par les origines mobilisées que par l’esquisse du futur dont la situation est la prémonition.
Dans la production artistique ou littéraire se conjuguent une forte sensibilité à l’air du temps commune aux contemporains et un agencement collectif singulier fait de repères particuliers de l’artiste ou du groupe considéré. On a coutume de dire que « l’art brut », art des fous ou des personnes n’ayant pas eu d’éducation artistique, manifeste peu de souci de l’air du temps et de parenté avec les productions des œuvres d’artistes passés par les écoles spécialisés. L’école serait alors une machine à homogénéiser les sensibilités et à assoir les productions sur un même socle, qui permettrait de les évaluer pour le marché. L’entrée de l’art brut dans les musées d’art contemporain signifierait-il la soumission de ces œuvres, aux auteurs à peine découverts, à la machine commerciale qui dévore le monde ? Mais penser ainsi reviendrait de nouveau à penser que le sens des choses leur ait donné par la dernière instance de leur trajectoire, qui agirait ainsi comme une finalité imprimée par une machine toute puissante. Avec la schizoanalyse nous pensons au contraire qu’il y a de multiples machines, que les machines désirantes sont des multiplicités, qui tirent à tout moment nos actes et nos pensées, dans des directions imprévues, qu’il nous faudrait savoir reconnaitre, accepter, suivre, et dans lesquelles nous pourrions créer.