Félix Guattari face à la crise de la psychiatrie

En 1985, à Rome, lors d’un1 colloque sur le thème « Psychiatrie et institutions », à l’initiative du Parti Socialiste Italien, Félix Guattari présente un court exposé intitulé « Les 4 vérités de la psychiatrie ». C’est un texte relativement peu connu, je crois, et donc peu souvent cité. Il mérite pourtant, du fait de sa clarté et de sa concision toute notre attention aujourd’hui quand bon nombre de soignants, totalement rétifs à la pensée unique des neuro-disciplines et son corollaire de New Public Management, font retour sur la longue histoire qui avait vu s’instituer les ramifications diverses d’une « psychiatrie humaniste ».

A l’époque, Félix Guattari pressent déjà qu’une onde de choc, liée à la conjoncture économique et politique, risque de balayer ce qui cherchait à s ‘affirmer du côté des contre-cultures ou des innovations institutionnelles. Margareth Thatcher est devenue Première Ministre du Royaume Uni en Mai 1979. Ronald Reagan a pris ses fonctions de Président des U.S.A. en Janvier 1981. La vague du néo-libéralisme gagne le monde et ses mots d’ordre commencent à gangréner les esprits.

D’une manière différente, concernant l’avenir de la psychiatrie en France, Robert Castel avait déjà lancé l’alerte en 1981. Dans son ouvrage « La gestion des risques », il avait repéré maints indices fragilisant le développement de la sectorisation. Depuis, ils sont devenus patents et tout le monde peut reconnaître qu’il avait vu juste. Rappelons les quand même : déséquilibre complet de la répartition des pouvoirs entre l’administration et les praticiens, mainmise des tenants d’une psychiatrie biologique sur la formation des soignants, maintien inchangé de la loi régissant les mesures d’internement, recours à l’informatique pour cibler les populations dites à risques, dépolitisation de la discipline au profit d’une psychologisation tous azimuts de l’expression du malaise social. C’était une mise en garde, mais l’arrivée d’un gouvernement de gauche au pouvoir pouvait laisser croire que la catastrophe ne serait pas inéluctable. Et puis, il parlait en sociologue et les acteurs de terrain pouvaient juger ses propos de Cassandre beaucoup trop pessimistes.

Félix Guattari, lui, est un praticien engagé. Depuis le milieu des années 50 il a rejoint Jean Oury à la clinique de La Borde, il a participé aux réflexions du G.T.Psy, bousculé plus tard le Landerneau de la psychanalyse par sa co-écriture avec G. Deleuze de « L’anti-Œdipe » et « Mille Plateaux », et enfin s’est impliqué à fond, comme Robert Castel d’ailleurs, dans le « Réseau Alternatif à la psychiatrie ». Il connaît bien la situation Italienne et les controverses qui ont suivi la promulgation de la Loi 180 en 1979, annonçant la fermeture des asiles, sous l’influence des forces réunies dans le sillage de Franco Basaglia. Alors pour un public sans doute peu informé de la situation française, il va résumer à grand trait ce qui selon lui est resté insuffisant dans les indiscutables améliorations des diverses approches des soins en psychiatrie depuis l’après guerre. Il note : « Chacune d’entre elles fut porteuse d’une vérité segmentaire sans qu’aucune soit en mesure de faire face aux conséquences des bouleversements que connaissait, en parallèle, l’ensemble de la société ». Et sans prétendre à l’exhaustivité, il indique alors quelles seraient, selon lui, les 4 conditions nécessaires à une évolution progressiste d’un domaine qui risque de se retrouver en souffrance :

– 1° La transformation des équipements lourds existants.

– 2° Le soutien des expériences alternatives.

– 3° La sensibilisation et la mobilisation sur ces thèmes des partenaires sociaux les plus divers.

– 4°Le développement de méthodes renouvelées d’analyse de la subjectivité inconsciente, tant au niveau individuel que collectif. »

Evidences qu’il rappellera plus loin, ces propositions ne sauraient s’actualiser que si, comme l ‘avaient réclamé beaucoup plus tôt avec insistance Henri Ey et Lucien Bonnafé, la loi de 1838 était, non pas retoquée ou réécrite, mais tout simplement abrogée. Le maintien de ce carcan obérerait forcément toute refonte d’envergure des pratiques. Mais qui, par la suite, c’est à dire autour de la nouvelle mouture de la Loi de 1990, a sérieusement bataillé sur ce thème ?

Afin d’illustrer la portée de ses préconisations, il va reprendre très succinctement l’historique des mouvements qui ont bousculé les archaïsmes psychiatriques au cours du demi-siècle précédent : la psychothérapie institutionnelle dans sa première phase, puis la seconde inspirée par la psychanalyse, la naissance du secteur, mais aussi en Europe, la postérité des communautés thérapeutiques Anglo-saxonnes qui sera le terreau de l’ antipsychiatrie, et enfin le mouvement Psichiatria democratica en Italie.

Sans exclusive et sans jugement négatif, il souligne ce qui leur aura manqué : tantôt l’absence de relais politique au sein du corps social, tantôt la non prise en compte dans la clinique individuelle ou de groupe d’une réflexion concernant ce qui relève de l’inconscient. Sur ce dernier point, on sait qu’au regard de beaucoup, ses avancées théoriques paraîtront trop hétérodoxes ou difficilement compréhensibles. Si la notion de « transversalité », défigurée car vidée de ses dimensions inconscientes, circule dans le langage courant, des concepts tels que « les agencements collectifs d’énonciation » articulant clinique et politique feront très rarement partie de la boite à outils des intervenants de terrain. C’est sans doute regrettable, mais ce n’est peut-être pas l’essentiel, aujourd’hui, quand toute référence à la notion d’inconscient et donc aux débats concernant sa conception, sa formalisation, et son usage en pratique, devrait, selon certains groupes de pressions disposant d’entrées dans les ministères, faire l’objet d’un autodafé. Un champ de pensée et de controverses fécondes se trouve ainsi forclos, comme s’il suffisait de nier la réalité des mouvements affectifs ou identificatoires du transfert, ou l’effectivité de toute manifestations du désir, pour transformer les dogmes sur la programmation de l’homme automatique en vérités indiscutables.

Comme il l’explique lui-même, quand Félix Guattari préconise la « transformation des équipements lourd existants », il pense en premier lieu bien sûr, à la liquidation de l’héritage asilaire qui pouvait encore subsister au sein des immenses hôpitaux psychiatriques : hiérarchies autoritaires, relégation des patients hors champ social dans un statut de minorité, fatalisme des pronostics concernant leurs devenirs. Certes dans la mouvance de la psychothérapie institutionnelle, le paysage s’était quelque peu modifié. Mais sa critique ne se résume pas à cette évidence. Il sait que les « équipements du pouvoir » peuvent prendre des habits neufs au nom de la modernité. Si bien qu’il ne croit pas une seconde que le rapatriement des services psychiatriques au sein des hôpitaux généraux, nouvelle méga-machine aux contraintes rigides, permettra d’expérimenter de nouvelles formes d’accueil et d’hospitalité des patients qui ont besoin de trouver un refuge approprié à leur état de détresse. Ce n’est pour lui qu’un signe supplémentaire de la toute puissance d’une technocratie insensible aux constats des acteurs de terrain. Il en appelle donc à trouver d’autres leviers qui échappent à cette emprise.

Dans ce cadre, sa demande de soutien aux alternatives en psychiatrie, et son appel à la mobilisation sur les thématiques de la santé mentale de « partenaires sociaux les plus divers » donnent une indication des pistes qu’il voudrait voir se dessiner. Aujourd’hui, d’une vue superficielle, on jugera facilement ces exhortations utopiques, datées et donc sans portée réaliste. L’époque du « Réseau » est révolue. En faire mention relèverait d’un passéisme inquiétant. Mais peut-on en rester à l’idée que désormais, selon la formule célèbre de Margareth Thatcher « There is no alternative ». Ce serait un peu déprimant. Car, quand Félix Guattari évoque ces fameuses alternatives, à quoi pense-t-il en réalité ? Il a connu les free-clinics californiennes, les communautés thérapeutiques, les lieux de vie, il est resté attentif à la démarche radicale de Fernand Deligny dans les Cévennes, et, en France ou ailleurs, au Brésil ou au Japon par exemple, il garde un intérêt pour les innovations institutionnelles qui entrent en résonnance avec ce qu’il a connu à La Borde. Il sait que si certaines d’entre elles, simplement portées par le vent d’une mode, n’ont pas tenu dans la durée, d’autres ont résisté au temps, sans parler de celles qui pourraient surgir de manière inattendue là où on ne le prévoyait pas. La lucidité sur les forces conjuguées qui visent à décourager les prises d’initiatives à contre-courant ne doit pas empêcher de parier sur leurs virtualités. Si à Saint Alban, durant la guerre, dans une conjoncture totalement désastreuse à l’échelle macro-politique, furent posées, en relation avec un mouvement de résistance en acte et en pensée, les bases d’une refonte de la psychiatrie, pourquoi, de nos jours, de façon différente, ne pourraient pas s’inventer des formes d’accueil et de soins inédites, à contre-courant des modèles hégémoniques ?

Lors d’une intervention aux journées des CEMEA, à Privas, en 1982, Lucien Bonnafé avait rappelé : « Le fait psychiatrique n’est jamais que la représentation caricaturale et dramatique de ce qui se passe dans l’ensemble de la société. Si la relation thérapeutique est ce qu’elle est, c’est sans doute parce qu’elle est représentation hyperbolique de ce qu’est la relation humaine dans le monde où nous vivons ». De son côté, Félix Guattari n’a aucune illusion sur les positions subjectives induites par le tournant néo-libéral : « Un certain type de subjectivité que je qualifierai de capitalistique est en passe d’envahir toute la planète. Subjectivité de l’équivalence, du fantasme standard, de la consommation massive de réassurance infantilisante. Elle est la source de toutes les passivités, de toutes les dégénérescences des valeurs démocratiques, d’abandon collectif au racisme ». Pourtant il note aussi que ce tableau d’ensemble, ne doit pas conduire au renoncement. De nouvelles manières de vivre s’expérimentent ça et là. D’autres types de pensées et d’appréhension du monde, souterrainement, prolifèrent en rhizome. Des liens de solidarité résistent aux phobies sécuritaires. Des mouvements sociaux rappellent régulièrement l’étendue d’un malaise. Ce sont autant de craquelures dans la carapace des bien-pensances. Et c’est en écho à ces frissonnements que Félix Guattari voit la possibilité de développer, ce qu’il théorisera plus tard sous le thème des « 3 écologies » (sociale, environnementale et mentale), ce qui battrait en brèche les « racismes anti-fou » qui, sous des formes renouvelées sont toujours aussi tenaces.

Comme on le voit, malgré sa lucidité sans concession sur l’époque, Félix Guattari gardait, non pas un optimisme inconsidéré, mais plutôt une confiance dans la fertilité des énergies qui résistent aux désastres. Alors même si ce qu’il nommait « Les années d’hiver » se prolonge encore, sa relecture nous rappelle qu’il n’est pas impossible de préparer ce qui pourrait émerger au printemps.

1Cet article de Paul Brétécher a été écrit à la demande de la revue Vie sociale et traitement pour son numéro 151 consacré à la Santé mentale, été 2021.