Jean, Jeannot, Johny, Juanito : une schizoanalyse

« La psychanalyse est en crise ; elle s’enlise dans une pratique routinière et des conceptions figées. De son côté le mouvement social est dans l’impasse en raison de la faillite des régimes communistes et de la conversion des sociaux-démocrates au libéralisme. D’un côté comme de l’autre, la subjectivité individuelle et collective est en manque de modélisation. Et il est bien clair que ce n’est ni le freudisme, même revisité par le structuralisme, ou un freudo-marxisme, qui pourront désormais les faire avancer sur ce plan. En fait, un immense chantier de recomposition théorique et d’invention de nouvelles pratiques est ouvert… » 1

Ce chantier s’appelle « Méta modélisation schizo analytique » ou « Schizoanalyses » entendues bien sûr au pluriel. L’ambition de Félix n’est pas d’en faire une grille de lecture parmi d’autres mais une discipline de lecture des autres systèmes de modélisation, non pas cependant comme un modèle général surplombant mais comme un instrument de déchiffrement des divers modes de production de subjectivité.

Le concept de « schizoanalyse » vient de loin, dans la pensée guattarienne. « L’Anti Œdipe, ouvrage publié avec Gilles Deleuze en 1972, se clôt par un chapitre intitulé « Introduction à la schizo analyse ». Entre 1974 et 1992, Félix écrira seul six ouvrages qui, tous, enfoncent le clou de la schizo analyse (sans compter « Les trois écologies » 1989).

« Psychanalyse et Transversalité », 1974.

Où la Machine vient détrôner la structure, et où il s’agit déjà d’échapper à la signification et d’intégrer la finitude.

« La Révolution Moléculaire », 1977, une série d’articles, d’interviews, d’interventions entre 1972 et 1976.

« La schizo analyse nous la concevons comme une lutte politique sur tous les fronts de la production désirante ». La psychanalyse doit sortir du cabinet de l’analyste pour brancher le désir sur le champ social tandis que les luttes sociales ont à se préoccuper en priorité de leur ouverture sur la production désirante et la créativité des masses. Face à une psychanalyse scientifique, la schizo analyse s’affirme comme une politique du désir. Face à une politique de l’interprétation, elle défend une politique de l’expression.

« L’Inconscient Machinique », 1979

« Une cartographie schizo analytique, plutôt que de décalquer indéfiniment les mêmes complexes ou les mêmes « mathèmes » universels, explorera et expérimentera un inconscient en acte… / et pour ne pas retomber dans le piège des abstractions psychologiques ou sociales /… en serrant au plus près les points de singularité, les points de non-sens, les aspérités sémiotiques qui phénoménologiquement apparaissent comme les plus irréductibles ».

« Les années d’hiver » 1986, la traversée du trou noir, malheureusement étonnamment d’actualité.

« Les Cartographies Schizoanalytiques », 1989, signe un palier dans l’élaboration théorique de plus en plus complexifiée.

« Chaosmose » enfin, en 1992, dont la publication, quelques mois avant sa mort, lui confère une force testamentaire et souligne la cohérence de la pensée félicienne.

Au séminaire du 22 mai 19842, intitulé « Les Schizoanalyses », qui est une première tentative d’articuler ses propres réflexions à partir de sa pratique psychanalytique à La Borde et à Paris avec le travail de critique radicale de la psychanalyse qu’il mène avec Gilles Deleuze, Félix en propose une définition provisoire: « la schizo analyse est l’analyse de l’incidence des agencements collectifs d’énonciation sur les productions sémiotiques et subjectives dans un contexte problématique donné. » Il introduit ainsi la soirée3 « J’avais besoin de votre assistance pour me clarifier les idées. Je me suis aperçu – cela fait d’ailleurs partie de ce que je voudrais aborder ici – que, dans certaines situations, il n’était pas possible de procéder à une telle clarification sans le secours d’un agencement collectif d’énonciation. Sinon, les idées vous tombent des mains ! Depuis déjà pas mal de temps, j’étais à la recherche d’un polygone de sustentation pour circonscrire ce qui traîne dans ma tête. Je ne sais si, à nous tous ici, nous constituerons un tel polygone. On verra bien ! » Et un peu plus loin : « Ce séminaire sur les schizo analyses ne trouvera son propre régime que s’il se met lui-même à fonctionner à un niveau de méta-modélisation. Autrement dit s’il nous permet de mieux cerner nos propres agencements d’énonciation, ou pour mieux dire ceux auxquels nous sommes adjacents ». C’est à dire que dans le même temps qu’il formalise une théorisation des schizo analyses, Félix illustre en acte ce qu’il en est des agencements d’énonciation et ce que l’on peut attendre de leur méta modélisation.

Je ne sais pas ce que donneront les soirées de lecture très singulières organisées par Pascale Criton, mais on peut imaginer que le projet de Pascale constitue un de ces agencements collectifs d’énonciation, faits de sémiotiques langagières, a signifiantes, musicales, nomades… qui soutiennent une pensée des possibles et favorisent des pratiques nouvelles.

Il est peut-être opportun que je décline quelquesuns des agencement collectifs d’énonciation qui participent à ce que je sois ce soir ici avec vous. Ma rencontre avec Félix n’est pas d’abord une rencontre intellectuelle, c’est une histoire de pratiques partagées, pratiques professionnelles, pratiques de vie, pratiques de solidarité militante entre lesquelles, alors, on ne faisait pas vraiment la distinction. Félix parlait à leur propos de pratiques de « construction existentielle ». J’arrive à la clinique de La Borde, un beau jour d’août 1970 pour y faire un stage. Jeune soixante-huitarde de la fac de Nanterre, et après un détour en Lozère (St Alban), je m’y arrête avec ma Panhard break dans laquelle je dors et y embarque, sans connaître grand chose à la folie, des patients pour aller se baigner dans le Beuvron. Me voilà embauchée à l’issue d’un mois de stage et invitée à partager à Dhuizon, territoire félicien de deux-trois lieux de vie à quelques kilomètres de la clinique, un quotidien collectif. A la même époque, je commence à recevoir des patients à Paris, chez Félix, au sein du collectif « rue de l’Odéon- rue de Condé ». On va en Italie, en Belgique et ailleurs pour le Réseau Alternatif à la Psychiatrie. Et puis à partir de 1987, quelques années d’aventures communes avec la revue Chimères. Je voudrais rajouter un élément à ces ACE : ma volonté de diffuser cette approche institutionnelle de la folie au-delà de La Borde m’amène à postuler dans le service public. Et depuis 1983, je travaille à Clichy Sous Bois/Montfermeil, banlieue du 93, pas tant connue pour sa psychiatrie de pointe – quoique j’ai le droit de rêver – que parce qu’elle fut à l’origine des émeutes de 2005. Vous vous souvenez de la mort de Zied Benna et Bouna Traoré et des graves brulures de Muttin Altun qui, poursuivis par la police, se réfugièrent dans un transformateur électrique, ce qui déclencha l’embrasement des banlieues françaises. C’est donc en psychanalyste, peut-être un peu schizo analyste, mais aussi en clinicienne de banlieue, que je tente d’articuler deux-trois choses ce soir. Le préalable – éminemment félicien – est que la clinique c’est déjà du politique. La neutralité n’existe pas, pas plus dans ce champ que dans un autre, la neutralité fut-elle bienveillante relève d’un choix micro politique.

* *

Il me semble, malgré toutes les réticences à le faire, que l’on peut distinguer deux acceptions au concept de schizo analyse. Je ne dis pas deux schizo analyses, bien sûr, car si l’on se réfère à la formule de la définition citée plus haut « dans un contexte problématique donné » et au nom d’un principe d’immanence et de pragmatisme, il y a autant de schizo analyses que de situations. Je suis consciente du caractère fallacieux d’une telle séparation, les deux niveaux sont intimement liés et interfèrent en permanence. Félix n’a pas cessé par exemple de faire des allers retours entre un démontage politique des modélisations en vigueur, dont la psychanalyse freudienne, et son engagement éthico-esthétique dans une pratique psychanalytique, institutionnelle et individuelle. Mais ce qui me permet de penser que ce n’est pas tout à fait idiot est que dans « L’Inconscient Machinique » il propose de distinguer des schizoanalyses génératives qui ont pour objet un agencement existant et des schizoanalyses transformationnelles qui, elles, ont l’ambition de construire leurs propres agencements. Une illustration des premières est sa déconstruction de la psychanalyse freudienne, qui revient à un décodage des effets de subjectivation de la théorie freudienne. A savoir, derrière sa pseudo « neutralité bienveillante » une vraie complicité souterraine avec le capitalisme. En tant qu’elle conforte une subjectivité névrotique familialo-oedipienne, façonnée par la culpabilité et le manque, dont la norme, d’un bon équilibre psychique et d’une bonne insertion sociale, reste la castration assumée. La cartographie freudienne n’est pas seulement descriptive, elle est inséparable de la cure, c’est à dire d’une pragmatique du transfert et de l’interprétation, qu’il faudrait dégager d’une perspective significationnelle pour convertir les moyens expressifs en de nouvelles lignes de possibles. Et pour cela mettre en place de nouveaux agencements d’écoute et de modélisation. 4 Il ne suffit pas de dénoncer la psychanalyse, il faut mettre en place quelque chose qui la rende inutile : la schizo analyse !!! C’est ainsi qu’on pourrait évoquer une schizo analyse comme une pratique analytique qui changerait de foncteurs ontologiques. Au lieu de s’en tenir à des catégories pré établies – que ce soient des stades, des structures, des mathèmes, du Signifiant -, elle prendrait appui sur des cartographies diagrammatiques. Une sorte de méta modélisation en acte. Ici on arpente le territoire en même temps qu’on le cartographie et ça a des effets de subjectivation immédiats. Les cartographies deviennent déterminantes et déterministes. En elles-mêmes ce sont des opérateurs existentiels. On multiplie les cartes, non seulement une par patient puisqu’il n’y a pas de cartographie pré-codée, mais sans cesse mouvante, toujours à refaire au cours du processus thérapeutique. Elles ne consistent nullement à dresser un état des lieux, sinon à témoigner d’un point de vue, à dessiner des perspectives. Tout çà est au présent, dans une dynamique prospective et non pas récessive. On n’est plus dans une quête historique où il faudrait pouvoir penser le passé pour appréhender le présent, mais plutôt ce qui en est dit aujourd’hui, hic et nunc dans la séance, ça nous mène où ? Ni a fortiori archéologique où il y aurait à déblayer les différentes strates jusqu’à trouver la plus profonde, la plus déterminante. On ne va pas seulement chercher le sens enfoui sous le discours mais qu’est-ce que ça ouvre comme possibles ? La schizoanalyse est une géographie en mouvement. La cure analytique cesse d’être la scène d’une représentation, de préférence d’une tragédie grecque, pour devenir une usine. On y fabrique quelque chose, à savoir de la subjectivité, on y produit des devenirs… si on peut ! La schizo analyse est plus près d’une maïeutique – accoucher du virtuel – que d’une herméneutique. Rechercher des foyers d’auto-poïèse, des agencements virtuels partiels, opérer des greffes de transfert, ce n’est pas qu’un exercice intellectuel, d’une certaine façon c’est pour de vrai, comment ça peut s’actualiser ? La dépression comme prototype de chaosmose, comment on en sort ? Quelle ligne de fuite va prendre consistance et aider à la traversée du trou noir ? Comment du discursif, au-delà de la signification, peut devenir une ritournelle d’affirmation existentielle, susciter le désir que ça change ? D’autant que l’on a souvent affaire à des enjeux vitaux, d’où aussi une grande prudence à avoir.

Un autre élément de la schizo analyse, peu évoqué il me semble, et qui en fait toute sa portée contestataire est la critique radicale que Félix porte contre le concept de « surmoi », instance de la topique psychique freudienne agent des refoulements au nom des interdits parentaux, de la loi. De fait la schizo analyse se situe délibérément hors champ de tout surmoi quel qu’il soit. Non seulement par rapport à une morale judéo-chrétienne déjà évoquée de la faute, de la culpabilité. Mais il n’est pas non plus prévu de franchir des stades psychogénétiques successifs et dans l’ordre jusqu’à arriver à une génitalité heureuse. Toutes ces composantes infantiles sont des blocs d’enfance qui se distribuent au présent selon les agencements d’énonciation dans lesquels ils se trouvent pris. Pas non plus de prééminence de l’ordre symbolique où chacun devrait s’en remettre à la Loi du nom du père. Enfin, pas même de norme esthétique puisque place au mode mineur et aux singularités.

Chaosmoses et petites Bifurcations 

Lorsque je reçois Johny/Juanito5 il vient de faire une « embolie géo-névrotique ». Il a plongé de l’Altiplano péruvien dans le Limousin et, même en passant par New York, la descente a été trop rapide. Il s’est asphyxié le cerveau. Il rentrait d’un périple de dix ans : Paris, Londres, New York, Les Andes. Sur son billet d’avion New York-Paris, sur l’appareil, il était écrit : Air France. Là était l’arnaque. Il s’est bien fait piéger. C’était une machine à remonter le temps. Quand l’avion a atterri à Orly, il s’est retrouvé à la case départ, dix ans plus tôt, à sa sortie de taule. Quand dealer junkie, tel un Mesrine, il bravait les polices internationales avant de se faire serrer pour une histoire d’amour. Air France vient de refermer le piège du temps. Il n’est plus qu’un petit garçon envahi par les émotions, qui a peur de tout et attend dans l’angoisse le verdict du Jugement Dernier. Verdict qu’il connait déjà : il est condamné. Condamné d’être né. Condamné d’avoir survécu à la mort de son petit frère. Le fantasme de la balle dans la tête revient, lancinant. La balle entre doucement dans la tempe, elle traverse. Une seconde d’orgasme, une seconde d’éternité. Plus rien. Chaque matin, au réveil, la scène envahit tout l’espace, ne laisse place à rien d’autre. Il doit s’en extirper, affronter le quotidien des photoreporters en mal de placer leurs histoires. Exorcisme de l’échec. Confirmation de sa carte du monde : « tous des pourris ». Non trahison. Néanmoins, des contacts sont pris. Quelques histoires sont publiées. Mais la balle, au matin, reprend sa trajectoire. Plongée infinitésimale, répétée jusque n’en plus pouvoir. Catharsis de l’échappée sur place, faute de parcourir la géographie du monde. Depuis tout petit, il sent son père à des kilomètres. Il connait ses horaires par coeur et étudie les cartes, calcule les trajets qu’il peut parcourir en vélo pour fuir le plus loin possible et être rentré avant son retour. Les repas familiaux auxquels il ne peut échapper sont une torture. Son père a une longue badine. Jamais Jeannot n’adresse la parole à son père ni ne lui répond. Les coups n’y changent rien. Il se fait le plus petit possible et, sauf lui parler, se soumet à tous les commandements. Il est terrorisé. Au-dedans, la révolte gronde : « un jour j’aurai ta peau. Je te tuerai ». La porte de la chambre s’ouvre brutalement : « Qu’est-ce que tu dis ? ». Il se tasse dans son lit. « Je me tuerai ». Il a quatorze ans, son frère, Stéphane, meurt brutalement d’une tumeur au cerveau. Sa mort frappe la famille de sidération. Son père s’effondre sous ses yeux. Le dictateur devient une loque. Aucun mot n’est prononcé. Il n’avait pas toujours été tendre avec son frère, de trois ans son cadet. C’est moi qui aurais dû mourir. La terreur règne dans bien des endroits du monde. Elle attire Jeannot. Il en a besoin. Il va la chercher dans les geôles péruviennes, sur les traces du Sentier Lumineux. Il voudrait être au Rwanda, à Sarajevo, à Grozny… Dans les situations extrêmes de violence, où la mort est en jeu, il sait qu’il assure. Il n’a plus peur. Il fait corps avec la réalité. Il se sent exister. Tous les écrans entre les gens sautent, il n’y a plus de semblant. Les hommes deviennent transparents. Chacun pense à sauver sa peau et lui peut respirer, entrer en action. Ici, en France, tout l’effraie. Il hait la France. Le français est la langue de l’interdit, de l’angoisse. Dans ce pays il est toujours en faute. Il veut repartir, mais comment ? Jusque là il avait réussi à maintenir tant bien que mal un cycle rapide : émotions extrêmes – trou noir – repartir vite. « Succession de courses folles et de catatonies figées »6 . Aujourd’hui, la machine pour repartir s’est enrayée.

Les difficultés d’une démarche analytique apparaissent d’emblée. D’un côté un mouvement impérieux mais néanmoins bloqué le pousse à repartir. De l’autre, il lui est impossible de s’arrêter. Quelque chose en lui tourne à cent à l’heure. Tout ralentissement est une menace qui réveille la peur de tomber dans un trou sans fond. Se poser est l’équivalent d’un arrêt de mort. Il faut que ça speed.

Tenir la durée.

Il me reste, face à ces inconciliables, à tenter d’installer la possibilité d’un temps durant lequel nous serons, lui et moi, présents sur une même scène ? Je lui propose de visiter ensemble ses morceaux de vie éparpillés de par le monde. Je m’imagine alors que tenter d’en construire un récit à deux favorisera l’établissement de passerelles, voire la cohabitation dans un même espace des différents univers et personnages. Mais c’est un exercice qui relève pour lui de la plus haute acrobatie. Ca ne prend pas. C’est la déglingue. Des antidépresseurs n’y feront pas grand-chose. Sa réticence à en prendre est telle qu’il en a tous les effets inscrits sur la notice. La prise de médicaments vient raviver des souvenirs anciens de la période où il se faisait des cocktails explosifs. Il a peur de replonger. Jean a déjà connu des temps d’arrêt prolongés. Mais c’était sous la contrainte. Lorsqu’il s’est retrouvé incorporé, il était hors de question pour lui d’intégrer l’armée. Il a entamé une grève de la faim, déterminé à la mener jusqu’au bout. Le temps – dix jours – que les médecins militaires évaluent à qui ils avaient affaire, tout son corps était couvert d’eczéma. Ils ont préféré le lâcher dans la nature. En prison, voulant étudier, il avait commandé des livres. Ceux-ci n’arrivaient jamais. Sans l’ombre d’une revendication ou d’une critique, il recourut au seul moyen de lutte qu’il connaissait : la grève de la faim. On lui remit tous les bouquins. Jean est toujours prêt à payer de son corps, de sa vie, ce à quoi il tient. C’est même peut-être la seule chose qu’il sache négocier. « Se détruire » devient alors une monnaie d’échange, l’ultime objet d’un marchandage. Il sait se battre, ou à tout le moins résister activement, face à un ennemi extérieur identifié, sans celui-ci, la destruction continue son oeuvre « pour rien ». Contre l’ennemi intérieur, il est sans recours. La longue traversée du tunnel commence. Le tunnel se transforme en labyrinthe, il ne suffit pas de marcher pour en sortir. Le marécage glauque dans lequel il se débat devient ciment, rivant ses pieds au sol. Une spirale infernale le pousse à casser sa baraque. Alors, il court pour s’éclater la tête, toujours plus loin jusqu’à épuisement. Fuite sur place d’où tout plaisir est absent. Se dépasser, forcer son corps, être maitre de quelque chose. Des tendinites le contraindront à suspendre ses courses folles, la nuit, dans les rues de Paris. Le temps s’est arrêté, c’est l’horreur intérieure : le vide. Moment de flip complet. Il ne sait plus quoi faire, il touche le fond. Combien de temps ça va prendre ? est la phrase ritournelle qui scande les séances. Cinquante ans !? autant crever tout de suite. De toute façon je suis un cas désespéré. Comment faire pour tenir, pour rester là ensemble ? Chaque séance, on redémarre à zéro. Je n’arrête pas de gamberger et quand j’arrive ici plus rien. Y a grève des neurotransmetteurs, ça ne circule plus. C’est ça les résistances ?

Moi aussi je gamberge et tente de fabriquer des petites machines pour décoller.

Le monde, cartographie du temps

Johny/Juanito a un rapport singulier au temps. Pour avoir la perception d’un temps vivant, il lui faut se mouvoir dans l’espace, ou à défaut sur place (cf. la drogue, la course à pied) Ce qui compte c’est l’intensif. Le temps est une addition d’instants forts. Il faut que ça aille vite, même si le mouvement n’est qu’intérieur. Problème de vitesse et d’intensité. Lorsqu’il part pour Londres, un temps nouveau démarre, hors de toute fondation antérieure. Jean disparaît, Johny nait. Cette temporalité s’étaye alors sur des trajets Londres-New York, New York-Pérou, Bolivie-Pérou-Bolivie, Bolivie-New York. Le voyage New York-Paris clôt le cycle. Mise en équation de l’espace et du temps. Agent de transmutation, l’avion se transforme en machine à strier le temps. La boucle est bouclée. Jean se retrouve au temps « d’avant ». Ce temps-la est immobile. C’est un temps sans histoire. Aucun changement, intérieur ou extérieur, ne vient suggérer que du temps a passé. Les choses sont restées en l’état. C’est pourtant moins, quoiqu’il en dise, un temps immobile, sans histoire, qu’un temps qui procède par secousses/arrêts/coupures. Chargé d’émotions fortes, le temps s’accélère, il s’écoule. Faute de quoi, il se fige, s’enkyste. Points d’ancrage, dont il ne peut décoller et qui sont des points de souffrance. Comme des passages obligés qui ne se seraient pas faits et qu’il ne pourra jamais rattraper. C’est ce qui me rend barjo. Mais c’est aussi ce à quoi il tient, ce qui lui permet de réaliser ses reportages « choc ». Ca, il ne veut pas le perdre. Sa singularité, « folle » et créatrice, constitue les deux versants d’une même crête. Sa façon à lui de « battre le temps ». Alors, selon une spirale capricieuse du temps ou des événements, aujourd’hui, Jean a dix-huit ans et renoue avec le « No Future » du drogué. Il a quatorze ans et est happé par le trou noir de la mort de son frère. Il a huit ans, il vit dans la terreur du père et se réfugie dans l’évitement. Il a quatre ans, perdu dans un supermarché, il pleure sa mère au milieu des rayons. Il y associe toute une géographie du temps, elle-même segmentarisée. Chaque endroit, chaque arrêt du temps, porte la marque d’un univers bien particulier qu’un personnage, à chaque fois différent, habite. Et, ce qui est peut-être plus singulier, aucun lien identitaire ne semble relier ces univers. Comme si Jean n’avait pas voyagé pendant ces dix ans. Il est toujours resté en France. C’est Johny, né à Londres qui fait le voyage aux Etats Unis et vit son adolescence dans une famille d’adoption, celle de sa compagne. Le baptême du feu donne naissance à Juanito, photoreporter des extrêmes dans les Andes. Aucune passerelle n’existe entre eux trois, pas même le radical commun du prénom. Ce n’est pas la machine à remonter le temps d’Air France qui l’a piégé. Jean est prisonnier de cette conception dominante du temps qui trace une ligne droite vectorisée de la naissance à la mort, découpe la vie en segments, dont chacun serait daté, distribue une succession d’états. La norme établit que chacun de ces moments chasse le précédent. L’ensemble se nomme une biographie. « Chaque segment représente un épisode ou un « procès » : nous avons juste fini un procès que nous en commençons un autre, procéduriers ou procédurés pour toujours, famille école, armée, métier. Et l’école nous dit : « tu n’es plus en famille », et l’armée dit : « tu n’es plus à l’école… »7. Manière de dire qu’il y a un temps pour tout. Un temps pour faire son Oedipe, un temps pour se marier, faire son service ou devenir cadre. En effet, que cela s’inscrive sur un axe psychogénétique ou social, on n’y échappe pas. La psychanalyse freudienne, elle-même, procède de cette logique temporelle. Les stades pulsionnels – oral-anal-génital – scandent le passage de l’enfant à l’adulte. La théorie suggère une progression, voire un progrès. Ce sont autant d’étapes qu’il s’agit de franchir les unes après les autres, et dans l’ordre, de préférence. Les ratés de ce parcours s’appellent régression ou fixations. Ce qui n’est peut-être pas très loin de ce que formule Jeannot, lorsqu’il parle d’arrêts du temps. Or ces segments de vie n’ont pas d’âge. Ils ne se déclinent pas au passé. Ce sont des blocs d’affects qui opèrent tous au présent, au gré des configurations auxquelles Jeannot se trouve confronté et qui produisent des impasses ou ouvrent de nouveaux possibles. Lorsque Jean est pétrifié par l’angoisse devant son téléphone et qu’il ne peut qu’ajourner, le problème qui se pose à moi n’est pas qu’il « a » huit ans, ni que les directeurs d’agences seraient des équivalents pour lui de père. Mais, par exemple, que ce même affect de peur, – la peur du père pourquoi pas – dans certaines circonstances, est un facteur d’inhibition, dans d’autres a contrario, le moteur de ses actions.

L’introduction du Gris

C’est dans les situations les plus dures que Jean se sent vivre. Il a besoin de sensations fortes (danger, risques…) pour exister. Une combinaison machinique particulière lui donne toute sa consistance. Le walkman (il écoute des opéras), l’appareil photo et l’horreur, c’est mieux qu’un shoot. C’est fabuleux… Après, c’est le trou noir (conjonction de machines désirantes et Chaosmose). Dès la première séance, je note sa position « aux extrêmes » et son discours « tout blanc/tout noir ». Et je lui demande si, par exemple, il y a des compromis acceptables pour lui, en fonction d’une stratégie qui respecterait ses valeurs et son désir actuel d’être reconnu dans le monde de la photo. Sa réponse est tranchée. Ce sont tous des requins. C’est le règne des embrouilles, de la magouille. Paris Match et peaux de banane. Je ne comprends rien à ce monde. Je me fais avoir. Il fait le constat douloureux qu’il n’est pas comme les autres mais il a aussi la volonté de ne pas l’être. Il n’arrête pas de dénoncer le business, le look obligé, les codes avec lesquels il ne sait pas dealer. Y a rien derrière. Tous des cons, des frimeurs. Ca me débecte. Pour que ça marche avec l’agence, je devrais faire 90° de soupe et 10° de ce que je veux faire. C’est cher payé. Autrement dit, tout compromis est compromission. La trahison n’est jamais loin. Pourtant, il veut avoir son nom en haut de l’affiche. Il voit bien que ses photos provoquent un temps d’arrêt. Elles accrochent le regard. Mais, ce qu’il veut c’est des actes : qu’ils les publient ou qu’ils lui donnent de l’argent pour repartir. Tout le reste, c’est du vent. Lorsqu’elles sont publiées, les choses ne sont pas réglées pour autant. Jean découvre alors un monde, jusque là ignoré. A la question des modalités de règlement, comment expliquer qu’il n’a pas de compte en banque. Qu’il ne sait pas ce que c’est la Sécurité Sociale, encore moins comment s’inscrire. Ils en prennent prétexte pour ne pas le payer. Jean se révolte contre ce système pourri. Cette alternance d’états, du divin au ver de terre, ne passe par aucune étape intermédiaire. Disjonction exclusive du tout l’un ou tout l’autre. Sa révolte se confond avec la haine de ceux qui ont réussi sans galérer. Etrange rencontre avec le discours de sa mère, pour qui il y avait les nantis et les autres. Aux premiers, tous les droits et tous les avantages. Aux seconds la rancoeur, l’humiliation de la révolte ressassée.

Toutes mes tentatives pour introduire des nuances, un peu de « jeu »8 dans ses assertions extrêmes se heurtent à un mur de surdité ou réveillent sa colère. C’est quand même vrai que c’est tous des salauds… que là-bas j’assure et qu’ici je ne me débrouille de rien. C’est pas un monde pour moi. J’ai pas ma place. Dans la vie, c’est l’enfer ou le paradis. Et finalement, il préfère l’enfer. Sur quoi prendre appui pour transformer un agencement aussi rigide ? Je pense au gris. Dont la première définition dans le Littré est : fonction de transition entre le blanc et le noir. Sauf que le gris, c’est justement ce que Jean exècre. Le gris, c’est l’anti-intensif, le terne, le triste. C’est métro-boulot-dodo. C’est Paris et sa province. C’est l’ennemi à abattre. Mais Jean est photographe. Dans le champ pragmatique de la photo, le gris est une composante incontournable. Je lui en parle. Il est bien placé pour savoir qu’une photo en noir et blanc, d’où le gris serait absent, est une photo loupée. Il en convient. Tenter ainsi le passage d’une composante, le gris, d’un agencement où elle s’inscrit positivement à un agencement où elle est fortement négative, n’est pas sans effets. Déstabilisation des énoncés. Décadrage des images. On peut en attendre qu’elle produise des énoncés nouveaux, un remaniement d’univers. Le choc est rude. Le rôle positif du gris dans la photo relève pour lui de l’évidence. N’empêche que vivre dans le gris… Non! Il a besoin des sommets pour s’oublier et pouvoir s’éclater. Le gris est ici une composante de passage entre deux univers : son engagement existentiel et son investissement professionnel. Mais c’est aussi une composante de passage de nos agencements transférentiels, lui et moi. J’aime le gris. A cette époque, je suis passée de la lecture des « Monstres » de Gilbert Lascault à celle de son article « Eléments d’un dossier sur le gris » qui me ravit. Lascault y recense toutes les connotations attribuées au gris. On y trouve, bien sûr, le gris signe de vieillissement (cheveux gris), couleur de feu éteint (gris cendre). Le gris toujours susceptible de cacher quelque chose de louche (le gris policier). Pour Goethe, c’est l’anti-vie, l’intellectualité morose par opposition au vert de la nature. Mais, avec Duchamp, il devient l’art de la petite variation. Tout ce qu’aime Giacometti est gris. Kandinsky insiste sur les processus de fabrication. Il y a deux gris qu’on ne peut absolument pas confondre. Le premier est un mélange du blanc et du noir (le gris optique). Celui-là abolit les contraires. Il est chargé de valeur négative. C’est un éteignoir. Le second est obtenu à partir du vert et du rouge (le gris haptique). Celui-ci est équilibre des contraires. Il est du côté de la vie et porteur de valeur positive. Paul Klee lie le gris et le chaos. Le chaos étant non pas le contraire de l’ordre mais son origine. Le point gris est le point non dimensionnel entre ce qui devient et ce qui meurt. Le gris rejoint le concept d’oeuf d’où jaillit l’énergie de l’univers. Les mouvements tourbillonnaires sont rapides. Le chemin, qui va du fond où ça brasse à la surface où des bulles pétillent, est court. Oscillations internes qui suivent la courbe aléatoire des événements extérieurs. Il n’attend plus rien. Une porte s’entr’ouvre. L’accueil de ses photos a été chaleureux. Un magazine est intéressé. Il se jure à lui-même que s’il a une réponse positive, la dépré c’est fini pour toujours. La séance suivante, son visage est mitigé. La réponse est positive mais différée. Ils publieront son histoire, mais dans six mois. Je lui demande ce que devient son serment. Je lui reparle du gris. Perplexité, embarras. Le « tout blanc/tout noir » est bloqué. Pas de quoi exulter, mais pas de quoi non plus se foutre une balle. Un gris se profile qui ne serait pas que négatif. Moment de suspens, d’attente, de demi-teintes. Du temps continue de passer. Un matin, tout a disparu, la dépré, l’envie de gerber… Ce n’est pas l’euphorie. Ce n’est pas un shoot. C’est un état de soulagement, d’apaisement. Il a le souci de dorloter cet état fragile. Il a peur que ça reparte sans raison. Un mois plus tard, il est toujours dans le même état. Je suis devenu une plante. La tenaille de la libido entre mon cerveau et mon estomac s’est desserrée. Peut-être même a-t-elle disparu ? Ca ne me brasse plus. Le fantasme de la balle s’est éloigné. Il n’y a plus rien. C’est le vide sans l’horreur. Le gris règne. Je le lui dis. Fred se rebelle encore une fois. Si le gris c’est l’équilibre, je préfère le noir et blanc. Je préfère être barjo. On reparle technique. Une photo qui est grise, où il n’y aurait pas de vrai noir ni de vrai blanc, est ratée, elle aussi. Une photo réussie intègre une infinie variation de gris qui donnent au noir et au blanc toute leur valeur. Ce n’est évidemment pas le gris qui fait la qualité de la photo. Il faut seulement qu’il ait le droit d’exister. Il opine, rassuré. Quelque chose passe. Le gris pourrait devenir un compagnon provisoire fréquentable.

Une autre musicalité

On continue vaille que vaille. Un jour, mon oreille se dresse et pourtant à mieux écouter rien de particulier dans ce qu’il dit. Alors j’entends qu’il me parle en français comme un français9Jusque là il parlait français comme parlent des étrangers qui connaissent parfaitement une langue mais la manient avec une certaine prudence et tiennent à conserver un accent, un rythme, des idiomes, soulignant un « je ne suis pas d’ici ». Je lui fais remarquer qu’il est en train de se passer quelque chose. A quoi il rétorque que non, il est en train de chialer sa mère comme d’habitude. Non ! Ecoutez ! Lorsque je précise ce que j’ai entendu, il se fâche puis finit par s’entendre. Pour autant ne croyez pas que… Je hais toujours la France, je ne me réconcilierai pas avec ma famille. Sur les quelques mois qui suivent, les choses se précipitent, y compris au niveau financier, pour rendre possible un départ pour le Pérou. Nous échangerons quelque temps par courriel. Pas un instant je n’ai pensé que cette bifurcation avait déterminé la possibilité de son re-départ. Cette petite bifurcation était plutôt déjà l’indice de quelque chose qui était en cours comme « l’oiseau qui tape du bec à la fenêtre »10. Il fallait juste peut-être l’entendre et ouvrir la fenêtre. D’autant qu’il importe de ne jamais simplifier. Cet indice – habiter sa langue maternelle – aurait pu être entendu comme une sémiotique reterritorialisante, un retour au terroir, fini les voyages. Ca y est Jean se réconcilie avec la France profonde, sa famille. Avec la tentation de la laisser de côté. Alors qu’elle s’est révélée avoir une fonction déterritorialisante, de re-singularisation. Par où, je ne sais pas. Un catalyseur parmi d’autres d’un décollage redevenu possible. On ne sait jamais par avance où ca va aller, mais on y va. Et quand même s’il peut habiter sa langue maternelle, peut-être que cette fois Jean sera du voyage.

Il y a des gens qui sont dans un rapport chaosmique au monde. Entre les artistes et les psychotiques, Jean en fait partie. La traversée du trou noir n’est jamais assurée, ni pour chacun ni pour l’humanité. Mais, note d’espoir et retour à un pragmatisme de base, « toutes ces pratiques microscopiques – schizo analytiques – conjuguées les unes aux autres vont aboutir à des mutations d’univers de valeurs »11. En 1992, si l’on s’en tient à ses dernières publications journalistique12, Félix était délibérément optimiste. Aujourd’hui plus que jamais, on a envie de l’être avec lui.

1 Félix Guattari, Chaosmose, Paris, Galilée, p.85

2 Séminaire qui se tenait chez Félix Guattari une fois par mois, depuis déjà des années et qui a continué jusqu’à sa mort.

3 in Chimères, n° 50, p.21-22

4 Chaosmose, op. cit. p.90

5 Johny/Juanito sont les deux prénoms nés de ses périples aux Etats Unis et en Amérique Latine. La version originale de son prénom, Jean/Jeannot, puisqu’il est français, est honni et rayé du vocabulaire.

6 Kleist, cité dans G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, Paris, Minuit, 1980, p.440

7 in Mille Plateaux, op. cit., p.254

8 Au sens mécanique, introduire un peu de jeu dans les pièces d’une machine ou, au sens ludique, jouer avec.

9 J’ai alors à l’esprit la remarque que Tosquelles a eue à plusieurs reprises in vivo, à partir de son expérience avec son analyste originaire d’Europe centrale, réfugié à Barcelone, qui connaissait à peine la langue espagnole, cf. le Film François Tosquelles, une histoire de la folie de Danielle Sivadon et Jean Claude Polack, réalisation François Pain.

10 F. Guattari et S. Rolnik, Micropolitiques, Paris, Les empêcheurs de tourner en rond, 2007, p.322 et F. Guattari, Chaosmose, op. cit., p.98

11 Félix Guattari, interview dans Lien social, septembre 1992

12 in Le Monde Diplomatique, septembre 1992, publication posthume. Lien social et son interview pour la télévision grecque (1992).