Pour une refondation des pratiques sociales (extrait)

« Le nazisme et le fascisme n’ont pas été des maladies transitoires, des accidents de l’histoire. Ils constituent des potentialités toujours présentes. Ils continuent d’habiter nos univers de virtualité.

Sous des formes variées, un microfascisme prolifère dans les pores de nos sociétés. L’histoire ne garantit aucun franchissement irréversible de seuils progressistes. A cet égard, il serait tout à fait illusoire de s’en remettre aux impératifs formels de la défense des droits de l’homme. Les droits ne sont pas garantis par une autorité divine. La puissance de suggestion de la théorie de l’information a contribué à masquer l’importance des dimensions énonciatrices de la communication. Elle a souvent conduit à oublier que c’est seulement s’il est reçu qu’un message prend son sens, et non simplement parce qu’il est transmis. L’information ne peut être réduite à ses manifestations objectives. Elle est, essentiellement, production de subjectivité, prise de consistance d’univers incorporels. Ces derniers aspects ne peuvent être réduits à une analyse en termes d’improbabilité et calculés sur la base de choix binaires. La vérité de l’information renvoie toujours à un événement existentiel chez ceux qui la reçoivent. Son registre n’est pas celui de l’exactitude des faits, mais celui de la pertinence d’un problème. La crise actuelle des médias et la ligne d’ouverture vers une ère postmédias constituent les symptômes d’une crise beaucoup plus profonde.

« J’entends mettre l’accent sur le caractère foncièrement pluraliste, multicentré, hétérogène, de la subjectivité contemporaine, malgré l’homogénéisation dont elle est l’objet du fait de sa mass-médiatisation. Un individu est en lui-même un collectif de composantes hétérogènes. Dans les sociétés antérieures au capitalisme, l’initiation aux choses de la vie et aux mystères du monde passait par le canal de rapports familiaux, de rapports de classes d’âge, de rapports de clan, de corporation, de rituels. Ce type d’échange direct entre individus se raréfie. C’est à travers de multiples médiations que se forge la subjectivité, tandis que les rapports individuels entre les générations, les sexes, les groupes de proximité se distendent. Une nouvelle solitude machinique est née, qui doit être retravaillée en permanence de façon qu’elle puisse s’accorder avec des formes renouvelées de socialité. Il s’agit de forger des enlacements polyphoniques entre l’individu et le social.

« La nouvelle conscience planétaire devra repenser le machinisme. Les généticiens associent la vie à une nouvelle approche du machinisme à propos de la cellule, des organes et du corps vivant. Les machines ne sont pas des totalités refermées sur elles-mêmes. Elles entretiennent des rapports déterminés avec une extériorité spatio-temporelle, ainsi qu’avec des univers de signes et des champs de virtualités. Le rapport entre le dedans et le dehors d’un système machinique n’est pas seulement le fait d’une consommation d’énergie, d’une production d’objet. Il s’incarne également à travers des phylums génétiques. Une machine affleure au présent comme terme d’une lignée passée. Elle est le point de relance, ou le point de rupture, à partir duquel se déploiera, dans le futur, une lignée évolutive. L’émergence de ces généalogies et de ces champs d’altérité est complexe. Elle est travaillée en permanence par toutes les forces créatrices des sciences, des arts, des innovations sociales, qui s’enchevêtrent et constituent une mécanosphère enveloppant notre biosphère. Cette efflorescence machinique abstraite, explorant le devenir humain. L’individu, le social, le machinique, se chevauchent. Une grande dérive des finalités est en train de s’opérer. Faute de la promotion d’une subjectivité de la différence, de l’atypie, de l’utopie, notre époque pourrait basculer dans les conflits atroces de l’identité »

(Félix Guattari, ultime manuscrit, 1992, paru dans Le monde diplomatique)