Schizoanalyses… ?

Chimères. Revue des schizoanalyses… depuis plus de 30 ans d’existence, la revue affiche cette référence singulière qui la distingue radicalement de tout autre. Référence énigmatique, elle rendra la vie impossible au bibliothécaire qui voudrait lui trouver un rayon adéquat. Comment et où ranger la schizoanalyse? Ou serait-elle un antidote à tout rangement ? Sur Cairn on la trouve à la fois dans la section psychologie et dans la section philosophie. De fait, philosophes et psy (psychanalystes, psychiatres, psychologues) y publient. Mais il ne s’agit ni d’une revue de psychanalyse, ni d’une revue de philosophie, pas plus qu’une revue d’anthropologie, de sociologie ou d’art…

Le principe d’un entre-croisement de travaux provenant de champs hétérogènes n’a jamais perdu de sa vitalité. C’est à un agencement d’énonciation singulier que se raccroche à l’origine la revue, celui des séminaires du mardi où se réunissaient psys, philosophes, ethnologues, mathématiciens, analystes mais… « Pas pour une inter-disciplinarité de galerie! » écrit Guattari dans l’édito du premier numéro1. La juxtaposition de diverses disciplines ne suffit pas à les faire rentrer dans des rapports schizoanalytiques.

Mais qu’est-ce qui permet de tels rapports ? Dans ce premier édito Guattari fait de la schizoanalyse « la science des chimères ». Chimères, assemblages vivants et étranges de fragments sélectionnés sur des phylums hétérogènes, appartenant à l’univers des monstres. Du lion-chèvre à queue de serpent, à toutes les créatures fantastiques et bizarres que l’imagination pourra composer : centaures, minotaures, sphinx, satyres, loup-garous, griffons, basilics, cynocéphales, manticores … Toutes les chimères sont-elles également viables et valables? Et comment (se) fait-on une chimère ?

Car depuis 30 ans d’existence la revue affiche cette référence, mais ceux qui y écrivent ont-ils (encore) une idée de ce que la schizoanalyse peut bien vouloir dire?

C’est en tout cas la question qui se pose au sein même du comité de rédaction en 2017. La revue traversait alors une des nombreuses périodes de remous qu’elle connaît régulièrement. Mais les interrogations qui la saisissaient alors restent jusqu’à aujourd’hui ouvertes. Quel est le rapport de chacun à la schizoanalyse? Quels représentations s’en font les uns et des autres? Le terme est difficile, peu « vendeur » car au-delà d’un cercle très restreint la schizoanalyse est tout simplement inconnue. Si bien qu’on se demande s’il ne faudrait pas changer de sous-titre. Pourquoi pas « revue des micropolitiques » par exemple? Ou bien, faudrait-il réorienter la revue du côté des dernières créations de Guattari, dans le sillage de l’écosophie ?

Mais avant de reléguer la schizoanalyse aux vieilles chimères, de l’oublier dans des grimoires poussiéreux, manuels de démonologie ou catalogues de monstres théoriques, il y a de quoi se pencher sérieusement sur la question et pour commencer relire les textes de références. Y trouvera-t-on une définition? Bien-sûr, mais pas qu’une seule, tout un pullulement difficilement synthétisable. Rien qui s’apparente en tout cas à la définition ramassée et en trois volets que Freud donnera de sa propre discipline (la psychanalyse comme méthode d’investigation, psychothérapie et ensemble de théories sur le psychisme). Une des difficultés provient du fait que le terme évolue avec les œuvres communes et respectives de Deleuze et Guattari (on retrouvera le terme évidemment plus chez Guattari seul que chez Deleuze seul) suivant les mutations de leurs batteries conceptuelles. Par commodité nous proposons un parcours chronologique suivant des séquences marquées par les grandes œuvres deleuzo-guattariennes et guattariennes, de L’Anti-Œdipe jusqu’aux Cartographies schizoanalytiques et à Chaosmose. À ces différents temps, on pourrait en rajouter d’autres plus incertains: ceux de la schizoanalyse après Deleuze-Guattari et Guattari. En tout cas la question du ferment schizoanalytique aujourd’hui mérite d’être posée.

Ceci n’est que l’ébauche d’une recherche. D’autres lectures, d’autres constructions, d’autres cartes seront possibles et peut être plus pertinentes, mais on ne se privera pas de quelques repères à partir desquels chacun dans sa pratique, et depuis les agencements auxquels il est adjacent, pourra rhizomer.

Préhistoire de la schizo-analyse

Le terme apparaît dans les lettres que Guattari envoie à Deleuze dans leurs travaux préparatoires à L’Anti-Oedipe. On retrouvera celles-ci dans les Écrits pour l’Anti-Oedipe2 où l’on pourra suivre les traces de l’embryogenèse de la schizo-analyse. Elle y apparaît d’abord comme la manière très particulière de Guattari de mener des analyses, dans le cadre d’une institution comme celle de la Borde, aussi bien que dans celui de son cabinet parisien.

C’est donc dans ce dispositif particulier à quatre mains, comme apport de Guattari mais dans une adresse à Deleuze auquel il livre quelques bribes saillantes de sa clinique, qu’émerge l’idée d’une schizo-analyse. On pourrait cependant supposer, qu’avec son allure de bon mot, c’est au sein d’une discussion que le terme est né. Quand Guattari l’utilise dans ses lettres, il semble déjà appartenir à un vocabulaire commun. Il y a dans celui-ci un humour certain, une manière de reprendre, de détourner, de pasticher, la construction du terme « psychanalyse ». La schize plutôt que la psyché. Comique de répétition, la coupure y est redoublée. À l’analyse, cette opération qui consiste à couper en petits éléments ce qui constitue un ensemble composite, s’adjoint la schize. Sur-coupure. Schize, ou autrement dit dissociation, qui bien sûr renvoie également à celle qui frappe cette forme terrible de psychose qu’est la schizophrénie. La schizo-analyse serait-elle une analyse spécifiquement centrée sur la schizophrénie ? Ou plus étrange, une analyse menée de manière schizophrénique ? Nous verrons que sans s’y limiter, la schizo-analyse a effectivement affaire à cela.

Ce projet d’une reformulation de l’analyse et d’une extension de son champ naît du magma problématique guattarien, celui d’un tiraillement entre plusieurs pratiques a priori inconciliables : une pratique militante révolutionnaire dans différentes organisations politiques, une pratique psychiatrique en institution avec des psychotiques, une pratique d’analyste en privée, la fondation et l’animation de groupes très divers, une réflexion philosophique, une aspiration pour la littérature, le théâtre, le cinéma, etc. La schizo-analyse c’est d’abord ce qui permet d’ouvrir un coefficient de transversalité entre toutes ces pratiques qui sans cela resteraient clivées.

Transversalité qui s’intensifiera et se compliquera dans sa co-construction théorique avec Deleuze.

La schizo-analyse dans L’Anti Œdipe

Dans L’Anti-Œdipe la schizo-analyse se définit en fonction de la psychanalyse, dans une certaine continuité mais surtout une opposition sur quelques points fondamentaux. Elle semble se présenter comme une alternative, pratique et théorique, à destination des mécontents de la psychanalyse qui règne dans les années 70. Elle prend naissance dans un mouvement de critique radical du familialisme, c’est à dire de l’opération réactionnaire consistant à rabattre les flux désirant (au moyen de l’arsenal interprétatif) sur le système réduit d’une cellule familiale coupée du champ social: le système Papa-Maman-Moi.

La schizo-analyse se distingue de la psychanalyse dans ses conceptions du désir et de l’inconscient.

Le désir au sens schizo-analytique se détache de toute définition en terme de manque: « le désir ne manque de rien, il ne manque pas de son objet. C’est plutôt le sujet qui manque au désir, ou le désir qui manque de sujet fixe »3. Le désir est directement branché sur le champ social, historique, politique, qu’il parcourt et investit immédiatement sans qu’il soit nécessaire de faire intervenir une opération de sublimation. Plus encore: il est producteur de ce champ. Production au cœur de l’inconscient schizo-analytique, là où l’inconscient de la psychanalyse se contentait de représenter. Plutôt qu’un inconscient-théâtre, où se rejoue éternellement l’Œdipe et où l’on retrouve toujours les mêmes jeux symboliques, les mêmes structures, c’est le modèle d’un inconscient-usine qui se dégagera, inconscient réel, orphelin, non-figuratif et machinique. Il s’agit de s’opposer à toute pratique consistant à rabattre des données sur une grille préétablie. Chercher à dégager les flux déterritorialisés du désir plutôt que les reterritorialiser sur l’îlot œdipien.

Ainsi la schizo-analyse trouvera d’abord sa singularité dans une tâche dite « négative » ou « destructrice », mais qu’il faudra mettre en œuvre avec une grande prudence. Elle consistera en « un curetage de l’inconscient », dont le but est de défaire le piège œdipien et de dissoudre le moi dit normal. Corollaires de cette tâche destructrice, un ensemble de tâches positives seront indiquées.

La schizo-analyse doit son nom au fait qu’elle vise à schizophréniser, alors que la psychanalyse névrotise (c’est notamment ce qu’elle tente avec les patients psychotiques). Cela ne signifie pas qu’elle cherche à rendre malade, psychotique ou plus psychotique que l’on est déjà, au sens psychopathologique du terme. Il y a à distinguer la schizophrénie comme entité pathologique, le schizo d’hôpital, et ce que Deleuze et Guattari nomment le processus schizophrénique. C’est ce dernier que la schizo-analyse cherche à relancer, là où il a pu s’enrayer. La schizophrénie correspond précisément à une des formes possibles d’interruption de ce processus, de manière particulièrement brutale. Les modalités d’arrêt ou de détournement du processus sont définit en fonction des trois catégories nosographiques classiques: névrose, psychose et perversion. Dans la névrose le processus est pris au piège du triangle œdipien dans lequel son mouvement se réduit à un tour de manège. Dans la perversion il se prend lui-même pour sa fin. Enfin dans la psychose il s’effondre ou se poursuit dans le vide. Ainsi il faut bien distinguer la fin du processus ou sa continuation dans le vide de son accomplissement. C’est cet accomplissement que soutient la schizo-analyse.

Le processus schizo est production du désir et des machines désirantes. Une des définitions possibles de la schizo-analyse à partir de L’Anti-Œdipe est celle d’une analyse des machines désirantes et des investissements sociaux qu’elles opèrent. Le schizo-analyste est un micro-mécanicien, mais qui ne cherchera pas à faire fonctionner les machines désirantes sans à-coups, car elles ne marchent que détraquées. La normalisation en ce domaine est à ranger du côté des désirs d’abolition du désir. Le schizo-analyste explorera les machines désirantes d’un sujet, ce qui y rentre et ce qui en sort (toute la composition des coupures-flux spécifiques à quelqu’un). « Il s’agit de trouver quelles sont les machines désirantes de quelqu’un, comment elles marchent, avec quelles synthèses, quels emballements, quels ratés constitutifs, avec quels flux, quels chaînes, quels devenirs dans chaque cas »4. Aux questions de la psychanalyse concernant la psychosexualité du sujet (à quels stades y a-t-il fixation de la libido, quel est le devenir de la bisexualité originaire, quels sont les fantasmes opérant) la schizo-analyse préférera la recherche des sexes non-humains. Plutôt qu’interpréter, il s’agira d’accompagner l’expérimentation.

Cette tâche mécano-analytique des machines désirantes est la première tâche positive de la schizo-analyse. D’autres tâches sont ensuite esquissées à travers le dernier chapitre, où Guattari et Deleuze établissent quatre thèses de la schizo-analyse:

1) la nature social de tout investissement, qui de toute manière porte sur un champ social historique5

2) la distinction dans les investissements sociaux entre les investissements libidinaux inconscients, de groupe ou de désir, et les investissements préconscients de classe ou d’intérêt6

3) le primat des investissements libidinaux du champ social sur l’investissement familial (de fait et de droit). La famille n’est qu’un stimulus de valeur quelconque, un ensemble d’arrivé ou une interception7

4) la distinction de deux pôles de l’investissement libidinal social, le pôle paranoïaque, réactionnaire et fascisant, le pôle schizoïde révolutionnaire8

Si la première et la troisième thèses reprennent des lignes largement développées jusqu’à ce point de l’ouvrage, la deuxième et la quatrième permettent d’indiquer plus précisément une seconde série de tâches positives, plus particulièrement centrées sur la question de l’analyse des formations sociales et des groupes, en particulier militants. Il s’agira en particulier d’analyser les contradiction, les paradoxes qui agitent ce type de groupe. Comment un groupe à visée révolutionnaire peut à autre niveau, celui de son organisation par exemple, s’avérer totalement réactionnaire ? Les décalages possibles entre investissements préconscients d’intérêt et investissements inconscients de désir, ainsi que l’oscillation inconsciente des délires sous-jacents à toute formation sociale entre les pôles paranoïaque-fasciste et schizo-révolutionnaire, sont des outils permettant d’en saisir les ressorts.

La schizo-anlayse représente donc une politisation de l’acte analytique, faisant pièce au processus révolutionnaire. Mais la question peut se poser au sortir de la lecture de L’Anti-Œdipe: comment se pratique concrètement une schizo-analyse ? Quid du schizo-analyste et du schizo-analysant? La schizo-analyse se réduirait-elle à un supplément d’âme gauchiste dans une pratique de la psychanalyse en cabinet ou en institution?

À ces questions on pourra trouver quelques éléments de réponses dans un entretien de Deleuze et Guattari avec Raymond Bellour9. La schizo-analyse n’a pas à se constituer comme une nouvelle école, un nouveau courant. Depuis un mode d’existence ambiguë, dans la mesure où ses acteurs peuvent s’ignorer, il s’agirait d’une conjonction de pratiques et d’expériences locales prenant en considération la question du désir inconscient. La pratique de la schizo-analyse peut être celle d’un individu mais aussi d’un groupe. Dans tous les cas elle se fera en articulant militance et analyse (au sens psy du terme). Son champ d’application dépasse largement le champ psy classique (libéral ou en institution), puisqu’elle peut se porter sur les terrains de la pédagogie, de l’art, des organisations politiques… On schizo-analysera aussi bien dans un hôpital psychiatrique que dans une classe, un syndicat ou un groupuscule politique.

Développement guattarien entre les deux tomes de Capitalisme et schizophrénie

Dans La révolution moléculaire et L’inconscient machinique, Guattari développera cette articulation entre clinique et politique.

Tout au long des textes s’échelonnant de 1973 à 1977, Guattari cherchera à approfondir cette hypothèse d’une alternative, d’une bifurcation radicale de l’« analyse », devenue indissociable de différents champs micro-politiques. Il définit ainsi la schizo-analyse : «  Nous concevons la schizo-analyse comme une lutte politique sur tous les « fronts » de la production désirante. Pas question de se centrer sur un seul domaine. Le problème de l’analyse, c’est celui du mouvement révolutionnaire. Le problème du mouvement révolutionnaire, c’est celui de la folie, c’est celui de la création artistique… La transversalité n’exprime rien d’autre que ce nomadisme des « fronts » […] Cette dichotomie entre la production sociale et les productions de désir, la lutte révolutionnaire doit s’en occuper partout où la répression familialiste s’exerce contre les femmes, contre l’enfant, contre les drogués, les alcooliques, les homosexuels, etc. Cette micro-lutte de classes ne saurait donc jamais se jouer sur le seul terrain de la psychanalyse »10. Le concept de transversalité est ainsi déterritorialisé de son champ initial qui était celui des institutions, en premier lieu psychiatriques (mais aussi très vite pédagogiques et militantes), pour désigner ici la dynamique nomade de cette ligne schizoanalytique qui permet de passer, de sauter, d’un domaine à un autre, d’un « front » de libération du désir et de l’énonciation à un autre. Mener l’analyse jusqu’à un certain point force à la faire sortir des limites dépolitisantes du cabinet, du « cadre » qui a rendu possible l’établissement d’un premier territoire où elle a pu se construire, ne serait-ce qu’en cherchant à la confronter aux phénomènes de la folie. Ceux-ci ouvrent nécessairement l’espace de l’analyse aux questions politiques, d’abord parce que le matériel qu’ils déploient est de toute part imprégné par le champ social et politique ( le caractère du délire directement branché sur le champ social et historique) mais aussi parce qu’ils ont pris place dans l’histoire de la machine capitalistique en tant qu’ aspérités à lisser aux moyens de divers dispositifs, d’enfermement, de discipline, de contrôle, qu’ils appellent une prise en charge par des établissements marquées par l’aliénation sociale, qu’ils font l’objet de nombreuses lois, etc. On ne peut donc pas chercher à approcher sur un mode analytique ces phénomènes de psychoses sans se confronter aux questions posées par le milieu dans lequel on les rencontre. Mais le pas suivant amène à ne pas se contenter d’une « analyse institutionnelle », puisqu’à partir du détachement de certaines composantes des territoires remaniés par ces analyses, il s’agira de glisser de l’un à l’autre, et de proche en proche nourrir un mouvement révolutionnaire, non pas sur le plan d’une organisation massive, synthétiste, molaire (détachement d’une avant-garde, précipitation de la classe prolétarienne par prise de conscience, dialectique globalisée, prise de l’appareil d’État…) mais sur un mode moléculaire, aux fronts multipliés, diffractés, et pourtant non séparés, ou du moins joignables de diverses manières.

Tout au long de ces textes on voit comment Guattari propose durant ces années marquées par les suites de mai 68, expérience de libération collective de l’énonciation, une forme d’analyse révolutionnaire, dans le sens non seulement d’une transformation radicale de la discipline, mais également dans le sens d’une intégration aux projets révolutionnaires eux-mêmes. En visant un enrichissement et une multiplication du réel, la schizo-analyse est profondément liée aux dynamiques de l’art. Elle cherche à déployer à toutes les échelles, individuelles et collectives, une libération et une singularisation des modes d’expressions. À la manière de Kafka, qui fera l’objet d’une monographie schizo-analytique en tant que telle11, il s’agira de pousser chacun à trouver-créer sa langue mineure par laquelle son désir pourra se dire.

A travers ses échafaudages sémiotiques, Guattari introduit une réponse schizo-analytique au tournant linguistique marquant le paysage intellectuel de l’époque. Ses échafaudages se développeront avec l’Inconscient machinique qui cherche à explorer la voie d’une « pragmatique de l’inconscient », autre manière de nommer la schizoanalyse. On y trouve une floraison de concepts, pour un certain nombre repris (et transformés) dans Mille Plateaux , notamment la ritournelle et la visagéité. Il s’agit avec la schizo-analyse de se défaire de l’impérialisme du signifiant et des théories structuralistes alors dominantes. L’inconscient ne se réduit pas à la fonction et au champ de la parole et du langage. Guattari opérera ainsi des distinctions entre les encodages a-sémiotiques « naturels », les sémiologies signifiantes et les sémiotiques a-signifiantes. Les premières relèvent de niveaux minéral ou biologique, où les plans du contenu et de l’expression ne sont pas distingués ; l’exemple le plus récurrent est celui du code génétique. Les secondes se distinguent en deux sous-ensembles : les sémiologies symboliques et la sémiologie de la signification. Les sémiologies symboliques ne relèvent pas exclusivement du langage, leurs « substances d’expression » sont plurielles12. Elles sont rattachées schématiquement à l’icône peircienne. C’est le mode d’expression propre au langage enfantin, à celui des primitifs, à celui de la folie. On le retrouve dans la danse, les expressions mimiques, les somatisations… La sémiologie de la signification n’utilise au contraire qu’une seule substance d’expression, celle du signifiant, qui vient surcoder toutes les autres substances. En cela cette substance signifiante est dite despotique, il y a une « dictature du signifiant ». Elle est associée à un processus capitalistique : le signifiant plonge l’ensemble des signes dans un système d’équivalence généralisé. Tout signe doit être « traductibilisé » en signifiant, comme tout objet doit être traductibilisé en argent, ou tout objet partiel en phallus. Dernière catégorie, les sémiotiques a-signifiantes relèvent des diagrammes, que Guattari distingue des icônes dans le rang desquels Peirce les situe. Elles sont dites aussi « post-signifiantes »13, dans la mesure où elles dépasseraient la mise en équivalence signifiante capitalistique. Elles renvoient aux systèmes de signes mathématiques, scientifiques, musicaux… Les sémiotiques post-signifiantes ou diagrammatiques sont aussi ce qu’il faut faire advenir : un langage révolutionnaire à base de « signes-particules », pour l’heure à l’état de potentialité.

Dans le sixième chapitre, Guattari nous donne quelques « Repères pour une schizo-analyse ». Il y distingue une schizo-analyse générative et transformationnelle, et en propose huit principes14. La schizo-analyse se définit d’abord par une certaine prudence, où l’on pourra réarticuler le précepte hippocratique, primum non nocere, avec l’idée de rester en « adjacence du devenir en cours ». Elle portera son attention sur les évènements, par définition rares et « qui ne se passent jamais où on les attends » , secouant les agencements, sans prétendre qu’il se passe quelque chose quand il ne se passe rien, visant ainsi les rationalisations des psychanalystes dont il s’agira encore de s’extraire en s’opposant à l’idée de développement stadique et d’acquisition définitive (notamment l’idée de castration symbolique comme garantie d’une bonne structuration psychique), ou encore en ne se contentant pas du dispositif divan-fauteuil pour accéder aux phénomènes inconscients, et en se laissant « mouiller » par eux, c’est-à-dire en ne reculant pas devant l’engagement subjectif qu’ils appellent. Ainsi, il s’agit d’être pris aux jeux de transferts mais selon deux modalité à distinguer : le transfert (classique) de « résonance subjective » (transfert personnologique : répétions de rapports à tel imago…) et les transferts machiniques où sont en jeux les dimensions diagrammatiques et qui transforment les agencements. Enfin, la schizo-analyse suivra un ultime principe : « Toute idée de principe doit être tenue pour suspecte ». C’est qu’une schizo-analyse dépend toujours de la situation particulière de l’agencement analysé, et son effort de théorisation devra en respecter les limites, en reconnaître les dimensions instables, la finitude et les potentialités de métamorphoses.

La schizoanalyse dans Mille plateaux

Le terme se fait plus rare. Il apparaît néanmoins de manière discrète, notamment à la fin de certains Plateaux comme une ouverture vers de nouveaux horizons. Il est souvent utilisé comme équivalent d’un autre terme, en particulier la pragmatique.

La critique massive de la psychanalyse dans L’Anti-Œdipe laisse place à une critique plus ponctuelle et diffractée.

Un certain nombre de concepts apparaissent et viennent enrichir la boîte à outils schizo-analytique : rhizome, strates, régimes de signes, visagéité, devenirs, ritournelle, appareil d’État, machine de guerre, distinction entre le lisse et le strié… D’autres sont développés et viennent prendre plus d’ampleur comme la multiplicité, le Corps sans Organes, le plan de consistance… Le processus schizo et les machines désirantes disparaissent au profit des lignes, des machines abstraites et des agencements.

L’Anti-Œdipe opérait déjà de nombreuses connexions et conjonctions transdisciplinaires: entre philosophie, psychanalyse, psychiatrie, politique, histoire, anthropologie, littérature, histoire de l’art… Dans Mille Plateaux la linguistique va prendre une place de premier plan. Se démarquant de la linguistique générative de Chomsky et du structuralisme saussurien (étayant toute la théorie lacanienne), les références principales seront issues du courant pragmatique (Austin, Searle, Ducrot…) et de la glossématique de Louis Hjelmslev. Des branchements avec d’autres disciplines s’effectuent, notamment avec la biologie, la géologie et l’éthologie.

Si, par rapport à L’Anti-Œdipe, il y a bien un décentrement concernant la question de la psychanalyse, la critique des conceptions psychanalytiques de l’Inconscient et du désir est reprise et approfondie.

L’inconscient schizo-analytique est décrit comme un inconscient acentré, plutôt qu’un inconscient organisé autour d’un axe, d’un tronc central (celui du père et ses substituts: chefs, généraux… ou le tronc phallique). C’est un inconscient peuplé de multiplicités moléculaires: « tout ce qui passe par les pores du schizo, les veines du drogué, fourmillements, grouillements, animations, intensités, races et tribus »15. La psychanalyse méconnaît les multiplicités qu’elle rabat sur la triade œdipienne, la dualité mère-enfant ou l’Un du moi ou du phallus. Elle ne saisit rien aux articles indéfinis (qu’elle ramène toujours à un article défini ou un adjectif possessif), ni aux hecceités et devenirs (rabattus sur des identités et des identifications). À contrario la schizo-analyse est un art des multiplicités, qu’il s’agit non seulement de reconnaître mais de faire proliférer. Plutôt que révéler, interpréter un inconscient de calques (calques des stades génétiques ou de la structure), la schizo-analyse est une cartographie, ce qui ne va pas sans la production d’un nouvel inconscient et l’émergence d’énoncés et de désirs inédits.

Deux opérations psychanalytiques sont particulièrement visées, dans le retournement que propose la schizo-analyse : l’écrasement des formations d’énoncés et l’étouffement du désir. A la malédiction du manque, déjà abordée dans L’Anti-Œdipe, Deleuze et Guattari ajoutent deux autres malédictions pesant sur le désir: celle de la règle extrinsèque (le désir appendu au plaisir, visant une décharge, dont le but serait l’orgasme) et celle de l’idéal transcendant (le désir courant après une jouissance impossible). Consacrant cette triple malédiction, le psychanalyste est désigné comme la plus récente figure du prêtre.

Depuis Mille Plateaux, la schizo-analyse pourrait être définie comme l’analyse des agencements et notamment des agencements collectifs d’énonciation (dont dépendent les énoncés individuels et les formations de subjectivités). Cette analyse n’est pas une simple étude qui laisserait l’agencement intacte, puisque la schizoanalyse s’emploie à renverser les agencements, à les faire passer de leur face tournée vers les strates, à celle tournée vers le plan de consistance ou le Corps sans Organe. Le projet de la schizo-analyse est celui de défaire les trois strates de l’organisme, de la signifiance et de la subjectivation. Mais cette déconstruction nécessite toujours une grande prudence, processus progressif où il faudra garder toujours un peu de strate et se garder de déstratifier à la sauvage. Sans quoi le risque est celui de la mort proprement dite ou de la mort psychique (capture par le faux, l’illusoire, l’hallucinatoire… les vertiges de la drogue et de la décompensation psychotique).

Le premier niveau est celui du corps. Faire une schizo-analyse c’est se défaire du moi et de l’organisme et trouver, se faire, un Corps sans Organes. La schizo-analyse étant un parti pris pour le désir, elle optera pour les pratiques de cette limite du corps vécu qu’est le CsO, défini également comme « le champ d’immanence du désir, le plan de consistance propre au désir »16. Deux étapes seront nécessaires: 1) la fabrication proprement dite du CsO, 2) la mise en circulation sur celui-ci des flux, des intensités qui lui correspondent (par exemple dans le masochisme, les ondes dolorifères). À ces deux étapes correspondent deux manières de rater le CsO: 1) ne pas arriver à le produire 2) rien arriver à faire passe dessus, les intensités étant bloquées. L’art de la prudence schizoanalytique c’est de ne surtout pas se contenter de la première étape, et d’éviter de produire un CsO lugubre, mortifère. Tous les CsO ne valent pas mieux que l’organisme et ses strates, c’est ainsi que « le problème matériel de la schizo-analyse est de savoir si nous avons les moyens de faire la sélection, de séparer le CsO de ses doubles: corps vitreux, corps cancéreux, totalitaires et fascistes »17.

Les deux autres strates, signifiance et subjectivation/assujettissement, correspondent aux deux régimes de signes dominants (régimes paranoïaque et passionnel) dont la psychanalyse est un exemple de mélange. La schizo-analyse a une fonction de repérage à la fois, des régimes de signes, toujours mixtes, à l’œuvre dans une situation (de pathologie singulière, de groupe, d’événement sociétal…), et des phénomènes de traduction créatrice d’une sémiotique à l’autre et de leurs possibles transformations (avec apparition d’un nouveau régime de signe). Défaire les strates de la signifiance et de la subjectivation, défaire l’interprétation et le moi (pour se lancer dans l’expérimentation) c’est défaire le visage ou plus exactement la visagéité, avec ses deux fonctions: 1) d’ordination des normalités (Homme/ Femme, riche/pauvre…) et 2) de détection des déviances (l’air louche, étrange, fou…). « Le programme, le slogan de la schizo-analyse devient ici: cherchez vos trous noirs et vos murs blancs, connaissez les, connaissez vos visages, vous ne les déferez pas autrement, vous ne tracerez pas autrement vos lignes de fuites »18. Mais là encore il s’agit de procéder avec une grande prudence.

Une seconde manière de définir la schizo-analyse dans Mille Plateaux, la renverra à la détermination et au traçage des lignes composant un individu, un groupe, une société ou encore une œuvre littéraire ou une œuvre d’art. Individus, groupes, sociétés… sont donc composés de lignes, « traversés de méridiens, géodésiques, tropiques, fuseaux… »19, dont trois sortes peuvent être distinguées: les segments durs ou molaires, les segments souples ou moléculaires et les lignes de fuite. Certains groupes ou personnes manqueront d’un certain type de lignes, en particulier de lignes de fuite. La schizo-analyse aidera alors à dégager les lignes étouffées et à produire celles qui n’existaient pas.

Contrairement à la psychanalyse, cette approche ne différencie pas un niveau « clinique » d’un niveau « appliqué » (à des faits sociaux, des romans…). Ce sont les mêmes lignes qui sont en jeux dans les différents champs et les différentes échelles. Les mêmes types de lignes qui se traceront pour un individu névrosé, une tribu, un groupuscule politique, un tableau, une nouvelle… La schizo-analyse consistera donc, dans son travail cartographique, à repérer les lignes qui composent un agencement, leurs mélanges et leurs distinctions, les dangers encourus sur chacune d’elle. Il faudra éviter ces dangers et soutenir le tracé de ligne de vie, en particulier les lignes de fuites, de déterritorialisation (les lignes les plus dangereuses puisqu’elles peuvent aussi se retourner en ligne de mort et d’abolition).

C’est cette définition-là de la schizo-analyse, en terme d’analyse de lignes, que Deleuze reprendra et pourra faire travailler de son côté, notamment dans ses cours (mai, juin 1980) et dans Dialogues avec Claire Parnet20.

Outre ces deux définitions (la schizo-analyse comme analyse des agencements, déstratification et retournement de ceux-ci sur le plan de consistance, et analyse en termes de lignes), d’autres sont possibles. On ne retrouve plus le terme de schizo-analyse dans les derniers plateaux, mais chaque plateau peut être l’occasion d’une reprise et d’une construction de ce qu’elle pourrait être.

Les cartographies guattariennes de la schizoanalyse

Dans les suites immédiates de Mille Plateaux, Guattari commence un séminaire où il développe toute une théorie schizoanalytique originale. Ce véritable work in progress qui s’étala sur une dizaine d’années, aboutira à la publication d’un ouvrage Cartographies schizoanalytiques où sont reprises (parfois sans grandes modifications) ses interventions. Deux définitions de la schizoanalyse pourront être dégagées de ce tissu compact de travaux.

Guattari introduit dans cette période tout un champ d’investigation, celui de la production de subjectivité. La schizoanalyse, en un premier sens, peut être définit comme l’analyse de la production de subjectivité et des équipements collectifs de subjectivation.

La subjectivité n’est jamais de l’ordre du déjà donné. Au même titre que la Conscience, la Signifiance…elle ne sera pas prise comme une entité transcendantale qui serait imperméable aux situations concrètes. Une distance importante est ainsi prise avec les conceptions lacaniennes, de sujet divisé ou de parlêtre, réduit à un effet du langage selon la fameuse formule « le signifiant représente le sujet pour un autre signifiant ». Pour autant le terme de subjectivation ne renvoie pas à une quête d’adéquation avec soi-même. Il n’y a pas de subjectivité « naturelle », renvoyant à des schèmes ontogéniques universaux (noyau vierge de la subjectivité qu’il faudrait retrouver en « se reconnectant avec sa nature profonde, son Soi…»). La subjectivité comme terminal d’un processus où interviennent des éléments hétérogènes, produite par une pluralité d’agencements connectés ou concaténés, ne se présente jamais comme une totalité close et fixe mais comme une multiplicité mouvante, ouverte à l’intromission de nouvelles composantes et en constant devenir. « La subjectivité schizo-analytique s’instaure à l’intersection de Flux de signes et de Flux machiniques, au carrefour des faits de sens, de faits matériels et sociaux et, surtout, dans le sillage de transformations résultant de leurs différentes modalité d’Agencement »21.

On peut considérer la production de subjectivité à différentes échelles. Au niveau macro, il y a une production de subjectivité sérielle, production de masse qui viendra modeler les idéaux, les mémoires, les langages, les conduites, les modalités de perception et de conscience. La subjectivité mass-médiatique est le produit principal du capitalisme, condition de toutes les autres productions. Une des pistes schizo-analytiques les plus fécondes lancées alors par Guattari est celle de l’étude des effets des mutations technologiques sur la subjectivité et l’énonciation. Au seuil de l’ère numérique, il appelle de ses vœux l’émergence d’une « subjectivité post-média ». Il nous appartient aujourd’hui de constater son advenu ou son maintien dans le champ des possibles.

Dans une seconde perspective, la schizo-analyse cherche à « dégager ce qui peut encore tenir debout dans les décombres de la psychanalyse, ce qui mérite d’être repensé à partir d’autres échafaudages théoriques- si possible moins réductionnistes que ceux des freudiens et des lacaniens » 22. Elle s’écarte de toute approche en terme de clefs universelles, de généralités, de standards, de structures fondatrices, archétypes jungiens ou mathèmes lacaniens… Dans une certaine continuité critique vis à vis de la psychanalyse et dans la reprise de ce que le geste freudien a de plus vivace et révolutionnaire, un certain nombre de concepts vont être revisités : l’inconscient, la pulsion, le transfert, le symptôme… Une large place va être faite durant plusieurs séances de séminaire à la question du rêve, cette voie royale vers l’inconscient selon le fondateur de la psychanalyse, négligée dans l’Anti-Œdipe et Mille Plateaux. Les échanges avec les participants sont marqués par des récits cliniques, issus notamment de la pratique analytique de Guattari mais également de celle de Jean-Claude Polack et de Mony Elkaim.

La schizo-analyse se démarque à la fois d’un modèle marxiste, abordant les phénomènes en termes d’infrastructure et de superstructure, et du modèle thermodynamique, à travers lequel Freud développe le volet économique de sa métapsychologie. Il s’agit de se dégager des structures crypto-religieuses et de l’idéal de scientificité qui gangrènent le champ psychanalytique. Au scientisme on préférera un paradigme éthico-esthétique. Inutile donc de singer les sociétés scientifiques ou de s’organiser comme des groupements religieux. Suivant le point de vue guattarien, la schizo-analyse n’a pas à s’organiser en société ou école, comme le font les différentes obédiences psychanalytiques. Elle ne se réduit pas à une spécialité psy parmi d’autres, nécessitant une structuration institutionnelle avec son cortège habituel de rites d’initiation. Guattari avance plutôt l’idée d’une existence ignorée de la schizo-analyse par ceux-là même à qui il arrive de la pratiquer. Elle serait présente déjà « un peu partout de façon embryonnaire, sous diverses modalités »23.

La schizo-analyse prend donc des distances avec l’établissement non seulement de la psychanalyse, mais également d’un ensemble de disciplines, vis à vis desquels elle œuvrera comme un système de méta-modélisation, « une discipline de lecture des autres systèmes de modélisation. Pas à titre de modèle général : mais comme instrument de déchiffrage des systèmes de modélisation dans divers domaines »24.

Dans cette visée, elle se définira comme analyse des agencements, ou plus précisément « analyse de l’incidence des Agencements d’énonciation sur les productions sémiotiques et subjectives, dans un contexte problématique donné »25. Le concept d’agencement est donc repris, déplié, complexifié. Les catégories hjelmsleviennes de Contenu et d’Expression, ainsi que les segments territorialisés et les pointes de déterritorialisation, sont cartographiés en fonction de nouvelles coordonnées. Quatre « foncteurs » ou « domaines » permettent de s’orienter dans l’analyse des agencements : F : les flux matériels et signalétiques, T : les territoires existentiels, P : les Phylums machiniques, U : les univers incorporels. À partir de ces quatre foncteurs, Guattari proposera une série de cartes, mouvantes et plus ou moins complexes, où seront resitués des concepts élaborés dans Mille Plateaux ou l’Anti-Œdipe, tels que les machines abstraites, les rhizomes ou le plan de consistance (à rattacher plutôt aux Phylums machiniques), les ritournelles (qu’on comprendra dès lors à partir des territoires existentiels), ou encore les héccéités (à rapporter à la catégorie d’Univers incorporels). La déterritorialisation est doublée : une déterritorialisation objective, des Flux aux Phylums, et une déterritorialisation subjective, des Territoires aux Univers.

Ce qui change d’une cartographie à l’autre, c’est la manière dont on y circule. D’une séance de séminaire à l’autre, Guattari fera sans cesse varier des circuits de tenseurs, de synapses (d’Effet et d’Affect), d’articulations, de spins… ayant pour fonction de signaler les manières de relier un domaine à un autre.

Malgré l’aspect touffu de cet entrelacement de concepts étranges formant une jungle délirante, Guattari n’aura de cesse de réaffirmer la finalité pragmatique de toutes ses productions. Elles n’ont d’autre vocation que d’être utilisées, en tant qu’outils, dans la situation où l’on est. Si on en trouve pas d’usage, à balancer donc. Aux cartographies spéculatives on préférera toujours les cartographies concrètes ou d’ « existentialisation », en prise direct sur les agencements.

Guattari donne des exemples d’objets sur lesquels peuvent porter une schizo-analyse : « un tableau clinique, un fantasme inconscient, une fantaisie diurne, une production esthétique, un fait micro-politique… »26. Mais il faut préciser qu’il ne s’agit pas tant d’analyser les « données » de l’agencement que le « Donnant », c’est à dire ce qui est producteur dans ce que présente l’agencement. C’est en s’intéressant à ce « Donnant » qu’on pourra déceler le potentiel de changement libératoire dans un agencement.

Les objets de la schizo-analyse sont donc d’une grande diversité et complexité, débordant de la manière dont ils peuvent être habituellement circonscrits par des disciplines qui voudrait en faire une chasse gardée. Le sujet de la schizo-analyse (celui qui pratique une schizo-analyse) ne se laissera pas plus facilement cerner et localiser. Plutôt que d’utiliser le terme de « schizo-analyste », Guattari utilise la formule d’ «agencement analytique ». Ce dernier peut renvoyer aussi bien à un individu, un groupe sociologiquement déterminé, un phénomène social diffus, une pratique pré-personnelle (comme un style par exemple) qu’une combinaison de ces différents niveaux.

Si la pratique psychanalytique se définit en fonction de certaines règles (libre association, écoute également flottante, analyse de l’analyste…), la pratique schizo-analytique se définira plutôt selon une « règle anti-règle » imposant « une constante remise en question des Agencements analyseurs, en fonction de leurs effets de feed-back sur les données analytiques »27.

Une dernière touche enfin sera apportée à la schizoanalyse avec Chaosmose. Guattari y réaffirmera le renversement opéré vis à vis de la psychanalyse, consistant à aborder les processus de subjectivation sous l’éclairage de la psychose plutôt que sous celui de la névrose. C’est précisément à partir de la psychose que l’on peut saisir les liens intimes entre Chaos et Complexité, entre plongé dans les ténèbres de l’abolition et prolifération virtuelle de nouvelles constellations hyper-complexes, entre apparition d’un champ de possibles et disparition dans un trou noir, à vitesse également infinie. Intégrant les problématiques de l’écologie, la schizoanalyse cheminera doucement jusqu’à l’écosophie.

Quelques propositions sur la schizo-analyse

Au terme de cette traversée rapide des principaux textes « fondateurs » de la schizo-analyse, on ne peut que constater les limites qu’elle impose à tout désir de capture synthétique. La déterritorialisation et les lignes de fuites, constitueront aussi bien les matériaux du Contenu que de l’Expression de la schizo-analyse, qui déploiera l’art d’échapper à l’appétence pour le clair, le distinct et surtout l’immobile. Le rhizome énonciatif schizo-analytique est ainsi fait qu’on ne pourra en faire une découpe cernant l’essentiel, puisque qu’il n’y a pas d’essentiel, de tronc, de noyau. Ou alors tout y est essentiel, tant et si bien qu’on pourra toujours reprendre à partir du résidu de la découpe, une remise en question d’une définition se voulant établie. De plus, l’usage du terme a une fonction stratégique. Il mutera donc en fonction des contextes micro-politiques.

Tentons néanmoins de résumer les différentes définitions dégagées :

1) Dans L’Anti-Œdipe, la schizo-analyse propose une lecture critique de la psychanalyse et se présente comme une alternative théorique et pratique. En tant qu’ « analyse des machines désirantes et des investissements sociaux qu’elles opèrent », elle introduit à une nouvelle conception du désir et de l’inconscient, et vise l’accomplissement du processus schizophrénique.

2) Les développements intermédiaires de Guattari dans la Révolution moléculaire et L’inconscient machinique, nous font voir la schizo-analyse comme une forme révolutionnaire d’analyse en adjacence des processus mutationnels déjà à l’œuvre dans différents domaines du champ social. Elle cherchera à accompagner les révolutions moléculaires et la libération de l’énonciation et du désir à tous les niveaux par le déploiement des devenirs-minoritaires.

3) Dans Mille Plateaux, on pourra la définir d’abord comme analyse des agencements et notamment des agencements collectifs d’énonciation. Analyse qui ne signifiera pas tant « interprétation » que « expérimentation », et donc retournement des agencements de leur face tournée vers les strates à celle tournée vers le plan de consistance. Dit autrement l’analyse cherchera à dégager des pointes de déterritorialisation dans un agencement donné.

4) A partir de Mille Plateaux, encore, émerge une seconde définition : la schizo-analyse est une cartographie des lignes composant un individu, un groupe, une œuvre d’art… Il s’agira de repérer les lignes en jeu dans un agencement et d’en permettre un autre déploiement, un nouveau tracé.

5) Depuis Cartographie schizo-analytique et Chaosmose, la schizo-analyse se définit d’avantage en terme de continuité critique vis à vis de la psychanalyse, qu’en terme d’opposition. Il s’agit de se délester d’un idéal scientiste au profit d’un paradigme éthico-esthétique. On pourra la définir comme système de méta-modélisation, c’est-à-dire comme instrument de déchiffrage des systèmes de modélisation les plus divers (sur un mode transversale et non sur-plombant).

6) Parallèlement à cette définition en terme de méta-modélisation, la schizo-analyse consistera toujours en une analyse des agencements. Mais l’analyse cartographique ne se fera plus en suivant le tracé de différentes lignes mais en fonction de quatre domaines: les flux signalétiques et matériels, les phylums machiniques, les univers incorporels de référence et les territoires existentiels.

7) Enfin une dernière définition pourra être dégagée des mêmes ouvrages : la schizoanalyse est une analyse de la production de subjectivité et des équipements collectifs de subjectivation.

À cette série de définitions, j’en ajouterais une dernière, plus personnelle : la schizo-analyse est une déterritorialisation de la psychothérapie institutionnelle, et son devenir-mille-pattes. Cette déterritorialisation commence simplement avec le nomadisme de Guattari, nomadisme à plusieurs niveaux : spatio-temporelle, intellectuel, appartenances groupales… Dans ce tracé d’une série de lignes de fuite partant de La Borde, il ne s’agit pas simplement de promouvoir la psychothérapie institutionnelle au-delà d’une seule clinique. Au travers de ce qu’il appelle d’abord « analyse institutionnelle », c’est un dépassement du champ de la psychiatrie qu’il propose. Faire proliférer ce qui a pu se passer dans un asile (St Alban) et une clinique psychiatrique, dans l’ensemble du tissu social, subvertir toute une variété de dispositifs et d’équipements, et ce en y introduisant à la fois l’analyse politique (marxienne) et l’analyse de la subjectivité (psychanalyse). Avec la pédagogie institutionnelle, une première excursion de ce type avait pu se réaliser, parallèlement au développement de la psychothérapie institutionnelle. Mais c’est à une extension beaucoup plus large que Guattari rêve, toute une insémination moléculaire, non seulement dans les écoles, mais aussi les crèches, les universités, les prisons, les mouvements politiques, les syndicats… La rencontre avec Deleuze va modifier l’ampleur et la vitesse de cette déterritorialisation. Une métamorphose s’opère. Même si déjà il ne s’agissait plus tant de marcher que de glisser, il y avait encore cet anthropomorphisme hérité de la bipédie de la psychothérapie institutionnelle, avec ses deux jambes, politique et clinique, marxienne et freudienne. Avec cette rencontre post-68, c’est l’acte de naissance de la schizo-analyse, dans l’émergence d’un devenir mille-pattes. Une opération pour chaque jambe : la psychanalyse est dénoyautée, on lui extrait son noyau œdipien, son cœur familialiste, quant au marxisme, on lui fait fondre sa structure en y injectant une lave libidinale, plus ou moins visqueuse ou liquide. On cessera ainsi de considérer les phénomènes sociaux et politiques en termes d’infrastructure (économique) et de superstructure (où étaient rangés les faits de désir et de subjectivités). Avec une jambe désossée et une autre fondue, plus de quoi marcher correctement, si ces opérations n’étaient suivies de toute une démultiplication, une fractalisation. Ouverture à un ensemble de champs : philosophie, anthropologie, histoire, éthologie, littérature, disciplines artistiques, photographie, architecture, musique… Mais aussi déploiement sur toutes les échelles : individuel, petit groupe, masse, sociétés, mais également celui des singularités pré-personnelles.

Dit un peu autrement, le côté territorialisé de l’agencement schizo-analytique, c’est la psychothérapie institutionnelle. Mais ses éléments de base que sont l’analyse, la militance, l’institution… subiront des torsions considérables et des devenirs incroyables, en suivant les pointes de déterritorialisation de l’agencement.

Alors revenons à la question : En quoi Chimères est-elle une revue des schizo-analyses? La revue a-t-elle glissée au fur et à mesure des années s’écartant de son identité initiale schizo-analytique ? Mais rien ne se prête moins à une « identité » que la schizo-analyse… pas de « dogme » schizo-analytique, conservé et transmis dans le cadre d’une société ou d’une École, délivrant l’autorisation de se réclamer d’un statut de « schizo-analyste » (du moins en France ; en Amérique latine, il y a eu moins de scrupules à ne pas suivre Guattari sur ce point là). Les lignes de déterritorialisation sont à même d’amener la schizo-analyse bien loin de ses cartes de départ. Y compris de L’Anti-Œdipe et Mille Plateaux.

Pour autant l’autorisation à dériver loin de tout équilibre redondant, ne permet pas de dire que tout et n’importe quoi est de la schizo-analyse. Et toute dérive n’est pas une déterritorialisation, il peut s’agir tout aussi bien de mouvements de reterritorialisation, de retour à des formes d’analyse, de rapports à nos objets d’étude, pré-schizo-analytiques.

Bien sûr se rapporter à l‘Anti-Œdipe et à Mille Plateaux comme à des textes sacrés n’a rien de schizo-analytique. Mais une relecture suffit pour s’apercevoir qu’une myriade de plans pourrait être redéployée en reprenant les choses par le milieu, ou plutôt par tous les différents points-milieux qu’on voudra. En partant de n’importe quelle page, n’importe quelle phrase, n’importe quel mot. Si l’on considère bien ces ouvrages comme des boîtes à outils, plutôt que comme des livres-arbres à interpréter indéfiniment, n’y a-t-il pas encore un trésor considérable et pour une part inexploité, encore en attente d’être utilisé, repris par tous les bouts, et branché sur tous les dehors ?

 

1F. Guattari, in Chimères n°1, printemps 1987, p. 3.

2F. Guattari, Écrits pour l’Anti-Œdipe, Paris, Éditions Lignes, 2005.

3G. Deleuze et F. Guattari, L’Anti-Œdipe, Paris, Éditions de Minuit, 1972, p.34.

4Ibid., p.404.

5Ibid., p. 409.

6Ibid., p. 411.

7Ibid., p. 329 et 427.

8Ibid., p. 439.

9G. Deleuze et F. Guattari, Entretien sur l’Anti-Œdipe avec Raymond Bellour (1973), in Lettres et Autres Textes, Paris, Éditions de Minuit, 2015, p. 198-239.

10F. Guattari, La révolution moléculaire, Broché, 1977, p. 23.

11G. Deleuze et F. Guattari, Kafka : pour une littérature mineure, Paris, Éditions de Minuit, 1975.

12F. Guattari, L’Inconscient machinique. Essais de schizo-analyse., Paris, Éditions Recherches, 1979, p.280.

13Ibid., p.281.

14Ibid., p.218-221.

15G. Deleuze et F. Guattari, Mille- Plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 41.

16Ibid., p.191.

17Ibid., p. 204.

18Ibid., p. 230.

19Ibid., p. 247.

20G. Deleuze et C. Parnet, Dialogues,

21F. Guattari, Cartographies schizoanalytiques, Paris, Editions Galilée, 1989, p. 31.

22Ibid., p. 27.

23Ibid., p. 27.

24Ibid., p. 27.

25Ibid., p. 28.

26Ibid., p.28.

27Ibid., p. 30.