Colloque Capitalisme et schizophrénie

Conférence 50ans d’Anti-Œdipe

La rencontre d’un philosophe et d’un militant politique et psychanalyste grâce à machine à écrire

La rencontre de Gilles Deleuze et Félix Guattari, et leur tandem, Deleuze Guattari, la puissance de ce tandem, n’ont pas cessé d’étonner.

Avant leur rencontre Gilles Deleuze était un professeur de philosophie très brillant, au lycée puis à l’université, qui a profondément marqué les élèves qui ont eu la chance de suivre ses cours.

Félix Guattari, fils de petit industriel mais camarade de classe de jeunes communistes, commence à militer très jeune dans les organisations communistes. Il est influencé par son professeur de sciences naturelles Fernand Oury, qui pratique la méthode pédagogique Freinet, qui vise à produire la solidarité entre les élèves au lieu de la compétition, notamment en fabriquant un journal de classe ou d’école, en faisant des enquêtes à l’extérieur de l’école etc… Fernand Oury le fait adhérer au Mouvement des Auberges de jeunesse, où il rencontre Jean Oury, de six ans son aîné.

C’est Jean Oury qui suscite son intérêt pour la philosophie, pour la psychiatrie, pour les productions artistiques de certains fous. En 1951, il rejoint Jean Oury à la clinique psychiatrique de Saumery dont Jean est devenu directeur en 1949. Ils discutent tous les deux de longues soirées de leur désir de transformer le monde et la psychiatrie. En 1953 Jean Oury, las d’attendre de l’administration les moyens matériels qu’il demande pour travailler, part avec patients et soignants fonder un nouveau lieu : ce sera la clinique de La Borde.

Félix Guattari a vécu entre La Borde et Paris. A La Borde il s’occupe de l’organisation du travail, de l’ouverture de cette clinique sans murs rendue attractive par plein d’ateliers faits avec des amis extérieurs ; il s’occupe aussi des négociations avec la Sécurité sociale pour inscrire cette tentative dans un cadre économique public, et accessible financièrement aux patients. Jean Oury l’appelle affectueusement son « ministre des affaires extérieures ».

Avec ses amis de l’Union des étudiants communistes Félix Guattari mène une réflexion théorique et politique marxiste, critique des développements autoritaires de l’Union soviétique, et de la manière dont le Parti communiste français les justifie au nom du socialisme réel. Il critique aussi l’absence de solidarité avec la révolution algérienne, et pratique cette solidarité avec ceux qu’on appelle « les porteurs de valise ». Des militants algériens sont pensionnaires à La Borde

A la fin de la guerre d’Algérie les mouvements de gauche qui avaient soutenu la révolution algérienne ne voient plus quoi faire en France d’autre que soutenir les tentatives communistes dans le monde : Union soviétique, Chine, Cuba, bientôt Vénézuela. Félix Guattari leur propose une autre perspective politique : élaborer des projets révolutionnaires dans tous les domaines de la vie quotidienne, élaborer des possibilités pour le prolétariat de participer à toutes les activités culturelles, abolir la distance entre intellectuels, ouvriers, et paysans, soit reprendre la ligne révolutionnaire de 1917. Une organisation est fondée dans cette perspective : la FGERI, Fédération des groupes d’études, de recherches, institutionnelles, en référence à la démarche d’Oury dite de psychothérapie institutionnelle.

La participation de Guattari à la clinique de La Borde et son compagnonnage avec Jean Oury l’ont conduit à fréquenter Jacques Lacan, et même à devenir son analysant pendant une dizaine d’années de 1960 à 1970.

Jacques Lacan lui demande en 1969 de faire une note de lecture sur le dernier livre de Gilles Deleuze, Logique du sens, qui semble aux élèves de Lacan une poursuite de l’œuvre de ce dernier. Mais la lecture de ce livre et de Différence et Répétition du même Deleuze inspire à Guattari un nouvel ordre de réflexion. Ce qui le frappe c’est que Deleuze établit des séries hétérogènes qui sont reliées par un troisième terme qui les entraine toutes les deux comme une machine. Deleuze en parlant de littérature, en faisant de la philosophie, montre en fonctionnement des « machines désirantes ». La note de lecture se transforme en un texte théorique intitulé « machine et structure » où Guattari développe sa critique, très deleuzienne, de la recherche de structures, de répétitions par les structuralistes et les lacaniens, une recherche qui ferme les situations à l’histoire et à la transformation.

Quand Guattari apporte son texte à la revue de Lacan, Scilicet, le gendre de Lacan lui explique qu’il est sorti des limites du lacanisme et qu’il n’est pas question de publier ce texte dans la revue de l’école lacanienne.

Au même moment Gilles Deleuze, épuisé par la sortie d’une salve de livres plus importants les uns que les autres, n’arrive pas à se remettre au travail. L’un de ses anciens élèves, Jean Pierre Muyard, devenu psychiatre à La Borde, conseille à Félix Guattari d’aller le voir. Félix arrive avec son texte Machine et structure, qui séduit Deleuze immédiatement. Ce texte faisait le pas dont il avait besoin pour rebondir, sortait de l’impasse de la structure, dont Deleuze, auteur de la rubrique « Structuralisme » dans l’Encyclopédia Universalis avait été un des meilleurs introducteurs dans la pensée française. Deleuze propose à Guattari de lui écrire tout ce qui lui passe par la tête. Sa femme Fanny tapera les lettres à la machine d’où mon titre, mettant en valeur, cette première forme de la machine à écrire, le rôle de la femme de Deleuze dans leur agencement.

En Janvier 2005 paraissent Les écrits pour l’Anti-Œdipe mis en forme par le jeune psychiatre Stéphane Nadaud à partir des textes de Guattari retrouvés dans ses archives. On s’aperçoit tout d’un coup que la plupart des idées mises en œuvre dans L’Anti-oedipe sont jetées dans ces papiers, de façon parfois contradictoire, tel un magma en fusion, que l’écriture de Deleuze a réussi à canaliser, à ordonner, à transformer en une machine de guerre contre la psychanalyse et la famille.

On prend tout d’un coup conscience du fait que cet arrangement à trois Gilles, Félix, Fanny

est une véritable machine à écrire, l’agencement par celle qui frappe à la machine de deux séries de pensées hétérogènes : celle appuyée sur les textes littéraires et philosophiques, celle construite à partir de la fréquentation des organisations communistes mixée avec la construction au jour le jour d’un lieu d’accueil pour la folie. Comme le disent Deleuze et Guattari dans Mille plateaux ils n’ont pas écrit à deux, mais à beaucoup, prenant les idées chez les amis au fur et à mesure qu’elles se présentent, les transformant en armes contre l’inertie sociale et politique, la régression en France après 68

Les machines désirantes

Guattari propose donc à Deleuze une vision de l’inconscient et de son traitement bien différente de celle élaborée par Freud à partir de son auto-analyse. Au lieu de remonter les associations d’idées qui se pressent sur le divan jusqu’aux souvenirs d’enfance, ces associations d’idées vont être suivies dans ce qu’elles désignent d’objets partiels non seulement dans l’expérience récente, mais aussi dans les investissements, les choix d’avenir.

Il y a dans le travail analytique de Guattari une inversion du temps, une orientation délibérée vers le futur, vers l’action libre, vers l’appartenance à des groupes nouveaux à créer ou à rencontrer. J’ai fait partie du groupe de schizoanalyse qu’il avait créé peu de temps après la parution de l’Antioedipe pour accueillir les personnes qui venaient lui demander conseil pour sortir de leurs blocages existentiels. Tant qu’il s’agissait d’organiser de nouvelles activités ces groupes ont marché ; mais ils n’ont pas pu traiter les problèmes conjugaux et familiaux qui sont le lot habituel de la psychanalyse.

Côté Deleuze cette vision productrice de l’inconscient, cet usage machinique des associations d’idées, permet de mobiliser tous les souvenirs de lectures littéraires et philosophiques, dans de nouveaux agencements créateurs.

L’inconscient machinique est fait de flux coupés ce qui engendre une nouvelle force comme dans la machine à vapeur. Deleuze aimait à dire que la première machine était formée par le sein maternel et la bouche du bébé qui en extrayait le lait, et trouvait dans cette opération de quoi grandir. Une image qui n’est pas loin de la force dégagée par le piston d’une machine à vapeur. A partir de là tout ce qui coule, et offre la potentialité d’être coupé

par un mécanisme de transformation est bon à prendre comme exemple de machine.

Deleuze et Guattari insistent sur le caractère hétérogène des flux agencés par la machine : le capital consiste par exemple en l’agencement d’un flux d’êtres humains, les travailleurs, avec un flux d’argent qui s’incarne dans les machines qui vont exploiter le flux de travailleurs. La puissance du dispositif tient à l’hétérogénéité des deux flux mis en relation de production par la machine.

Deleuze ajoute à l’idée de machine celle de corps sans organes, idée que je n’ai jamais réussi à m’approprier vraiment pour l’instant. Le désir a une surface d’enregistrement, illimitée parce qu’en forme d’œuf, et le désir est adjacent aux machines qui l’emportent vers cet œuf. Alors que Deleuze appuie sa réflexion sur le texte d’Artaud, qui introduit précisément cette notion de corps sans organes, Guattari reste plus sensible aux délires qui émergent dans la clinique, et qui font dire à l’écrivain tous les noms de l’histoire c’est moi.

Le désir complètement différent du besoin, sexuel notamment, emporte au loin, déterritorialise, y compris quand le déplacement est infinitésimal, comme dans la physique quantique. Deleuze et Guattari nous font sortir des dimensions habituelles de la philosophie qui poussent vers l’infiniment grand, l’héroïsme, la masculinité. L’infini qu’ils présentent est plutôt infiniment petit, mais jamais réductible à la stabilité. Apparemment le voyage se passe sur place, mais il est toujours en mouvement et il n’est rendu conscient que par les ratés qu’il occasionne, idée proche de l’analyse par Freud du mot d’esprit.

Dans l’histoire militante de Guattari toute cette réflexion doit conduire à la constitution de groupes révolutionnaires capables de déjouer l’aliénation capitaliste. Cependant il note après Sartre que trop souvent les groupes sujets, orientés vers l’action, pratiquant des rapports libres et égaux, se transforment en groupes assujettis, prisonniers de fantasmes de groupe qui les induisent en erreur.

Psychanalyse et familialisme

Deleuze et Guattari critiquent avec véhémence la psychanalyse qui rabat toutes les situations sociales sur le triangle familial papa-maman-moi. Peut-on rassembler sous la figure du père autoritaire l’ensemble hiérarchisé des hommes qui font la guerre aux Vietnamiens et aux Algériens ? N’y at-il pas danger pour l’autorité et la hiérarchie quand ces hommes sont politiquement vaincus, quand leurs ennemis deviennent indépendants ? N’est-ce pas dans ces défaites que les soulèvements des années 60-70 puisent leur énergie ?

Guattari a été en analyse avec Lacan de 1960 à 1970. Tout ce qu’on sait par des analysants de ce dernier montre que sa pratique n’était pas du tout conforme à l’image donnée de la cure psychanalytique dans la dénonciation antioedipienne, sauf peut-être l’appétit de l’argent. Les années 60 et 70 voient l’éclosion de la pratique professionnelle de la psychologie, appelée au chevet des enfants et adolescents difficiles, mais aussi se risquant à traiter des difficultés conjugales et à résoudre les problèmes d’organisation des grandes entreprises, comme EDF par exemple, grâce à des recherches-actions de psychologie sociale.

Depuis 1947 l’Université délivre des licences de psychologie. A partir de 1956 la sociologie sort également de sa phase empirique pour entrer aussi à l’Université et se distinguer de la philosophie. Parallèlement Jacques Lacan commence à donner des séminaires, régulièrement à partir de 1953 à l’hôpital Sainte Anne puis à l’Ecole normale supérieure.

Il bataille contre l’Egopsychology fondée aux Etats Unis par son ancien analyste Rudolf Lowenstein. Jean Oury fait sa connaissance et celle de François Tosquelles auprès duquel il effectue on internat à Saint Alban en 1947. Il y a une riche activité intellectuelle professionnelle parisienne en marge de l’université, animée par des personnalités novatrices, qui ont l’oreille des médias et de la toute nouvelle Organisation mondiale de la santé.

Le texte de Deleuze et Guattari n’a cure de ces deux courants distincts de la psychiatrie. Le courant lacanien, malgré son prestige intellectuel, reste très minoritaire dans la pratique professionnelle. Absent de l’enseignement universitaire dominé par Daniel Lagache, il ne semble pas soucieux de peser sur la psychiatrie, et ne s’intéresse que de loin à la psychothérapie institutionnelle. Celle-ci n’est guère défendue par ce texte qui l’assimile à toutes « les techniques du soin », ce qui ne pouvait que choquer les amis du Guattari qui s’étaient attachés à l’instituer dans plusieurs hôpitaux. Dans ce brûlot Deleuze et Guattari font de l’écart à la norme, du dissensus politique, de la difficulté avec la famille, le premier pas sur le chemin de la création littéraire ou artistique. Ce n’est évidemment pas en restant envers et contre tout un ou une bonne élève, un bon fils ou une bonne fille, qu’on affirme son désir, puisqu’on l’aliène manifestement à celui de l’école ou de ses parents.

Le complexe d’Œdipe est « un double bind », une injonction contradictoire, qui interdit d’aimer ses parents réellement tout en exigeant de les prendre comme modèles à aimer, ce qui condamne les enfants à l’impuissance, à la castration, ou à la transgression. Mais Deleuze et Guattari ouvrent cet amour à l’homosexualité encore pénalement réprimée à l’époque: l’amour et l’imitation peuvent autant se porter sur le même sexe que sur le sexe opposé. La sexualité n’a pas qu’une fonction reproductive, même si c’est celle que la prohibition de l’inceste met en avant. L’Antioedipe paraît peu avant Le désir homosexuel, rédigé par Guy Hocquenghem, l’un des fondateurs du FHAR, Front homosexuel d’action révolutionnaire. Ce mouvement lutte pour l’alignement des droits des homosexuels sur ceux des autres citoyens, et surtout essaie de transversaliser l’ensemble des productions culturelles à partir de nouveaux regards pervers sur la sexualité. La revue Recherches, dirigée par Guattari, s’en fait l’écho dans son numéro 12 « Trois milliards de pervers, Grande encyclopédie des homosexualités » en 1973.

D’après Deleuze et Guattari, le délire schizo, si on veut bien y être attentif, ne pas le coincer dans le triangle oedipien ou sous des stéréotypes, décrit un double voyage historique, géographique et social d’un côté, intérieur et intensif de l’autre, qui peuvent soit être contractés par la répression et poussés vers la mort, soit contribuer l’un avec l’autre à parcourir le corps sans organes que la schizoanalyse a placé au cœur du processus désirant avec Artaud.

Dans le délire schizo les parents sont des inducteurs parmi d’autres, sans privilège particulier. S’ils prennent place au sein des lignées humaines, des peuples et des races qui emportent le sujet, celui-ci part de fait loin des bases familiales. Deleuze et Guattari estiment pourtant que toutes les formes de thérapie connues d’eux, y compris l’antipsychiatrie, choisissent au contraire de restaurer ces bases familiales, en les modifiant et en les consolidant. C’est qu’il n’existe pas de lieux de vie quotidienne accueillants qui puissent s’y substituer, les hôpitaux et cliniques psychiatriques restant trop peu nombreux dominés par la pratique de l’enfermement. L’Antioedipe les critique nettement moins que la psychanalyse.

Deleuze et Guattari insistent sur le fait que les bases familiales ont été bouleversées et fragilisées pour la plupart des gens par la colonisation, par son abandon, par l’industrialisation, par la mondialisation, et par toutes les transformations sociales qui ont déterritorialisé l’inconscient, transformé les parents en références seulement partielles, parfois évanescentes. Il en découle une ambiguïté du désir qui est souvent investi dans un retour à l’autorité, au culte de la supériorité, dans des attitudes racistes. Mais de nombreuses autres personnes poursuivent le projet de révolutionner les rapports de production et de supprimer l’exploitation. De ce désir on connaît mal la puissance, tant il est aux prises avec les instances répressives de la société et de la famille. Les machines désirantes se font alors sentir par leurs pannes, par la dépression.

Ces pannes, et cette dépression, ne sont que des indications d’une présence du désir. Elles ne disent rien de son contenu dont le sens n’est en aucun cas défini par la répression. Le désir n’est pas une transgression, une réponse à la répression. Il la précède ; elle l’étouffe et il resurgit. L’institution familiale assume la fonction répressive déléguée par la société et agit le refoulement au plus près des corps des sujets. Le soignant doit reconnaître le désir, faire repartir la production désirante repliée sur le corps sans organes, qu’il s’agisse de névrose ou de psychose. Le peintre ou l’écrivain arrive à « traverser le désert du corps sans organes », à franchir « la barre capitaliste » (AO, p.158) « La schizophrénie est à la fois le mur, la percée du mur et les échecs de cette percée. » (AO, p. 162).

Sauvages, barbares, civilisés

Deleuze et Guattari affirment que le capitalisme se forme en agençant les flux décodés, que la schizophrénie fait filer à l’infini : flux du travail, ou, depuis l’opéraïsme italien, flux des vies humaines, déterritorialisées par l’esclavage et le salariat ; flux de l’argent déterritorialisé par toutes les techniques bancaires successives. Le rapport de force semble bien inégal, la déterritorialisation étant manifestement agie par le pouvoir propriétaire et financier ; mais l’infini est du côté de la vie. La bataille ne fait que continuer. Deleuze et Guattari nous en raconte les grandes étapes passées par les « sauvages » qu’on appelle aujourd’hui autochtones, par les « barbares » dont Lacan avait dit qu’ils sont toujours venus de l’est, et par les « civilisés » qui s’auto-défendent.

Cette histoire s’inscrit sur la surface de la terre, corps sans organe de la production désirante humaine première, en formant une machine territoriale qui codait les flux et les code encore dans les poches d’archaïsme qui demeurent sous la domination capitaliste. La première territorialisation est peu hiérarchisée, elle est faite de filiations et d’alliances qui relient tous les membres du groupe humain connu, des prélèvements et des détachements commencent cependant. Le déséquilibre, le mauvais fonctionnement, l’échange inégal, que les anthropologues considèrent négligeables, sont en fait les incidents qui relancent la machine territoriale. Les mythes font passer la conscience collective de l’énergie intensive des corps à l’extension des relations. Cela a été particulièrement bien étudié par Barbara Glowczewski, dans le cas des Rêves des sociétés aborigènes d’Australie.

Et Œdipe chez les « sauvages » ? Il n’est pas plus présent que le chef de famille propriétaire de ses femmes et/ou de ses esclaves et membre d’une assemblée citoyenne dite démocratique. Deleuze et Guattari discutent avec érudition de nombreux travaux d’ethnologues déjà publiés, ou rapportés par leur cercle d’amis africanistes ; si sous l’influence du magistère lacanien on trouve de l’universalité oedipienne, c’est qu’on croit à l’universalité de la posture intellectuelle d’interprète, qui n’est jamais que la résurrection de la posture du prêtre. Le problème pour Deleuze et Guattari c’est plutôt, là où on est, dans son propre champ de compétences, de machiner, de faire marcher, de mettre en mouvement.

Ils s’élèvent notamment contre la conception échangiste de la société primitive qu’on trouve généralement chez les anthropologues, qui présupposent un équilibre qui n’existe pas, et qui limitent la sphère de la production sociale à la circulation, comme si on était dans des sociétés stationnaires. L’inscription de l’histoire dans les mythes ou les rêves sur la terre, peinte sur les corps, ou gravée par des scarifications, dicte à chacune et à chacun son devoir, décrit la dette qu’il a vis-à-vis de la société. Des mouvements récents font de ces traditions des moyens de défense et de reconquête face aux spoliations dues à la colonisation, mais aussi des instruments de passage individuel au sein de la société hiérarchisée qui accueille chants et peintures pour étendre son répertoire marchand. Ces développements n’existaient pas encore au moment de la rédaction de l’Antioedipe.

L’instauration de la machine despotique et du socius « barbare » coupe les alliances latérales et ne garde que la filiation directe, promeut le racisme typique de l’obéissance à l’autorité transcendante, installe une hiérarchie presque implacable. L’Etat fait de la terre la propriété privée de son élite et la divise en conséquence. L’impôt transforme la dette sociale en dette infinie, en culpabilité radicale. Il transforme toutes les anciennes inscriptions, et les surcode en relation exclusive à lui. Le despote multiplie les écritures, et soumet le graphisme à la voix, le détache de ses supports anciens. Le signe déterritorialisé n’est plus lié au corps qui l’émet, et devient utilisable de multiples façons. Le signifié devient l’essentiel, puisque plusieurs signifiants y correspondent, celui de la langue du maître et ceux des langues des esclaves ramenés des razzias guerrières : c’est le rapport de subordination « barbare ». Lacan a préféré travailler ce rapport signifiant/signifié plutôt que s’adonner à la régression organisée dans la croyance à l’universalité du complexe d’Œdipe.

La propriété privatisée et la dépendance collective caractérisent l’Etat, mais la propriété privée entraine son dépérissement, la faillite des codes centralisés, ce qui oblige l’Etat et le capitalisme financier à inventer de nouvelles manières de décoder les flux, de gérer les vies humaines, à concrétiser toujours davantage leurs machinations.

C’est par hasard que les flux décodés de propriété, d’argent, de moyens de production, de travailleurs « libres » se sont conjugués dans la machine de production capitaliste, qui transforme avec cynisme, sans se poser de questions, la plus-value de code, en plus-value de flux, en accumulation d’argent. La monnaie qui rémunère les travailleurs, qui est pour eux un revenu, est transformée par les banques avec l’aide de l’Etat en monnaie de crédit, en outil d’investissement dans la reproduction élargie du rapport d’exploitation. L’Etat impose le changement des règles de la conversion au fur et à mesure de sa nécessité, à chaque fois qu’il y a crise. Ce changement va du centre vers la périphérie, organise la poursuite de la déterritorialisation du capitalisme, et le développement du sous-développement et de la pauvreté. En s’appuyant explicitement sur Marx, Deleuze et Guattari expliquent comment la nouvelle production de code par la recherche scientifique et technique est absorbée par le gigantesque appareil d’anti-production que constituent les multiples formes des forces de répression étatiques. L’anti-production produit le manque qui couronne le système et indique la fausse route au désir.

Le capitalisme ne fonctionne qu’à condition d’inhiber la tendance au décodage des flux, à la schizophrénisation, à l’infinitisation qui l’anime ; il la remplace par une axiomatique progressive qui la ligote. Le pêcheur et le chasseur diraient : il la prend dans un filet qui se serre de plus en plus au fur et à mesure qu’elle se débat. Le capitalisme et l’Etat ne saisissent les choses que de manière molaire, statistique, moyenne, alors que les machines désirantes, la déterritorialisation des flux, travaillent au niveau moléculaire, infinitésimal, sans aucun sens repérable et a fortiori assignable depuis l’échelle « normale » de la vie quotidienne. On n’en constate que les effets de masse, quand ils existent ; ils peuvent aller dans des sens différents, voire opposés. Contre cette déterritorialisation moléculaire, ce décodage intensif, l’Etat capitaliste, chargé de réguler le décodage au niveau molaire, ne peut prendre que de nouvelles mesures de contention, puisées dans les images léguées par les systèmes antérieurs, d’où le sentiment d’archaïsme de son action. Il ne s’agit plus de la lutte des classes chère à Marx : bourgeoisie et prolétariat luttent pour leurs survies respectives et donc coopèrent dans le service du capital dont la domination est garantie par l’Etat.

Celui-ci reterritorialise à tour de bras les flux qui se décodent, et les soumet à des formes de gouvernement décentralisées pour les neutraliser. Les flux recodés freinent en effet le décodage des flux microscopiques. Le principal instrument de ce recodage c’est la propriété privée de la terre, du logement, de tous les moyens de vivre. Sont-ils transformés par la magie monétaire en moyens de production seulement ? L’expérience des camps qui se multiplient dans le monde montre que, au contraire de ce qu’en dit Agamben, les femmes et les hommes ne vont pas se soumettre tout nus à l’exploitation et à la mort. Elles et ils ont leur quant à soi, leur dignité, leur liberté, leur vie, leur rapport à l’infini.

Introduction à la schizoanalyse

Les travaux de Marx, des anthropologues, des économistes, qui ont devancé Deleuze-Guattari, leur permettent de développer avec brio cette histoire des rapports entre le désir et la société. La mobilisation de la monnaie de revenu convertie en monnaie de crédit par les nouvelles règles édictées en 1973 est démontrée d’une manière particulièrement saisissante, alors que ses effets dévastateurs n’en seront observés qu’en 2008 avec la crise des subprimes.

L’introduction à la schizoanalyse, dernier chapitre, me semble plus laborieuse. Elle reprend la critique radicale de l’interprétation psychanalytique en termes d’Œdipe distillée tout au long du livre. Elle prend en compte une question souvent posée par les observateurs de la vie militante : comment se fait-il que les jeunes révolutionnaires enthousiastes se reconvertissent en hommes politiques plus nuancés, voire réactionnaires à un âge plus avancé ?

La schizoanalyse s’engage à s’attacher particulièrement à comprendre les oscillations de l’inconscient entre le pôle paranoïaque, fasciste, raciste, familialiste, moralisant et le pôle déterritorialisé, désirant, révolutionnaire, plein de contradictions. Ce sera un de ses principaux objets. Elle utilisera pour cela les différences entre nomadisme et ségrégation, groupe sujet et groupe assujetti.

Bien que Michel Foucault ait écrit dans la préface à l’édition américaine de l’Antioedipe que c’est un manuel de vie non fasciste, il me semble que le manuel n’est pas suffisamment confronté aux méandres de la vie quotidienne et militante, pour être traduit en enseignements concrets, en manières de faire, en chemins d’invention. On en reste à de grands principes dont la description , vue auparavant, de la nature moléculaire des machines désirantes dit qu’elle ne peuvent pas être agies volontairement.

Comment se fait la communication entre l’espace moléculaire où se trament les désirs, et l’espace molaire des représentations qui cadenasse la perception, sauf dans les périodes révolutionnaires de soulèvement collectif ?

Le désir est machine, synthèse de machines, agencement machinique, machines désirantes, mise en mouvement coordonné de molécules qui fait sens, pensée, de manière sous-jacente aux représentations molaires qui sont la seule chose que l’on connaît à l’échelle « normale » de la vie quotidienne, échelle où on prend systématiquement les choses de manière statistique, dans l’ignorance des singularités qui signalent le désir. Peut-on en agissant sur ces représentations, en les détruisant systématiquement par l’analyse, laisser le champ libre au mouvement moléculaire des machines désirantes ? La schizoanalyse n’est pas une contemplation passive mais une guerre menée contre les stéréotypes, les contre-vérités, qui ensevelissent les machines désirantes.

Cette guerre se mène en expérimentant des dispositifs successifs, qui sont à peine ébauchés quand s’écrit L’Antioedipe. Le colloque singulier, siège du transfert typique de la cure psychanalytique traditionnelle, n’est qu’un parmi ces dispositifs, totalement insuffisant pour capter la dispersion des machines désirantes. Il est cependant essentiel dans la schizoanalyse également pour faire le point, se rapporter réciproquement les expérimentations en cours. Ces expérimentations s’expriment à l’échelle molaire par de nouvelles représentations, l’exploration de nouveaux territoires, qui ne sont plus conformes aux exigences de la reproduction sociale à l’inverse d’Œdipe et de la famille nucléaire. Les deux analysants partagent partiellement le même territoire, l’un paie l’autre pour le faire s’intéresser à ses propres choix, au minimum lui consacrer du temps, et lui faire découvrir son nouveau territoire existentiel et ses possibilités d’action.

La cure schizoanalytique n’en est alors qu’à ses balbutiements, et faute de mieux se coule dans d’autres pratiques proches, en particulier psychanalyse et thérapies familiales. Cela pousse Guattari par la suite à élaborer une méta-analyse des pratiques thérapeutiques, afin de pouvoir injecter une perspective schizoanalytique dans n’importe quel type de pratique analytique. C’est l’enjeu de son avant dernier livre Cartographies schizoanalytiques. Faute de mouvements sociaux importants après 68, et sa répression, la cure schizoanalytique ne trouve guère de territoires collectifs auxquels s’accrocher. Elle ne touche que partiellement les membres du CERFI, centre de recherches en sciences sociales autogéré, créé par Guattari et ses amis ; et elle n’y touche que les femmes, qui appartiennent par ailleurs au Mouvement de libération des femmes, créé en France en 1970. La déterritorialisation moléculaire s’exprime alors plutôt dans des créations individuelles, artistiques ou de sciences sociales. Celles-ci sont évidemment tiraillées entre les poussées machiniques de déterritorialisation et les exigences répressives de la représentation sociale.

Le rôle de la schizoanalyse disent Deleuze et Guattari c’est de détruire les résistances à la déterritorialisation, de faire éclater les machines oppressives et avant cela d’en révéler caricaturalement le fonctionnement comme Charlie Chaplin dans le film Les temps modernes. Il s’agit par plans successifs de créer une terre nouvelle, de traverser et recomposer différemment les territorialités antérieures. Cette terre nouvelle est fabriquée par les machines désirantes en état de dispersion moléculaire les unes par rapport aux autres, dans des possibilités de rapports multiples ; au niveau molaire elles donnent lieu à des objets partiels d’attraction ou de répulsion désirantes.

En référence aux débats militants d’après 1968, Deleuze et Guattari distinguent les groupes révolutionnaires qui prolongent la déterritorialisation des flux des groupes assujettis qui cherchent à les maintenir dans le cadre existant. Le désir n’est pas conforme à l’intérêt qui se manifeste au niveau préconscient et suit le découpage de la société en classes. C’est la sexualité qui en donne le meilleur aperçu – avec qui désire-t-on s’allier physiquement, mais il s’exprime aussi dans des lignes abstraites, dans ce qui paraît étrange, et n’a rien à voir avec la remémoration du même dont parle la psychanalyse traditionnelle. Les choix amoureux résonnent des vibrations crées et entretenues par des investissements sociaux indicibles autrement.

L’attraction pour la femme ou l’homme est modulée selon qu’il s’agit de quelqu’un de riche ou pauvre, selon la manière dont la personne attirante se situe dans le champ social, dont il ou elle évolue dans des dimensions non humaines, étranges. Les investissements sociaux de désir priment sur les investissements familiaux, les fon éclater, les mettent à mal. Ce malaise fonde la demande d’analyse, d’entrée dans une réparation ou dans une poursuite du décalage, de la déterritorialisation.

Le postulat familialiste de la psychanalyse est en fait un postulat personnologique qui fait de la folie une tare individuelle, un manque à être comme tout le monde. Mais les échecs thérapeutiques ont conduit à en rendre responsable la communauté, et à mettre en place des thérapies familiales et adaptatives, également tenues en échec par la folie, phénomène asocial présent dans toutes les sociétés. La schizophrénie ne peut pas être contenue dans la famille ou la communauté, car elle est ce qui leur échappe, sous des formes concrètes toujours renouvelées. Cette échappée est angoissante mais sûre de son impossibilité de compromission. Le rôle de la schizoanalyse est de soutenir cette échappée et de l’aider à trouver des formes d’incarnation suffisantes pour ne pas se laisser aspirer trop rapidement par le corps sans organes et par la mort. Le schizo échappe au postulat de l’unité, du rassemblement, de la névrotisation.

Aujourd’hui où le fascisme relève la tête, multiplie les provocations racistes, la distinction entre le pôle paranoïaque, réactionnaire et fascisant et le pôle schizoïde révolutionnaire est particulièrement utile pour orienter nos pensées et nos actions. Le pôle paranoïaque asservit la production sociale aux ensembles grégaires, en quête d’identité, d’homogénéité, de puissance physique et de « souveraineté sélective » (AO, p.440). Le pôle schizoïde multiplie les ensembles moléculaires dispersés, les lignes de fuite, les dissidences. Ce n’est pas une utopie, cela correspond à l’existence de groupes sujets qui rompent avec le continuum social. L’art connaît aussi cette double polarité : valeur marchande et contenu codé d’un côté, expérimentation et suivi des lignes de désir de l’autre. De même la recherche scientifique est partagée entre le service du pouvoir et la poursuite de la connaissance à l’infini.

Les trois écologies et l’écosophie

Au moment où Deleuze et Guattari écrivaient L’Antioedipe les réflexions sur les limites de la croissance commençaient à peine et étaient encore interprétées comme des entraves mises à la nécessaire émancipation du prolétariat. Celle-ci était censée venir notamment d’une utilisation de plus en plus intelligente de la technologie qui libérerait des tâches les plus serviles et favoriserait l’épanouissement de tous. Félix Guattari a eu connaissance du livre de Hans Jonas Le principe responsabilité dès sa parution en allemand en 1979, mais n’a pu le lire dans sa version française qu’en 1990. Ce livre lui a fait l’effet d’une véritable bombe : il s’était trompé toute sa vie en assimilant le désir à la production, à la croissance, en chaussant les bottes du marxisme. Il fallait repartir à zéro, sans abandonner pour autant la déterritorialisation, l’inconscient machinique dans la mesure où la machine est le mouvement créé par une hétérogénèse et non un agencement technique destiné à créer plus de vitesse et plus se puissance. Il s’est alors rapproché du mouvement des verts, d’abord des verts allemands, puis des verts français, dont les divisions lui répugnaient. Il s’est même présenté aux élections municipales sur deux listes vertes concurrentes pour souligner la bêtise de ces divisions. Il a créé un bulletin comme il avait fait avant en psychiatrie ou au parti communiste dans tous ses lieux militants, le Fil vert qui accueillait des contributions de tous les courants.

Les trois écologies est le manifeste qu’il a écrit pour le mouvement vert français et fait paraître en 1989. En voici la quatrième de couverture :

« Le drame écologique dans lequel est engagée la planète humaine a longtemps été l’objet d’une méconnaissance systématique. Cette période est désormais révolue. À travers des médias devenus hyper-sensibles à la répétition des “accidents” écologiques, l’opinion internationale se trouve de plus en plus mobilisée. Tout le monde aujourd’hui parle d’écologie : les politiques, les technocrates, les industriels… Malheureusement toujours en termes de simples “nuisances”.
Or les perturbations écologiques de l’environnement ne sont que la partie visible d’un mal plus profond et plus considérable, relatif aux façons de vivre et d’être en société sur cette planète. L’écologie environnementale devrait être pensée d’un seul tenant avec l’écologie sociale et l’écologie mentale, à travers une écosophie de caractère éthico-politique. Il ne s’agit pas d’unifier arbitrairement sous une idéologie de rechange des domaines foncièrement hétérogènes, mais de faire s’étayer les unes les autres des pratiques innovatrices de recomposition des subjectivités individuelles et collectives, au sein de nouveaux contextes technico-scientifiques et des nouvelles coordonnées géopolitiques. »

 

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