Écosophie: Transversalité épistémique, hétérogénéité des fins

Écosophie:

Transversalité épistémique, hétérogénéité des fins1.

1. La configuration capitaliste des discours écologiques envahit désormais presque toutes les sphères de notre vie quotidienne. Face aux grands fétichismes médiatiques qui invoquent le salut du Green Capitalism et à une naturalisation asphyxiante des problèmes politiques liés à la question écologique, un imaginaire apocalyptique et sombre se développe de plus en plus, à tel point que, comme on le sait, il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme. Dans cette hégémonie du discours écologique – qui détermine aussi une répartition des ressources financières allouées à la recherche pratiquement exclusive aux disciplines STEM – les marges d’action politique pour les pratiques de la pensée conflictuelle apparaissent de plus en plus étroites. Nos facultés imaginatives, affectives et esthétiques se réduisent à des capacités utiles uniquement à la consommation et au maintien de l’ordre libéral du marché. Dans un scénario saturé dimaginaires majoritaires aussi sombres, la perspective écosophique de Félix Guattari, en revanche, ouvre des voies pour un possible devenir minoritaire de la pensée écologique. Son écosophie est annonciatrice des armes conceptuelles et théoriques qui permettent des pratiques de soustraction de la pensée aux appareils de captation de l’ordre du discours capitaliste. En effet, les trois écologies déploient une véritable machine de guerre nomade capable de traverser les déserts extrêmement peuplés de la crise environnementale de nos jours.

Sur le plan stratégique, Guattari permet notamment de soustraire le discours écologique aux captures de l’expertise scientifique. Il s’agit là d’un enjeu crucial pour l’écologie politique contemporaine, car dans la figure de l’expert et dans son rôle dans les contextes décisionnels, ce qui est en jeu c’est la gouvernance capitaliste de la crise environnementale et le contrôle de la machinerie énonciative du discours écologique dans son ensemble. Sous ce titre, avec le laboratoire u b i m i n o r, actif ces dernières années à l’Université de Bologne, on a tenté de développer une réprise de l’écosophie guattarienne en y ajoutant une quatrième écologie, que nous proposons d’appeler écologie épistémique. Traiter en détail les aspects théoriques et exégétiques de cette opération dépasse le cadre de cette contribution2. Et pourtant nous voudrions brièvement donner un repère sur l’actualité de la pensée guattarienne, afin de contrer l’ordre du discours qui voudrait, au contraire, que la pensée écologique soit la servante de l’expertise scientifique, et donc des appareils d’État.

2. Nous partons de l’hypothèse que les discours scientifiques ne se réduisent pas à une structure codifiée (une science dÉtat, comme le disaient Guattari et Deleuze), mais ils sont des agencements collectifs d’énonciation : tout savoir scientifique, avant d’être un système organisé de règles, est une machine de guerre. Il s’agit alors de comprendre dans quels territoires existentiels s’insère l’énonciation scientifique, c’est-à-dire quel est son environnement sémiotique d’inscription. On peut donc dire que chaque connaissance a son propre environnement, qui ne coïncide pas avec l’élément naturaliste, mais qui renvoie à un champ d’immanence hétérogène. Le discours scientifique est toujours assemblé à d’autres énoncés. Il s’agit d’un agencement différentiel de machines sociales : c’est-à-dire qu’il n’y a pas de science qui ne soit en contact avec des institutions scientifiques organisées, à savoir des universités et des centres de recherche, des systèmes de financement et de recrutement, un système scolaire, etc. La machine de guerre nomade, qu’est le savoir scientifique, est toujours en prise directe avec des empires du savoir qui la reterritorialisent sous la forme d’une armée épistémique, hiérarchisée et organisée selon des structures bien définies, à travers les figures des détenteurs autorisés de savoirs spécifiques.

L’objet d’une écologie épistémique est le phylum de l’énonciation scientifique : il s’agit de comprendre où les lignes de fuite des captures structurelles des appareils d’État sont possibles. C’est à ce point que s’ouvre le plan politique de la pensée écologique. Il ne s’agit pas de faire une épistémologie politique de la connaissance scientifique, en dénonçant par exemple l’idéologie bourgeoise de la science, plutôt d’étudier les processus génératifs des formes de connaissance, d’étudier à la fois la dimension hétérogène des formes de connaissance (la science moléculaire et nomade, que Guattari thématise avec Deleuze), et les processus de structuration hiérarchique et molaire de ces formes. Il s’agit en somme de rendre visible le conflit entre les phénomènes de Structure et le devenir moléculaire de la connaissance. C’est là que réside le rôle stratégique de l’écosophie de Guattari dans la délimitation de la portée politique de la figure de l’expert. Nous faisons nôtres les mots de Guattari lorsqu’il affirme qu’il est nécessaire de « [r]econquérir le regard de l’enfance et de la poésie aux lieu et place de l’optique sèche, aveugle au sens de la vie, de l’expert et du technocrate »3. Le désenchantement du monde que la figure de l’expert opère sur le flux des connaissances détermine un despotisme technocratique sur notre sensibilité par la captation privée d’un surplus de code dans des contextes bureaucratisés (universités, centres de recherche, etc.). L’expert est en effet le détenteur légitime d’un savoir certifié dans un contexte institutionnel donné. Mais cet aspect n’est pas le seul à devoir être considéré : l’expert est en fait la forme transcendantale de la connaissance impliquée dans les processus de decision making. L’expert n’est pas seulement une figure professionnelle du savoir scientifique : il est aussi une véritable machine à énoncer dans les processus d’organisation sociale, politique, économique et affective des pratiques scientifiques. Dans cette perspective, il nous semble pertinent d’avancer l’idée que le sentiment d’apocalypse climatique qui domine notre sensus communis est inséparable d’un processus de scientifisation de la société qui, d’une part, crée des subjectivités esthétiquement aseptisées (les facultés subjectives sont atrophiées dans un désenchantement radical qui réduit chaque sujet d’énonciation à ses seules facultés cognitives) et, d’autre part, produit une pollution du champ psycho-social en impactant violemment la sensibilité asphyxiée et anesthésiée, favorisant ainsi la prolifération d’une imagerie morose et angoissante inhibant les forces vives de subversion sociale.

3. La figure de l’expert fonctionne – nous en avons fait l’expérience lors de la pandémie de COVID-19 – comme un catalyseur social et affectif, capable de canaliser les peurs subjectives face à des conditions objectives de danger (comme les inondations, les sécheresses, les pandémies, etc.)  ; nous ne sommes nullement des dénizonistes du réchauffement climatique et des dangers qui y sont liés, nous voulons détecter les conditions subjectives de la sensibilité sociale déterminées par le désenchantement du monde opéré par l’expert. Nous pouvons dire que l’expert détermine des « espaces de transcendance » par la saturation de la parole publique comme condition exclusive, la structuration hétéronome de la sensibilité collective par une éducation sentimentale du champ social, l’inhibition de toute variation virtuelle possible du champ d’immanence, en d’autres termes la configuration d’une institution sociale telle que, toute en acte, elle perd ses marges de jeu virtuelles. L’expert institue un interdit sur le champ social virtuel, ne faisant en quelque sorte qu’affirmer l’impératif catégorique : there is no alternative (à ce monde, à cette économie, à cette affectivité) ! Avec l’inhibition d’un espace virtuel, c’est toute action possible sur les finalités des machines sociales qui est interdite. Tout discours sur les machines désirantes est ramené à un problème de moyens à employer, contribuant à générer les structures narratives de l’économie green, de la durabilité ou, en général, de la pragmatique éthico-esthétique de green washing du capitalism.

La critique de la figure de l’expert n’implique pas seulement la dénonciation de la propriété privée du savoir, à laquelle on pourrait, par exemple, opposer une figure antagoniste, « comme le voulaient les dialectiques hégéliennes et marxistes »4 . Il s’agit d’aborder le processus violent d’interdiction virtuelle de l’action politique à tous les niveaux des écologies : interdictions mentales, sociales, environnementales. L’expert est le pivot sur lequel tourne le processus contemporain d’édification de la société. L’écologie épistémique s’inscrit dans le sillon d’une lutte anti-œdipienne face aux configurations sémio-affectives actuelles du discours écologique. Refuser la captation par le discours de l’expert, c’est refuser non pas l’objectivité scientifique, mais l’universalité de la structure œdipienne qui réduit la pensée écologique à une tactique capitaliste de développement durable. Par contre, il s’agit d’ouvrir de nouveaux espaces de conflictualité théorique capables de penser la possibilité d’une hétérogénéité différentielle5 des finalités, contre le plan sur la planète que la pensée écologique, si elle reste incapable d’agir sur des plans virtuels, risque continuellement de favoriser. Il est possible de parler d’hétérogénéité des fins non pas dans les termes libéraux d’un désir individuel du sujet bourgeois, mais dans un sens radicalement différent : il y a une autonomie des fins sociales par rapport à la téléologie capitaliste qui passe par une science minoritaire, une machine de guerre nomade qui concatène les savoirs dans un processus transdisciplinaire, sans passer nécessairement par des savoirs certifiés. Il y a une hétérogénéité des finalités inséparable d’une transversalité ontogénétique entre les plans réel et virtuel. C’est dans les carrefours conflictuels d’un virtuel dynamique, qui échappe continuellement à l’emprise du « savoir officiel », qu’il faut chercher l’espace théorique de la pensabilité, que nous proposons d’appeler protocole ethno-écologique. Ce protocole nous permet de penser d’autres pratiques épistémiques, centrées non plus sur la propriété privée, mais sur la capacité de subversion des structures narratives œdipiennes.

4. On peut s’inspirer aussi de certaines voies contemporaines de l’anthropologie post-structurale. En effet, l’expérience ethnographique est autant une expérience de la limite qu’une expérience à la limite de nos habitudes de pensée. Dans une lecture écosophique, nous pourrions faire nôtres les mots de Guattari et soutenir qu’ «il s’agit […] d’établir un pont transversaliste entre l’ensemble des strates ontologiques qui, chacune pour leur part, sont caractérisées par une figure spécifique de la chaosmose » 6. Ce qui nous semble intéressant dans l’ethnographie post-structuraliste, c’est précisément qu’elle ne cherche pas un modèle anthropologique pour ordonner, classer et expliquer les multiples cultures empiriques – dont les secrets transcendantaux seraient la propriété de l’anthropologue qui, en tant qu’«expert», détiendrait les secrets des sociétés qu’il étudie. Il ne s’agit donc pas de découvrir les structures élémentaires des sociétés ou un Œdipe universel, mais de relier des mondes ontologiquement hétérogènes7, à savoir d’établir un « contre-analyseur des anthropologies qui nous sont trop familières » 8. Dans l’expérience ethnographique, nous assistons à ce que nous pouvons appeler, avec Guattari, l’hétérogénéité ontologique : cette hétérogénéité se transforme en « transversalité chamanique » 9.

Il s’agit d’un point délicat, il faut faire attention au type de relation qui se produit entre deux mondes ethnosémiotiques. La transversalité n’est pas un pont entre la Nature et les structures culturelles, mais entre des mondes radicalement hétérogènes : la transversalité ethnographique est une traduction. En effet, dans une traduction, il n’y a jamais de passage homogène d’un ordre de sens à un autre, mais une métamorphose du sens lui-même : ce n’est jamais la même chose, c’est un sens équivoque qui est en question. L’équivocité n’est pas « l’une des nombreuses pathologies qui menacent la communication entre l’anthropologue et l’indigène » 10, mais elle fait partie intégrante de la transversalité ethno-sémiotique post-structurelle. Lorsque l’ethnographe se rapporte à d’autres mondes « réels », il ne le fait pas pour expliquer leurs structures profondes, et cachées, d’échange ou de parenté ; il ne prend pas possession d’une connaissance objective des phénomènes sociaux des populations primitives. C’est plutôt sur le plan des virtualités des mondes réels que se produit la traduction (d’où son caractère chamanique). Il ne s’agit pas d’un simple échange de paquets d’informations d’un système à l’autre, mais d’un transcodage virtuel jamais exact : « Traduire c’est s’installer dans l’espace de l’équivoque et l’habiter […] c’est-à-dire […] ouvrir et élargir l’espace qu’on imaginait ne pas exister entre les  » langages  » en contact […] ; c’est communiquer par la différence, au lieu de garder l’Autre sous silence en présumant une univocalité originelle » 11.

Ce n’est jamais le même sens qui circule. Dans toute traduction, il y a toujours une cartographie à dessiner de la métamorphose des sens possibles, des foyers de sens virtuels qui se situent à la lisière de tout sens actuel. Traduire est toujours un acte de trahison, c’est emporter la langue de lanthropologue « dans le désert […], c’est la possibilité de faire de sa propre langue, à supposer qu’elle soit unique, […] un usage mineur » 12. La traduction ethnographique, où la transformation virtuelle du sens précède sa forme réelle, devient un acte de subversion de la pragmatique du sujet connaissant, c’est la pratique de « devenir le nomade […] de sa propre langue » 13. Un spasme chaosmique14 des machines à signifier de l’ethnologue à « partir d’entreprises fragmentaires, d’initiatives quelquefois précaires, d’expérimentations tâtonnantes […] d’autres façons de voir et de faire le monde, d’autres façons d’être et de mettre à jour des modalités d’être viendront à s’ouvrir et à s’irriguer, s’enrichir les unes les autres » 15.

5. Revenant, en conclusion, au problème de l’écologie épistémique, il s’agit d’insérer dans nos connaissances l’irruption de l’inattendu, de ce qui excède la propriété des experts: le protocole ethnoécologique ouvre l’écologie épistémique à sa fonction proprement politique, en tentant de se situer au milieu du spasme chaosmotique, dans la disparition d’un monde en train de s’assembler avec d’autres mondes possibles. Il devient peut-être possible de ne pas céder aux sirènes d’un imaginaire apocalyptique qui sature le discours écologique contemporain, et bien d’imaginer de nouveaux mondes possibles, en dehors des pratiques balisées des experts. De nombreuses luttes de libération contemporaines se jouent sur ces mille plateaux, notamment le vaste champ des écologies féministes et décoloniales ; l’écosophie de Guattari a encore beaucoup à offrir aujourd’hui. Il s’agit de faire vivre cette machine de guerre nomade, sans la laisser capturer par les grandes machines du capitalisme mondial, afin de composer de nouvelles transversalités épistémiques pour libérer une hétérogénéité machinique des fins : « toutes les disciplines auront à conjoindre leur créativité pour conjurer les épreuves […] de spasme chaosmique, qui se profilent à l’horizon et pour les transformer en richesses et en jouissances imprévisibles, dont les promesses, au demeurant, sont tout aussi tangibles » 16.

1 Je tiens à remercier Alessandro Sarti pour l’organisation du séminaire « Félix. Transversalité et hétérogénèse » et Veronica Cavedagna pour son aide et son soutien.

2 Cf. G. De Fazio, P.F. Lévano, I. Sorrentino, Prontuario di Ecosofia. Bibliografie metastabili, Ventura, Senigallia, 2019.

3 F. Guattari, Pratiques écosophiques et restauration de la cité subjective, in Id., Qu’est-ce Que l’écosophie ?, Imec, 2013, p. 34

4 F. Guattari, Le trois écologies, Galilée, Paris, 1989, pp. 46-47.

5 A. Sarti, G. Citti, D. Piotrowski, Differential Heterogenesis. Mutant Forms, Sensitive Bodies, Springer, Cham, 2022.

6 F. Guattari, Chaosmose, Galilée, Paris, 1992, p. 172.

7 F. Guattari, Chaosmose, cit., p. 173.

8 E. Viveiros de Castro, Métaphisiques Cannibale, Lignes d’antropologie post-structurale, PUF, Paris, 2009, p. 44.

9 Cf. E. Viveiros de Castro, Métaphisiques Cannibale, cit., pp. 121-129.

10 Cf. E. Viveiros de Castro, Métaphysiques Cannibale, cit., pp. 51-55.

11 E. Viveiros de Castro, Métaphysiques Cannibale, cit., p. 50.

12 G. Deleuze, F. Guattari, Kafka. Pour une littérature mineure, Éditions de minuit, Paris, 1975, p. 48.

13 G. Deleuze, F. Guattari, Kafka, cit., p. 35.

14 Cf. F. Berardi, Futurability, The Age of Impotence and the Horizon of Possibility, Verso, New York-London, 2017.

15 F. Guattari, Chaosmose, cit., pp. 166-167.

16 F. Guattari, Chaosmose, cit. p. 187.