Hétérogénèse et transversalité : au delà des systèmes complexes

Nous nous retrouvons aujourd’hui pour reprendre quelques idées de la pensée de Félix Guattari et notamment certains de ses concepts sur lesquels nous avons travaillé dans le séminaire Dynamiques post-structurelles ces dernières années : à savoir, le concept de transversalité et celui d’hétérogénèse, en tant que modalité du devenir des formes singulières. Il s’agit de concepts ancrés dans l’idée simondonienne d’individuation : l’idée que les formes, les corps, se constituent en tant que transformation des systèmes de forces, des constellations de forces au déploiement des formes. C’est ce que Simondon appelait le processus d’individuation, c’est-à-dire le passage du plan intensif pré-individuel à des formes étendues dans l’espace et dans le temps. C’est l’idée que les formes vivantes et les formes phénoménales, perceptives, sont en construction continue : les corps ne sont jamais formés et déjà individués, les individus n’existent pas, mais il n’y a que des processus d’individuation.

Physique, structures, machines

Or, en physique et dans les systèmes complexes, ce « pré-individuel », ce « virtuel », comme l’appellent Deleuze et Guattari, est complètement bloqué. Même face à des formes émergentes qui changent dans le temps et où il y a une variation continue, voire chaotique et imprévisible, les lois de la dynamique sont figées : la contrainte différentielle qui déclenche la dynamique du devenir est invariante. Ce sont donc des vraies lois, des lois universelles, comme l’équation de Schrödinger en mécanique quantique, les équations d’Einstein de la relativité générale ou l’équation de Turing pour les patterns sur la peau des animaux.

Les structures, d’autre part, sont des dispositifs de passage d’un état stable à un autre état stable. Le structuralisme dynamique, en effet, réinterprète la théorie des structures à travers la théorie des catastrophes de René Thom, de telle sorte que les structures deviennent des dispositifs dynamiques contrôlés (voir par exemple Jean Petitot, Morphogenèse du sens: pour un schématisme de la structure, 1985). La dynamique devient un jeu de contrôle. Ainsi le carré sémiotique de Greimas devient une catastrophe avec 4 dynamiques possibles contrôlées par des paramètres appropriés ; la formule canonique du mythe de Lévi-Strauss devient une catastrophe avec huit dynamiques possibles, et ainsi de suite. En contrôlant la dynamique, il est possible de passer d’un côté à l’autre du carré sémiotique ou de traverser les états de la dynamique du mythe en choisissant parmi les dynamiques possibles de la catastrophe. La structure n’est rien d’autre que l’ensemble de tous les états stables possibles de la dynamique lorsque les paramètres varient.

Au contraire, l’hétérogénèse de dérivation guattarienne est une dynamique qui se manifeste par une complète hétérogénéité du plan intensif, des contraintes différentielles, qui changent point par point dans l’espace et dans le temps et constituent la véritable dynamique des mutations et du devenir autre. Avec cette dynamique l’automatisme physicaliste se dissout. Ce sont de véritables mutations du virtuel dues à l’intervention d’une extériorité par rapport au système étudié.

C’est la machine, une dynamique dans un état de déséquilibre constant et douée d’une dimension systémique supplémentaire, comme elle est ouverte à l’agencement avec d’autres systèmes. Grace à un « principe d’extériorité » qui est le propre de l’agencement machinique, le virtuel de la dynamique peut s’agencer pour créer des nouveaux champs de possibles. Cela signifie qu’un agencement résulte d’une extériorité qui, assemblée à l’espace de possibilité de la dynamique, augmente sa dimension. Cette extériorité, donc, change l’espace de possibilité de la dynamique. Quelque chose de jamais vu ni dans la physique mathématique ni dans le structuralisme dynamique, où l’espace des possibles est donné a priori.

A la différence de la physique mathématique qui fait du plan différentiel un automatisme et du structuralisme dynamique qui le considère comme un plan de contrôle, l’hétérogenèse machinique en fait un champs de composition, où les intensités différentielles sont continuellement recombinées.

L’agencement machinique et la composition intensive

La théorie des systèmes complexes, ainsi que le structuralisme dynamique, sont intéressés par les dynamiques internes à un espace de possibilité donné a priori. En revanche l’hétérogenèse guattarienne constitue la dynamique du changement de l’espace de possibilité :

Un tel ensemble fonctionnel sera désormais qualifié d’agencement machinique. Le terme d’agencement ne comporte aucune notion de lien, de passage, d’anastomose entre ses composants. C’est un agencement de champ de possibles, de virtuels autant que d’éléments constitués, sans notion de rapport générique ou d’espèce.” (F.Guattari, “”L’hétérogenèse machinique”, Chimères. Revue des schizoanalyses, N°11, printemps 1991. pp. 78-97).

Voilà l’événement. Le processus de création de dynamiques se joue sur cette composition de champs différentiels, qui se recombinent dans l’espoir qu’ils fonctionnent, c’est-à-dire qu’ils s’intègrent pour libérer une nouvelle forme.

C’est une sorte de xeno-systémique, où l’extériorité joue un rôle fondamental et c’est aussi une dynamique qui permet de générer de nouvelles formes et de nouveaux espaces, à partir de la composition d’éléments différentiels, intensifs et agencés.

Du point de vue mathématique nous avons traité ces dynamiques avec Giovanna Citti et David Piotrowski dans un livre récemment paru (A.Sarti, G.Citti, D.Piotrowski, Differential heterogenesis: mutant forms, sensitive bodies”, Springer, 2022). Les mathématiques sous-jacentes ne sont pas simples mais intuitivement on peut comprendre que si on a un certain espace de possibilité d’une dynamique, tel que celui décrit par les plans bleus dans la figure, (ce qui veut dire que la dynamique peut s’écouler sur ces plans), et on a un autre espace de possibilité, en rouge avec une géométrie différente, on peut considérer que par l’assemblage des deux, à leur intersection il y a formation de nouveaux plans en vert.

C’est la création d’un nouvel espace de possibilité par composition différentielle. L’espace n’est plus homogène mais il change de dimension et de qualité point par point. On est dans le champ des géométries sous-Riemanniennes qui généralisent les variétés Riemaniennes (manifold) introduites par Deleuze et Guattari en tant que multiplicité dans Mille Plateaux. Il ne s’agit plus simplement de multiplicité, cette fois on a multiplicité de multiplicités, ce qui est la définition de la prolifération rhizomatique.

Ces assemblages hétérogènes ne sont pas construits sur la base d’une conformité logique, mais par la possibilité de créer des espaces nouveaux, non donnés a priori, de telle sorte que les espaces sont inventés chaque fois par une composition singulière. La composition d’un assemblage singulier est alors une invention, la création de nouvelles dynamiques instant par instant.

On pourrait presque définir l’hétérogenèse comme l’ensemble des dynamiques d’une écologie de l’immanence. On sort de l’automatisme de la physique mathématique pour accéder l’événement morphologique et à la mutation.

Sémioses partielles et subjectivation

Et c’est précisément sur cette hétérogénéité d’espaces et de dynamiques que s’effondre le dispositif du signifiant, cher à Lacan et aux structuralistes.

Dans les dynamiques structurelles, le signe Saussurien est constitué à travers l’opposition des bassins de potentiels qui capturent les trajectoires et les dirigent vers leurs points de stabilité (David Piotrowski, Morphogenesis of sign, Springer-Nature, 2017). Les potentiels contrôlés mettent en contraste les signifiants. Mais pour faire jouer les relations d’opposition structurelles il faut des espaces homogènes : c’est-à-dire que sur tout le domaine spatial il faut la même contrainte différentielle avec son dispositif de contrôle. Par rapport à ces jeux de signifiants la machine guattarienne hétérogénise les espaces et les dynamiques de sorte qu’il n’y a aucune possibilité de reconstituer l’homogénéité nécessaire à l’existence des signifiants.

L’hétérogénéité est irréductible : les espaces locaux sont hétérogènes en qualité et en dimension et les dynamiques sont hétérogènes aussi. Le virtuel reste, pour utiliser les mots du poète Andrea Zanzotto, sous la forme de conglomérats.

Les relations deviennent hétérogènes et moléculaires, irréductibles à toute opposition sémio-structurelle : les relations formelles de contrariété, de complémentarité, de contradiction et d’implication s’épanouissent en mille relations singulières. Le jeu des signifiants se décompose. Les trajectoires ne sont plus capturées par les points de stabilité dans les minima des bassins de potentiels, mais restent en orbite autour de foyers ou d’attracteurs étranges. Surtout elles changent de point en point de qualité dynamique : on passe des rythmes ondulatoires à des diffusions, des dynamiques fractales aux dynamiques de frontière libre, des flux géométriques aux pulsations asynchrones etc, et chaque fois on a la création d’un nouvel espace de possibilité.

C’est la molécularité des agencements différentiels et des transitoires dynamiques qui font que toute tentative de reconstituer le signifiant en emprisonnant les trajectoires dans des attracteurs stables est vaine.

On assiste à la constitution de régions où des sémiotiques partielles s’installent. Il n’y a plus alors d’énonciateur universel, mais une multiplicité de subjectivités partielles qui ne cessent de s’affirmer dans leur hétérogenèse.

Quand l’intégration du différentiel a lieu, c’est la production de subjectivité qui émerge à partir de la multiplicité virtuelle. Il s’agit d’un processus d’énonciation collectif, effet de la composition des sémioses partielles. La subjectivation devient alors un processus d’hybridation qui tient ensemble les dispositifs molaires et moléculaires, les plantes, les machines techniques, les animaux et encore tout autre dispositif d’agentivité. C’est comme ça que la subjectivité acquiert sa qualité primaire : le fait d’être avant tout hybride ou, mieux encore, bâtarde.

Régimes de l’actualisation : Production, bifurcation, désertion

Lorsque l’intégration a lieu, il y a une explosion comme une révolution, une illumination, l’explosion d’une idée. Voilà l’événement pour Deleuze-Guattari. Il s’agit de cette explosion, de cette sublime occasion où l’intensif hétérogène est actualisé et une nouvelle dynamique est créée.

Mais il ne faut pas croire que ces dynamiques immanentes mènent toujours à une pleine intégration, car au contraire elle se produit rarement, puisque les forces sont hétérogènes et composées. C’est comme si la machine était cassée. Si la structure fonctionne selon un principe d’éternel retour elle est hantée par un désir d’éternité, “la machine, au contraire, est travaillée par un désir d’abolition.”

Pour Guattari le désir est une machine cassée, c’est-à-dire une dynamique dans laquelle l’intégration est toujours partielle ou complètement bloquée. Chez Guattari la machine est détraquée parce qu’elle change sans arrêt les règles de la structure et ses mêmes règles, étant donné que la composition des forces est immanente.

Les machines techniques ne fonctionnent évidemment qu’à condition de ne pas être détraquées (…). Les machines désirantes au contraire ne cessent de se détraquer en marchant, ne marchent que détraquées (…). L’art utilise souvent cette propriété en créant de véritables fantasmes de groupe qui court-circuitent la production sociale avec une production désirante, et introduisent une fonction de détraquement dans la reproduction de machines techniques.” (Gilles Deleuze, Félix Guattari, L’anti-Œdipe (pp. 38 et 39)

Dans les dynamiques de la soustraction on n’a pas d’intégration complète.

Soustraction signifie retirer de l’énergie à la transformation du virtuel à l’actuel, peut-être choisir de rester en puissance plutôt que de s’actualiser dans une forme. C’est un point sur lequel Simondon a beaucoup travaillé : l’importance de rester dans une condition pré-individuelle pendant l’individuation, un pré-individuel qui ne devient pas une forme et qui reste en puissance pour une individuation ultérieure. D’ailleurs, toute individuation porte toujours avec elle des composantes pré-individuelles.

C’est une forme de soustraction qui produit si l’on veut le « I would prefer not to » de Bartleby, mais aussi l’acte de démissionner ou celui de déserter.

L’hétérogénèse donc ne va pas dans le sens d’un naturalisme intégré, où tout s’assemble avec tout. Au contraire, elle dessine la possibilité d’un co-devenir, une manière de devenir immanente qui se pose comme une alternative aux grandes dynamiques dominantes : à la grande production du capitalisme intégré, comme à la désintégration de tout le reste. Ce que Bernard Stiegler appelait “la disruption”, c’est-à-dire la désintégration des rapports sociaux, la rupture des réseaux écologiques et des grands réseaux de la vie. Le co-devenir de l’hétérogénèse se pose comme une activité de compostage (pour utiliser le mot de Donna Haraway), -d’un sense making immanent, et permet de penser le continuum naturel/culturel non pas dans une perspective romantique un peu schellingienne du « bien universel », mais de maintenir une tension, un contraste sur un « terrain conflictuel » par rapport aux dynamiques dominantes (qu’elles soient néolibérales, néo-coloniales ou de genre.)

Ce concept d’hétérogenèse est loin d’être à sens unique, au contraire il se développe dans plusieurs directions différentes et aujourd’hui on aimerait essayer de construire une cartographie de ce que ce concept est devenu 30 ans après la disparition de Félix Guattari.