Hétérogenèse et transversalité “avec Felix Guattari”

 

En exergue de cette réflexion sur « Hétérogenèse et transversalité “avec Félix Guattari”» un passage de « Vertige de l’immanence. Refonder la production d’inconscient », une conversation avec John Johnston » de 1992 parue dans Chimères n°50 été 2003 et republiée dans Qu’est-ce que l’écosophie ?, 2013/2018 (p. 304-327) :

J’ai toujours vécu dans une situation de déchirement entre mes engagements sociaux, mes engagements militants, ma pratique à la Clinique de La Borde, ma pratique de psychanalyste individuel, mon activité théorique et littéraire. […] Or c’est précisément à travers cette déchirure que je trouve de temps en temps matière à remise en question ou matière à travailler quelque chose. […]

C’est ce passage constant d’un niveau à un autre qui réintroduit ce premier concept de transversalité, avancé il y a longtemps. Comment passer entre des pôles hétérogènes ? Comment trouver une transversalité entre ces pôles ? Comment développer des machines abstraites qui ne soient pas des universaux, mais au contraire qui aillent dans le sens de l’hétérogénéité ?

[…]

Et puis ce concept a complètement changé quand j’ai avancé la notion de déterritorialisation dans les années 70. Alors la transversalité est devenue transversalité d’instances déterritorialisées. Aujourd’hui [Juin 1992], elle changerait encore avec le concept de chaosmose parce que la transversalité est chaosmique, elle est toujours liée à un risque de plonger hors d’un sens, hors des structures constituées. » (p. 305-306)

 

Si l’on considère le sous-titre de Differential Heterogenesis , le livre récemment paru d’Alessandro Sarti, Giovanna Citti et David Piotrowski : Mutant forms, Sensitive bodies, on ne manquera pas de remarquer deux ensembles de termes importants pour Félix Guattari : le premier, « Mutant forms », qui renvoie au phénomène de la mutation, décisif pour lui mais aussi pour Deleuze puisque la définition du diagramme en dépend (« le diagramme n’est un lieu que pour les mutations » dit Deleuze dans Foucault, 1986), et le second, « sensitive bodies », qui renvoie à une matière non discursive, les corps, avec un mode de fonctionnement sémiotique qui est celui du sensible, de la sensation.

Ayant par ailleurs relu Chaosmose et parcouru plusieurs autres recueils de Guattari publiés ou re-publiés lors de cette dernière décennie : Lignes de fuite (2011/2021), Révolution moléculaire (1977/1980/ 2012) et Qu’est-ce que l’écosophie ? (2013/2018), j’ai souhaité reconsidérer plus particulièrement dans les descriptions des différents systèmes de production de subjectivité et leurs modes de mutation, d’abord la manière dont on peut saisir le lieu des mutations, ensuite la place assignée aux matières non discursives dans les différentes sémiotiques définies par Guattari.

Le lieu des mutations.

Dans un entretien de 1992 avec Oliver Zahm paru dans Chimères n° 23, été 1994, pour répondre à Zahm qui l’a entraîné sur le terrain de l’art conceptuel, Guattari répond : « Ce n’est pas tant les matériaux que [l’artiste conceptuel] va chercher, que des points de déterritorialisation à travers ces matériaux. Il va chercher ce qui casse, ce qui fuit, ce qui permet de se faufiler entre, en dehors des redondances dominantes. » ( p. 156)

Il poursuivra en réponse à une question sur la narration (à contre-sens de sa pensée) :

« Pour pouvoir faire du récit, raconter le monde, sa vie, il faut partir d’un point qui est innommable, inracontable, qui est le point même de rupture de sens et le point de non-récit absolu, de non-discursivité absolue, et cela, c’est quelque chose qui se travaille. C’est cela l’art. Ce point innommable, ce point de non-sens que l’artiste travaille. (p. 162)

Il cite encore dans le même entretien un autre type de point repéré chez Marcel Duchamp : « Marcel Duchamp qui a poussé le point d’accommodation pour montrer qu’il y a toujours, en retrait des rapports de discursivité temporelle, un index possible sur le point de cristallisation de l’événement hors temps, qui traverse le temps, transversal à toutes les mesures du temps. » (p. 171)

Il y a bien sûr un lien entre, d’une part, ces points de déterritorialisation, lieux de mutation, et d’autre part, la transversalité, car soit ces points sont sur une ligne traversante, soit ce sont des points-limites à l’extrême bord d’un territoire, qui peuvent toujours basculer dans un autre ; Ils peuvent, par exemple, si on les « « travaille » comme le dit Guattari pour l’art (cf. ci-dessus) se déterritorialiser et engendrer une ligne de fuite ; ils peuvent aussi constituer des points de tangence entre actuel et virtuel, et c’est pour cela que le diagramme est signalé comme un agent de mutation et que les processus de diagrammatisation comptent parmi les modes de fonctionnement importants pour l’hétérogenèse.

Dans une autre conversation du même ouvrage, cette fois avec John Johnston (référence de l’exergue), Félix Guattari affirme que « chaque pratique scientifique implique une procédure hétérogénétique, notamment ces points de passage, ces points de bifurcation, de singularité qui sont des points d’irréversibilité et d’hétérogenèse qui correspondent à toutes les bifurcations de la création. Le diagrammatisme scientifique, c’est quelque chose qui part d’un repérage discursif, de constantes, de fonctions. Puis à un certain moment, qui trouve un point de bifurcation, un point de prolifération par l’intermédiaire en particulier de procédures mathématiques », ce qui incite Guattari « à tirer davantage les paradigmes scientifiques du côté des paradigmes esthétiques.» (p. 315) Et il revient un peu plus bas sur ce type d’immanence « où une différence microscopique déclenche une processualité, quelque chose qui démarre, s’organise et se développe » (p. 319), quelque chose qui peut faire événement et qui est plutôt spécifique de l’art.

Je ne vais pas multiplier les citations, mais chaque fois l’on constate que si le lieu de la mutation est assez bien circonscrit, si des exemples sont donnés (en art : l’impressionnisme, la musique polyphonique, la musique de Debussy), ce qui reste plus mystérieux, c’est le comment de la mutation. Pour l’art, elle se fait au sein de l’artiste, même si Guattari nous dit (p. 165) que « la mutation de l’œuvre n’appartient pas à l’artiste, [mais qu’] elle l’entraîne dans son mouvement. Il n’y a pas un opérateur et un matériau objet de l’opération, mais un agencement collectif qui entraîne l’artiste individuellement, son public et toutes les institutions autour de lui, critique, galeries, musées. » Ceci étant, même si l’artiste est agi par l’agencement collectif d’énonciation, il est bien le lieu physique et mental de la création de l’œuvre et de la mutation qui s’ensuit, qu’il s’agisse de Cézanne, de Debussy, de Picasso ou de Duchamp. Et ce qui reste inexpliqué à chaque fois, c’est le comment et le pourquoi de la mutation à l’échelle du collectif. Car lorsque Guattari essaie d’expliquer ce qui se passe dans un texte, par exemple dans l’article sur Proust qui se trouve à la fin de Lignes de Fuite : « La petite sonate de Vinteuil », il change d’échelle. Il explique le détail de la progression technique d’une série de conversions, de traductions à l’intérieur du livre mais il ne répond pas à la question du comment de la mutation réalisée par l’œuvre pour l’ensemble du système artistique. On est un peu dans la même situation que lorsque Deleuze et Guattari dans la troisième partie de Qu’est-ce que la philosophie, expliquent très bien ce qu’est le plan de composition technique mais moins bien ce qu’est le plan de composition esthétique pour finalement esquiver le problème en ayant recours à des métaphores.

Je soumets donc cette question du « Comment » à la discussion collective.

La matière sensible et les sémiotiques a-signifiantes

J’en viens maintenant à la place du sensible, de la sensation dans les circuits de sémiotisation traités de façon récurrente dans les travaux de Félix Guattari. On les retrouve dans les textes de la deuxième partie de Lignes de Fuite : « L’analyse pragmatique de l’inconscient social », également dans la cinquième partie de La Révolution moléculaire : « Echafaudages sémiotiques », et bien sûr, dans Chaosmose.

C’est La Révolution moléculaire que je vais citer. Dans une sous-partie des « Echafaudages sémiotiques » intitulée « Les signes travaillent à même les flux matériels », Guattari distingue trois modes d’encodage :

  1. les chaînes d’encodage a-sémiotiques “naturelles”
  2. les sémiologies de la signification
  3. les agencements collectifs des sémiotiques a-signifiantes

C’est ce dernier mode qui nous intéresse et nous lisons à son propos :

« La dénotation s’efface devant le processus décrit par Peirce sous le terme de “diagrammatisation”. On quitte la fonction des icônes, des index et des concepts pour un travail des signes comme support des machines abstraites et simulation des processus machiniques matériels. Ce travail des signes, ce travail de diagrammatisation est devenu la condition nécessaire aux mutations déterritorialisantes portant sur les flux réels ; il n’y a plus représentation, mais simulation, préproduction, ou si l’on veut, transduction. Le plan de signifiance s’affaisse, on n’a plus affaire à deux plans et à un système de double articulation ; on a un retour constant au continuum des intensités machiniques fondé sur un pluralisme des articulations.

Les points de subjectivation perdront ici leur fonction de localisation apparente de la production des significations et de foyer d’une jouissance privatisée et œdipianisée. Ils reconstitueront plus que les résidus subjectifs, une jouissance déterritorialisée, adjacente au procès fondamental d’agencement machinique. L’individuation imaginaire de la représentation – le figuratif des significations– laisse place au figural (au sens de Lyotard ) ; la stratification figée, syntaxisée, sémantisée et rhétorisée des énoncés s’est effacée devant un agencement collectif d’énonciation à « n » dimensions ; agencement collectif déterritorialisé où l’homme n’occupe plus la première place. » (p. 429-30)

[…]

On quitte le terrain de la signification […] pour celui du plan de consistance machinique qui autorise la conjonction du sens et de la matière par la mise en articulation de machines abstraites toujours plus déterritorialisées et toujours plus en prise sur les flux matériels de toute nature. (p. 430)

[…]

Avec le machinisme abstrait, on se place d’emblée du point de vue de la déterritorialisation en acte, c’est-à-dire des procès réels de remaniement, de mutation, de trou noir, etc. (p. 432-433).

On notera ici la forte présence du concept d’articulation, un des maîtres-mots de Gilles Châtelet. Mais ici encore, je voudrais poser la question du comment………