Il n’y a pas de découverte scientifique. Pour une expérience immanente du formalisme mathématique
Dans les idées développées par Guattari dans Les Trois Ecologies (1), au moment de la singularisation, on a à faire avec la possibilité de nouveaux enchaînements, d’une nouvelle configuration sémiotique et gestuelle qui s’empare du réel. Mais dès que cette nouveauté a lieu, pour pouvoir en parler ou la partager, on initie sa capture, par ce que Guattari appelle des « coordonnées extrinsèques », c’est-à-dire que non seulement il y a une coupure qui sépare l’objet du sujet, mais en plus il y a une dissimulation de cette intimité entre sujet et objet et du processus contingent qui vient de les séparer : c’est comme si la coupure avait toujours été là, que rien ne s’était passé ! Le langage scientifique nous rassure dans ce sens, ces coordonnées extrinsèques sont souvent définies en termes de langages scientifiques ou pseudo-scientifiques, « empruntés, de préférence, aux sciences dures : la thermodynamique, la topologie, la théorie de l’information, la théorie des systèmes, la linguistique, etc. »(2)
« Dans le cas de figure des Agencements processuels, la rupture expressive a-signifiante appelle une répétition créatrice forgeant des objets incorporels, des Machines abstraites et des Univers de valeur s’imposant comme ayant toujours été « déjà là », bien que totalement tributaires de l’événement existentiel qui les met à jour. »(3)
On voit dans ce passage que la raison profonde de l’association entre les coordonnées extrinsèques et les langages scientifiques, c’est que le propre des mathématiques semble être de se penser a-temporellement, hors de la contingence. Les objets sont proprement mathématiques parce qu’après les avoir saisis, nous les socialisons comme des objets qui existeraient dans un espace séparé, avant la communauté symbolique.
Je vais prendre au sérieux le fait que l’origine des faits mathématiques est historique, qu’elle dépend d’une gestualité sédimentée dans les habitudes, dans les manières par lesquelles nous apprenons l’espace réel, l’arithmétique de base, et l’idée d’« opération » et d’« opérativité ». J’essaierai de dévoiler le rôle de la contingence dans le formalisme mathématique, et donc d’opérer un petit changement dans la relation entre les gestes techniques et les choses, mon espoir – et pari politique – est que l’externalisation opérée d’habitude par le recours à des langages scientifiques ou pseudo-scientifiques peut devenir inopérante.
Le problème auquel nous sommes confrontés est celui de saisir et de socialiser l’ouverture processuelle des mathématiques, tout en acceptant la nécessité d’une sédimentation signifiante, qui en physique-mathématique est essentialisée dans la recherche d’invariants. La question peut donc être formulée de la manière suivante : comment faire cohabiter l’idée de l’invariant physico-mathématique avec le caractère processuel de l’émergence des invariants, ou des théorèmes, ou des objets mathématiques en général ?
L’ébauche d’une réponse nous vient de l’étrange duplicité de certaines notions mathématiques, et nous en énumérons trois ici.
Le premier est celui de problème, ce mot peut signifier
• un cas concret, par exemple le « problème de Cauchy », qui consiste à résoudre une équation différentielle très simple. Il s’agit donc d’une formalisation mathématique représentant une situation spécifique. Un problème une fois formulé définit son propre espace de possibilités tout en conservant des degrés d’ouverture, des hypothèses qui peuvent être plus ou moins remodelées ;
• le geste idéal de « problématiser », c’est-à-dire de réduire une situation à un formalisme. Avec ce second sens, nous ne faisons pas référence à une idée ou à un cas, mais à la possibilité d’un geste. Il est important de souligner cet aspect, « poser un problème » est une locution qui renvoie à une ouverture qui rend possible la création d’une signification. Alors que dans le cas de la première manière d’entendre le mot problème, on se référait à un sens spécifique, à un objet, « poser un problème » ne définit pas d’objets, ni d’espaces de possibilité.
Le deuxième mot que nous pouvons explorer est définition. Ici aussi, nous avons deux significations
• les définitions concrètes des objets mathématiques : point, ligne, espace vectoriel, fonction lipschitzienne. Chacune de ces définitions fait allusion à un espace de possibilités fermé, clair, précisément défini. Mais chacune de ces définitions ne peut exister que dans une série de renvois réciproques, les tentatives de fermer les mathématiques une fois pour toutes dans le formalisme logico-arithmétique ont échoué avec l’échec du programme hilbertien, l’articulation avec le second sens du mot est donc nécessaire ;
• le geste de définition : il s’agit d’imposer une coupure dans le formalisme, de séparer des objets en imposant une articulation entre eux. Par le biais de conditions, de syllogismes et de contraintes, alors des contrastes s’imposent, des sauts à travers lesquels les objets existent mais restent liés au processus qui les a fait naître.
Les deux sens du mot se confondent et fonctionnent en même temps comme des pôles pour articuler la particularité d’un certain rapport au symbolique et au langage. L’articulation est celle entre une gestualité permise par une ouverture, par un moment (ou un espace) d’a-signification, et l’objet signifiant qui fournit le point d’arrêt partiel du geste de signification même.
Examinons de plus près cette co-dépendance. Les définitions mathématiques spécifiques n’existent pas sans contiguïté à cette ouverture gestuelle, ouverture au geste de définition. En même temps, nous n’avons aucun moyen de dénoter le geste de « définir » sans faire référence à d’autres définitions, d’autres objets, à un enchainement de définitions.
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De toute évidence, le développement progressif des mathématiques fait que chaque définition se déséquilibre sur le premier pôle, devient un objet en soi ; aux premiers stades de la découverte, au contraire, lorsque les termes spécifiques du discours sont encore en discussion, la co-dépendance de chaque définition avec d’autres moments et gestes est absolument claire dans le travail du mathématicien.
Un troisième cas est celui du mot méthode, dans le sens d’une méthode scientifique. Toute théorie a une méthode, c’est à dire des instructions pour vérifier les résultats en assumant certaines hypothèses (premier sens), mais se référer à la « méthode scientifique » n’indique en soi aucun objet, c’est une locution qui nous parle seulement de la possibilité continue de déterminer, en même temps qu’une nouvelle théorie, les théories et les gestes qui en permettent la vérification. Ainsi, la méthode (dans le second sens) est une relation – pas une chose ni une série d’instructions fixes – entre la théorie et l’expérience expérimentale, deux pôles mobiles mais liés.
L’hétérogénèse – notamment dans sa spécification d’hétérogénèse différentielle, utilisée dans le contexte des mathématiques du vivant – est un mot qui exprime cette même articulation. Il s’agit avec ce mot de rendre explicite la relation entre les solutions d’un problème différentiel, et les contraintes choisies qui donnent forme à ce même problème.
Donc avec la notion d’hétérogénèse nous prenons en compte la révocabilité continue des hypothèses mathématiques choisies, le choix arbitraire de ces mêmes hypothèses, un choix qui peut être expliqué seulement en se référant à une histoire, à une contingence située, incorporée, à une dissymétrie créatrice comme l’appelle le mathématicien Gilles Chatelet (4). Avec l’hétérogénèse, il s’agit donc de renverser la table, la singularité précède la signification, même dans le domaine des gestes techniques et de la formalisation on ouvre la porte à une chaosmose (5).
La notion d’information va dans la direction opposée, vers une capture extrinséque des faits singuliers : cette notion mathématique développée notamment par Shannon, indique – dans le sens qu’elle a pris aussi en dehors du discours scientifique – l’enfermement de toute information singulière dans un cadre probabiliste, c’est-à-dire que le terme marginalise le contenu singulier d’un événement, d’un concept et du processus qui l’a fait naître, au profit de la standardisation des contenus et de la construction d’une équivalence entre événements. Le mot information renvoie à la même articulation entre signification et ouverture a-signifiante de laquelle on a parlé, mais il induit un déséquilibre sur le pôle de la signification, faisant allusion à la nécessité permanente d’arrêter l’ouverture gestuelle et de bâtir un repère universel.
La question de la production de la vérité sur le monde actuel est au centre de nombreuses tensions politiques, mettant en jeu la légitimité même des pouvoirs gouvernementaux. Si le langage scientifico-technique est aujourd’hui l’un des principaux champs de cette bataille, alors la discussion sur l’hétérogenèse au sens large peut nous donner une nouvelle puissance, car elle permet la possibilité de produire du sens ou de la communauté. L’hétérogénèse nous fournit l’espace stratégique pour des vérités différentes de celles du gouvernement, pour un rapport à la signification dans lequel le geste dissymétrique, singulier, devient désinhibé, pas contraint dans l’étroit espace entre la vérité du pouvoir et une contre-vérité également absolue qui nous rendrait également impuissants. Ne plus être contraint par des coordonnées extrinsèques signifierait alors que dire sa propre vérité n’est plus un geste scabreux, qu’on n’a plus besoin d’une légitimation d’en haut pour croire à nous-mêmes et agir en conséquence.