La révolution moléculaire : une lecture

Le concept de révolution moléculaire est certainement l’une des créations philosophiques les plus riches et les plus énigmatiques de la pensée de Guattari. La puissance d’un concept, au-delà de la maîtrise par laquelle il est créé, réside dans la rechute vitale pour celui qui l’utilise et en l’utilisant une nouvelle perception se construit. Suite à cette indication présente dans Qu’est-ce que la philosophie de Deleuze et Guattari, j’essaierai de sonder les enjeux éthico-politiques de ce concept, mais il faut d’abord en proposer une courte lecture ad hoc.

Viatiques

Un concept est un produit étrange, difficile à manier, auquel il faut pourtant trouver un moyen de l’aborder, d’entrer en résonance, d’en ressentir la puissance. Révolution moléculaire est aussi le titre d’un livre de 1977 de Guattari publié aux éditions Recherches. En le traversant on comprend la complexité des plans avec lesquels ce concept peut être composé : de la lutte des classes au problème du fascisme quotidien en passant par la sémiotique et le cinéma. Ce concept est d’ailleurs présent dans le troisième plateau ologie de la morale de Mille Plateaux dans lequel la révolution moléculaire entre en contrepoint par rapport aux formations molaires. Plusieurs manières donc d’ausculter la puissance de ce concept et de s’en emparer.

Pour ma part, j’aimerais rattacher ce concept à l’approche spinozienne – développé par l’intercession de Deleuze, avec une référence particulière à la conférence qu’il a donnée à Vincennes le 6 décembre 1981. Ici, le problème abordé par Deleuze réside dans la problématiques d’accoster l’éthique à l’ontologie (pure). Cette leçon est consacrée au problème complexe du statut du mode, de sa consistance insubstantielle et toutefois non illusoire. Le mode, mot qui regroupe tout ce qui existe dans son périmètre sans autre qualificatif (il ne s’agit pas de préciser sa naturalité ou son artificialité, sa vivacité ou sa lourdeur mortelle, etc.), est proprement une manière d’être et non un être. . Une manière d’être caractérisée par un ensemble complexe de relations, greffées les unes sur les autres, à travers lesquelles émerge l’essence de chaque mode, ou en d’autres termes, sa capacité à être affecté.

Il s’agit d’une vision insolite, un peu hallucinée, qui semble pourtant capable de restituer de manière très concrète la dynamique et la logique de nos existences précaires. À titre d’exemple, on pourrait dire que le corps (humain dans ce cas) est un ensemble complexe de relations qui émerge en vertu de relations plus simples. Le poumon n’est rien d’autre que la relation dynamique et efficace entre l’air et une certaine configuration organique. Le poumon entre en relation avec le cœur, le côte, pour former cette chose encore plus complexe qui s’appelle le thorax et qui constitue, en se composant dans d’autres relations, le corps humain. En allant dans le sens inverse, nous constatons que l’air et la configuration organique, en réalité, sont eux-mêmes des relations complexes qui renvoient à des relations plus simples : la première n’est rien de plus qu’une relation déterminée entre l’oxygène et l’hydrogène, etc. de même que la seconde renvoie à des relations plus simples de l’ordre du sang et du tissu musculaire, etc. De l’époque de Spinoza à aujourd’hui, les progrès scientifiques, grâce à des technologies de plus en plus sophistiquées, ont continués et continuent à sonder le monde de l’infiniment petit en construisant des cartes de plus en plus complexes. Celle-ci d’une part exploite une ontologie à la Spinoza, mais d’autre part la méconnaît complètement. L’ontologie de Spinoza est pure précisément parce qu’elle n’introduit aucune substantialité modale, aucune donation, et pourtant elle ne se réduit pas à l’évanescence.

Particules

Pour approfondir la question, on pourrait dire que l’infini spinozien est très bizarre car c’est un infini non illimité et non inconsistent. Pour mieux comprendre ce passage, Deleuze-Spinoza introduit le concept de particules. En fait, elle constitue le support de toute relation, la possibilité concrète de réaliser chaque relation, et pourtant, elle n’est pas donnée. Cependant, son irréductibilité à la datitè ne lui enlève pas sa consistance précisément parce qu’elle supporte concrètement toutes les relations, des plus simples aux plus complexes. Dans cette perspective, c’est précisément la non datitè ontologique – consistante – qui ouvre le champ à l’éthique. L’éthique, si elle ne veut pas devenir morale, ne peut postuler aucune datitè, mais doit plutôt agir au milieu, transversalement, sans recourir à des principes transcendants dont déduire les normes d’action. Agir au milieu, c’est d’une part admettre que tout communique avec tout et pourtant adopter des styles et des postures à travers lesquelles sélectionner : le fait que tout communique avec tout ne signifie nullement que tout se compose avec tout.

Pour comprendre ce passage, une étude plus approfondie du concept de particules est nécessaire. Chaque particule est une pure extériorité qui s’exprime, pour le dire rapidement, par deux points de vue différents : la pensée et l’étendue. Du point de vue de l’extension, chaque particule est une certaine relation de mouvement et de repos qui lui permet d’entrer en résonance et de se composer avec d’autres particules, mais évidemment pas avec toutes. La capacité d’entrer en relation avec d’autres particules dépend, du point de vue de la pensée, de sa capacité de discernement (évidemment pré-consciente). Chaque particula est à la fois une certaine quantité de mouvement et de repos et sa capacité de discernement : capacité de discernement (pensée) sive quantité de mouvement-repos (extension). Ainsi comprise, chaque particule est à la fois sa capacité de sélection – limite – qui lui permet de se composer avec d’autres particules, formant des relations progressivement plus complexes, et sa nature de support – infinie – des relations. Dans ce sens on peut aussi trouver des moyens d’approcher la fameus e formule magique de Deleuze-Guattari qui dit : pluralisme = monisme. Mais ce n’est pas directement concerné ici.

L’enjeu éthico-politique

Ainsi compris, le concept de révolution moléculaire ouvre enfin la voie pour repenser philosophiquement à la fois l’éthique et la politique au-delà de la logique représentative. Les grandes partitions qui ont inspiré les manières de penser la politique pendant une bonne partie du XXe siècle se présentent à nous sous un autre jour. La guerre et la paix, la droite et la gauche, la bourgeoisie et le prolétariat, pour ne citer que ceux qui ont le plus incisivement guidé nos choix et nos positions, se révèlent fragmentés et fragiles. Enfin, elles ne sont elles-mêmes que des ensembles de relations, qui se composent et se décomposent, non seulement et pas tant par leur heurt, mais en vertu de leur nature toujours changeante. L’instabilité interne des blocs qu’évoquent ces représentations dépend du mouvement pérenne de ces particules qui se composent avec d’autres et en prennent également congé. La possibilité inscrite dans le concept de révolution moléculaire devient alors proprement une question perceptive, un problème de sensibilité : il s’agit de ne pas se laisser piéger par la grandeur monumentale de ces blocs représentés, mais de commencer à découvrir les mouvements moléculaires, les fuites et les alliances transversales qui les tissent nécessairement. Le plan qui s’ouvre ainsi est un terrain risqué, un terrain encore inexploré qui a besoin de cartes pour être couvert en toute sécurité. Un terrain pour comprendre et combattre le fascisme – pas seulement institutionnel – qui pénètre nos membres. Pour reprendre un adage foucaultien, il s’agit de s’initier à une vie non fasciste capable d’affronter les difficultés de la construction de corps plus grands sans jamais oublier leur fragilité interne. Voilà, pour ma part, ce que peut impliquer le concept de révolution moléculaire.