L’hétérogenèse différentielle

Je présente quelques aspects d’un travail en collaboration avec Alessandro Sarti et David Piotrowski [SPC22]. Nous nous intéressons au problème du devenir des formes et nous cherchons un outil différentiel capable de le décrire. Il est bien connu que Deleuze [D68] avait utilisé la variété Riemannienne pour décrire sa notion de multiplicité, mais il n’était pas clair s’il était également possible de décrire mathématiquement les concepts de rhizome et assemblage (introduits par Deleuze et Guattari), qui ont une hétérogénéité sur un plan différent. Nous les décrirons comme la recombinaison continue d’opérateurs différentiels. Il ne s’agit pas seulement de la génération de nouvelles configurations, mais de l’évolution des lois mêmes du devenir.

Hétérogénèse géométrique et dynamique

L’introduction de Mille plateaux [DG80] s’ouvre avec the V piano pièce for David Todor de Bussotti. Ses écritures musicales alternent des textes musicaux traditionnels avec des dessins et des signes inconnus en musique. Le but est d’inviter les interprètes à pratiquer l’improvisation, à développer l’imagination. Cette image, qui déforme les lois mêmes de l’écriture d’un texte musical, illustre clairement le contenu du chapitre suivant, et l’idée du devenir que Deleuze et Guattari nous proposent :

dans toute chose, il y a des lignes d’articulation ou de segmentarité, des strates, des territorialités ; mais aussi des lignes de fuite, des mouvements de déterritorialisation et de déstratification. Les vitesses comparées d’écoulement d’après ces lignes entraînent des phénomènes de retard relatif, de viscosité, ou au contraire de précipitation et de rupture. Tout cela, les lignes et les vitesses mesurables, constitue un agencement.” ([DG80])

L’hétérogénèse différentielle cherche à décrire exactement cette recomposition hétérogène qui a lieu au niveau du virtuel avec des instruments différentiels. Les lignes et les vitesses mesurables définissent une géométrie. Une géométrie est définie par une distance, mais la distance qu’on considère n’est pas la distance Euclidienne. C’est au contraire la longueur de la courbe minimale entre deux points, qui peut être définie comme le temps nécessaire pour la parcourir [DC92]. Par conséquence, la définition de distance code la notion de vitesse et doit être définie à partir du plan virtuel, qui est le plan de directions possibles du mouvement, le plan des possibilités.

Dans le rhizome, la condition d’hétérogénéité nous dit que chacun de ses traits ne renvoie pas nécessairement à des traits de même nature. L’espace des possibilités peut avoir une nature différente en chaque point. C’est la principale caractéristique de la géométrie sous-Riemannienne. De plus, bien que les espaces de possibilité soient différents d’un point à un autre, il est toujours possible de connecter n’importe quel couple de points : c’est la condition de connectivité du rhizome [DG80] et, en même temps, la condition géométrique de Hörmander [H67] vérifiée dans la géométrie sub-Riemanniene. Cette propriété de connectivité est obtenue (par Rothschild et Stein [RS76]) avec un processus de croissance du plan de possibilité qu’ils appellent lifting : pour relier deux points avec des plans de possibilité différents, il faut générer un nouveau plan de possibilité, qui contient des champs du premier, du deuxième type et des nouveaux plans obtenus via une opération différentielle. Le nouvel espace de possibilités contient à la fois l’un et l’autre, mais contient également de nouveaux plans. Il y a donc une augmentation de dimension, une réorganisation de la géométrie de connectivité et la création d’un nouvel espace de possibilité. Ce processus, qui introduit une hétérogénéité géométrique, décrit en fait une propriété clé de l’agencement :

Un agencement est précisément cette croissance des dimensions dans une multiplicité qui change nécessairement de nature à mesure qu’elle augmente ses connexions. “ ([DG80])

L’hétérogénèse différentielle introduit aussi une hétérogénéité dynamique, pour assembler des opérateurs de type différent. Chaque contrainte différentielle a sa propre structure de plans tangents constituant l’espace de phase, qui sont les “plateaux” sur lesquels les flux peuvent circuler. C’est l’augmentation de la dimension de ces plans de possibilités qui induit une augmentation de l’espace des observables. De cette façon, les opérateurs deviennent primaires et la dynamique a lieu au niveau opératoire. En physique, nous avons une hétérogénéité de formes qui sont toujours différentes et en devenir. Mais la physique est réglée par des lois qui sont fixes et éternelles. Les sciences de la vie ne peuvent pas être décrites comme ça. Ce qui se transforme là est la loi même du devenir : on a la possibilité de créer de nouveaux espaces non donnés a priori, parce que les espaces sont inventés de temps en temps par la composition singulière. La composition d’un assemblage singulier est donc une invention, la création de nouvelles dynamiques d’instant en instant. La composition hétérogénétique pose les conditions d’une morphogenèse immanente créée de temps en temps par des enchaînements singuliers.

L’intégration de contraintes différentielles donne lieu à des formes, des perceptions et des morphologies extensives. Le flux hétérogénétique est projeté sur le mode de vibrations du flux lui-même ; la polarisation progressive du flux favorise l’émergence des formes. C’est un décodage intrinsèque des intensités du flux, sans recours à des structures de décodage externes. Ce processus ne correspond pas à une catégorisation, mais à une détection des orientations principales du flux, même en l’absence de toute stabilisation dans des formes fixées.

De cette façon la dynamique permet de générer de nouvelles formes à partir de constellations différentielles qui s’enchaînent.

Hétérogénèse dans les sciences cognitives

Le cerveau est certainement l’un des plans virtuels les plus importants, co-générateur de toute dynamique expérientielle : un virtuel non seulement hétérogène mais aussi incarné. Le cerveau est fait de populations neuronales aux dynamiques hétérogènes qui sont décrites mathématiquement par des opérateurs hétérogènes. La connectivité neuronale définit des structures des plans tangents qui diffèrent de population en population, et qui sont concaténées sous la forme d’agencements.

De plus, la connectivité neuronale est modifiée plastiquement par l’apprentissage, qui correspond à une réorganisation continue des règles différentielles qui sous-tendent les dynamiques. L’intuition en est une forme particulièrement intense d’apprentissage : c’est la compréhension soudaine d’un problème et de sa solution. On peut la décrire comme l’interaction des systèmes de pensée déjà organisés qui entrent en contact : leur dynamique interne change en conséquence. On a l’ouvertures de nouvelles connectivités qui étaient inactives : ça implique une réorganisation des éléments de la représentation mentale d’un percept, d’une situation. Au moment où un sujet résoud un problème mathématique par intuition, pas par application d’un algorithme donné, il y a une rafale d’activité cérébrale et un changement correspondant dans le flux sanguin [KB14]. Ça c’est l’émergence d’une idée par effet des concaténations hétérogenètiques.

Enfin, l’organisation des géométries fonctionnelles est modulée non seulement par l’apprentissage mais aussi par la présence du corps. Et ici, le modèle mathématique montre ses limites, les mathématiques seules ne parviennent pas à décrire le phénomène, et doivent maintenir un dialogue constant avec les sciences de la vie et les sciences de l’homme.

Références

[D68] Deleuze G., Différence et répétition, Paris, PUF, [1968] 2011.

[DG90] Deleuze G., Guattari F, Mille Plateaux, Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Éd.

Minuit., 1980.

[DC92] do Carmo M.P, Riemannian geometry Birkhäuser, 1992.

[H67] Hörmander, L.: Hypoelliptic second order differential equations. Acta Mathematica

119, 147–171, 1967.

[KB14] Kounios, J., Beeman,M.: The Cognitive Neuroscience of Insight. Ann. Rev Psychol 65-

71–93, 2014.

[RS76] Rothschild L. P, Stein E. M, Hypoelliptic differential operators and nilpotent groups Acta

Math. 137, 247-320, 1976.

[SCP22] Sarti A, Citti G, Piotrowski D, Differential heterogenesis: mutant forms, sensitive bodies.

Springer-Nature, 2022.