Que peut une idée ? Notes sur le différentiel et l’individuation

Il y a souvent métamorphose, mais jamais métempsychose.

La monadologie, § 72

Nous devons à l’intuition heureuse de Deleuze la conception de l’idée platonicienne comme différentiel, c’est-à-dire problématique, constituée par la variabilité continue du devenir. Leibniz, d’ailleurs, associait déjà le dynamisme infinitésimal au point métaphysique des monades. Le différentiel, alors, marque simultanément une condition de variation illimitée et une impulsion à la détermination : l’apparition d’une nouvelle couleur qui remodèle tout le spectre, l’inchoatio d’une force qui, en s’exerçant, interpénètre et infecte toutes les autres. Un tel flux substantiel, une telle production désirante qui a ses propres réalisations en elle-même, est ce que Deleuze appelle noumène : la condition et la genèse du phénomène. Le différentiel est l’idée précisément parce qu’il précède et fonde le domaine de l’apparence. Et inversement, l’idée est différentielle parce qu’elle génère constamment des différences. Ainsi, au lieu de réduire les formes à de simples identités données, on peut repenser une forma formans comme une réalité métastable, vivante, dramatique, capable de créer et d’expérimenter l’hétérogénéité dans l’espace et le temps. Plus encore : l’ancienne notion d’idée formatrice est resémantisée ici comme une multiplicité qualitative et intensive, rythmiquement articulée en potentiels et seuils critiques – c’est-à-dire, au sens bergsonien, l’être vivant concret.

Dans cette perspective, le notion simondonienne d’énergie potentielle joue un rôle fondamental. D’abord il ne s’agit pas d’un certain type d’énergie, mais plutôt d’une énergie dans un certain état : un état en effet très problématique, de tensions internes et de réciprocité virtuelle entre des systèmes. Un état tel que la moindre modification peut provoquer une transformation radicale. Le potentiel préindividuel est essentiellement un problème différentiel : une puissance liée « à la présence d’un rapport d’hétérogénéité, de dissymétrie » (Simondon 2005) par rapport à d’autres puissances, d’autres lignes de force. L’énergie est potentielle, en somme, lorsqu’elle est sensible à des dynamiques externes, capables de produire ensemble un événement : elle est en soi hétérogène, plastique, réceptive. Si un tel événement (l’individuation) le brise, l’obligeant à se remodeler, c’est parce que cette condition intensive est toujours en excès par rapport à l’unité, comme une dissymétrie reconstituée à chaque transit, dans lequel elle se propage et ramifie dans l’espace et le temps. Elle se brise et se recompose, animée par des sympathies. Ce qui produit le changement, en somme, change à son tour : voici une matière-flux dynamique, protéiforme, vivante, une matière qui est immédiatement forme, idée créatrice. Et voici une écologie des idées comme liens entre régimes des forces hétérogènes, communications amplificatrices, résonances impensables.

La forme simondonienne, comme l’idée deleuzienne, est une asymétrie récursive générée par la propagation de forces qui président à l’actualisation, en la dépassant : un champ qui, cependant, ne relève pas du régime de l’indéterminé ni de la possibilité logique, mais qui, au contraire, possède une réalité propre supérieure à l’actuel, jamais simplement en puissance. Sa réalité est en soi ouverte, constamment à la limite de sa propre réalisation, exprimée dans la genèse perpétuelle de tensions différentielles et de résolutions relatives. Une telle variabilité différentielle ne doit alors pas être conçue comme le passage d’un état incomplet ù un état définitif, mais comme le devenir de systèmes qui, dépassant l’unité, peuvent à tout instant produire les conditions d’une transfiguration radicale.

La forme vivante individuée est un « problème à résoudre », une criticité à laquelle il répond elle-même, par le biais des individualisations sérielles avec lesquelles elle modifie les contraintes externes et internes dans le temps. C’est donc configurée comme une transition critique étendue, une prise de champ perpétuelle, qui opère en régénérant des composants inutilisés, des relations imprévues, sur la base de ce réservoir problématique, un exaptive pool, une capacité différentielle pour le changement. C’est une telle dynamis actuelle, bien que non actualisée, qui fait que l’individu n’est pas une identité obtuse, mais une réalité qui est plus qu’elle-même, qui apporte avec elle « une réalité plus complète, que l’individuation n’a pas épuisée, une réalité nouvelle et animée de potentiels ».

La forma formans invoque alors une tiercéité saisie seulement par une pensée bâtarde : quelque chose qui se situe entre la simple puissance et l’acte accompli, le problème et la résolution, ni amorphe ni pleinement formée. Elle implique donc une notion d’individualité qui fait de cette variation différentielle sa propriété décisive. On peut penser – on peut vivre – cette réalité transductive, insistant sur la frontière entre intérieur et extérieur, dans la relation tensive de questions et réponses, de différenciations et d’intégration, et qui, en se produisant elle-même, est capable d’amplifier ses potentiels et de générer de nouveaux espaces de possibilités. On peut penser, finalement, à la genèse de autres champs et régimes énergétiques : c’est-à-dire, l’ouverture de différentes dimensions topologiques dans lesquelles le temps et l’espace sont amplifiés et augmentent en complexité, à travers d’autres passages de seuil, ruptures de symétrie. Chaque individuation n’est qu’une multiplication des environnements et des plans d’intériorité (et d’extériorité), capable de produire à son tour de nouvelles intersections, de nouvelles formes : l’idée-différentiel, l’idée-transformation est un problème, bien sûr, mais aussi une échappatoire au despotisme de la totalité.