Retour aux ritournelles. Felix, les affects et le trouveur sémiotique

Mon idée part de ce que nous ont raconté des amis et des témoins de l’œuvre de Guattari, comme Franco Berardi et Paolo Fabbri, est que le chemin de Guattari vers une véritable découverte de la sémiotique a parfois été négligé, à quelques exceptions près, parfois même par des penseurs proches de Guattari et de Deleuze. En relisant des livres comme La Révolution moléculaire, on se rend compte que Guattari est le « trouveur » (pour citer Deleuze, où le philosophe se définissait comme le « finisseur » de concepts, comme s’il s’agissait de pierres précieuses (cf., Dosse, 2007)) de la sémiotique aussi : qu’il apportera, en quelque sorte, en cadeau, ou plutôt en échange, à Deleuze lui-même. Dans plusieurs chapitres de La révolution moléculaire, nous savons que Guattari reprend le travail de l’un des pères de la sémiotique du XXe siècle, Hjelmslev (travail déjà anticipé dans L’anti-Œdipe et poursuivi ensuite dans Mille Plateaux), en le confrontant, ou plutôt en montrant comment il dépasse en quelque sorte le fondement sémiologique de Saussure. Ce qui semble émerger, c’est que l’articulation complexe des plans d’expression et de contenu et des couches, stratifications dynamiques à l’intérieur de ces plans, qui pour Guattari serait caractéristique non seulement du langage verbal, mais de tous les systèmes et processus de signification – peut-être du monde lui-même ou de ses pratiques d’invention et de transformation – semble presque devenir la « vraie » infrastructure « réelle ».

Retrouver le plan de consistance.

Il ne s’agit pas de remplacer le modèle marxien, mais de l’interpoler : le réinventer par l’insertion de mécanismes sémiotiques (de la, ou des machines). Cela ne se fait pas de façon générique. Déjà dans l’Anti-Œdipe et, d’autant plus dans la Révolution moléculaire, émerge ce filon qui trouvera plus tard son aboutissement dans Mille Plateaux, puis dans Chaosmose. Si, pour la théorie sémiotique de Hjelmslev, les systèmes et les processus sémiotiques sont composés, précisément, de stratifications de niveaux d’expression et de contenu qui, s’articulant entre eux, donnent lieu à différents types de sémiotique (scientifique, métalinguistique, etc.), chez Guattari cette vision se généralise et radicalise : avec toute une typologie de processus, de modes de production sémiotique. Cela pour « resituer la sémiologie dans le cadre d’une conception élargie, machinique, qui nous libérerait d’une simple opposition linguistique entre Expression/Contenu, et nous permettrait d’intégrer dans les assemblages énonciatifs un nombre indéfini de substances d’Expression, comme les codages biologiques ou les formes organisationnelles appartenant au socius » (Chaosmose, 1992, p. 24). (C’est là le parallélisme avec Marx : un Marx « sémiotisé », un Marx qui se demande maintenant d’où viennent les processus de production de sens au sein même des valeurs, des mécanismes d’échange, et de la valeur, jusqu’à la monnaie…).

Le point qui nous semble important est que cette « découverte » de la sémiotique par Guattari, de ses processus de stratification au sein des systèmes sémiotiques, contribue à une véritable grande invention de l’un des concepts les plus importants de Deleuze et Guattari : celui de Plan de consistance, et avant cela de plan et de champ d’immanence. Cela se produit de deux façons, en suivant également l’analyse d’Anne Querrien (1999, p. 42) : d’une part vers l’idée de la dynamique et des flux généralisés de l’encodage et du décodage, de la déterritorialisation et de la reterritorialisation « …comme l’a souligné Félix la déterritorialisation est notre condition : nous rencontrons toujours de nouveaux événements qui invitent à se resituer ». Ces processus semblent, selon Guattari (et après avec Deleuze), se dérouler à tous les niveaux, dans toutes les sphères : des couches biologiques et des formes territoriales du comportement animal aux couches sociales et artistico-esthétiques. L’autre point de connexion est, toujours selon Querrien, apporté, cette fois par Deleuze avec l’introduction du concept de Corps sans Organes d’Artaud. Mais c’est, une fois encore, grâce à la lecture croisée de Guattari que le CsO devient non pas un modèle mais une frontière, une zone de passage. Deleuze et Guattari le diront plus tard dans Qu’est-ce que la philosophie, le CsO c’est comme un sac ou des haillons qu’un vagabond transporte dans le désert. Il ne s’agit pas d’un « objet » ou d’un « modèle corporel », même si désarticulé, mais d’une accumulation hétérogène en cours de construction. Précisément, un sac de détritus, fait d’expérience, d’amour et d’affectivité. Encore une fois, avec Anne Querrien : « L’amour est l’expérience de base de la construction du corps sans organes, dès lors qu’il ne se pose pas comme instrument de la reproduction. Désirer, vivre, aimer exige de se construire un corps sans organes, de construire son voyage sur le plan de consistance, de rechercher les rencontres qui augmentent notre puissance d’agir et de fuir celles qui la diminuent, de fuir donc la simple soumission au pouvoir. » (ib.)

Flux d’Expressions.

On y retrouve la double ou triple intersection : des explorations géo-sémiotiques guattariennes (dans la figure, comme le souligne Fabbri, du « fameux » professeur Challenger-Hjelmslev), de l’Artaud du CsO, et du Spinoza deleuzien, des capacités à augmenter ou diminuer la puissance des affects. Le corps sans organe est le plan de la consistance, celui qui remplit le « sac » dynamique, percé, traîné, du champ, puis du plan de l’immanence. Mais, rappelle encore Anne Querrien, sans le plan de consistance, il ne peut y avoir de « lignes de fuite », sinon le risque est celui de « percer le vide », de tourner à vide. « Rabattre les lignes de fuite sur le plan de consistance est le plus grand danger pour les navigateurs du désir, celui de quitter terre et d’y retomber dans la régression comme on le constate dans la plupart des films de science-fiction. » (ib., p. 42). Dans l’Anti-Œdipe, nous trouvons les premières articulations de cette conception : D&G soulignent la façon très anticipative et intéressante des travaux de Marshall McLuhan sur la révolution techno-communicative (depuis la Galaxie Gutenberg) à propos des processus d’encodage et de décodage, puis de déterritorialisation de l’information. En ayant pu montrer, comme le disent Deleuze et Guattari, comment fonctionnent les flux décodés, échappant à la vieille conception d’un signifiant qui étrangle et sur-codifie ces mêmes flux. (Et cela se réalisera avec la prolifération, disent D&G, de toutes sortes de formes et de substances expressives, sonores, graphiques, gestuelles, corporelles, visuelles, qui donneront vie aux flux décodés et post-signifiants des langages : jusqu’à nos jours, jusqu’aux médias actuels et, dirions-nous, aux médias sociaux). Et avec la construction d’un grand « champ d’immanence » propre au capitalisme : avec l’apparition de moyens techniques, non plus seulement, disait-on, de production, mais d’« expression » : qui donnent lieu au « décodage de flux généralisés » ; voire d’archaïsmes ou de surcodages despotiques. Pensons, pour donner un autre exemple, aux cas actuels, même au niveau de la politique internationale (avec le retour des « archaïsmes » ou des « despotismes » orientaux, dans la figure d’un Poutine qui se réfère encore à la « Grande Mère Russie », même si aussi pour des raisons propagandistes, et à travers la tentative de recoder et de subvertir l’ordre mondial à travers les grands flux de sources énergétiques, financières ou politico-militaires).

Mais venons-en à l’un des moments, disions-nous, de l’élaboration de cette pensée-Felix. C’est à partir d’un article, celui-ci de 1987, plutôt de recherche sémiotique. L’article est intitulé « Ritournelles et affects existentiels » (ib., 1987). Guattari y tente d’abord de redéfinir la dynamique de l’affect à la fois sur un plan psychodynamique et avec quelques références à la base spinozienne. Il affirme d’abord que l’affect « colle », s’attache à la subjectivité ; il insiste ensuite sur le caractère « transitif » de l’affectivité (et ici la référence est encore à Spinoza). Et en plus, Guattari souligne un point qui est en même temps une anticipation importante de certaines découvertes et recherches à venir dans le domaine des neurosciences cognitives. Pensons à tous les travaux réalisés dans ces années-là ou un peu après, par Maturana, Varela (cité par Guattari), puis Lakoff et Johnson ; et par des chercheurs comme Gallese et Rizzolatti, pas seulement sur le thème de la cognition incarnée, mais aussi sur le caractère d’émulation, d’imitation et d’empathie de la dimension affective-cognitive. Il est également intéressant de rappeler comment l’idée de contagion et d’imitation sera reprise ensuite, de manière innovante, par Deleuze et Guattari, réactivant un intérêt pour Tarde, qui grâce à Guattari et Deleuze sera ensuite redécouvert par Prigogine et Stengers, puis par Bruno Latour et d’autres chercheurs comme Lazzarato.

Échafaudages sémiotiques.

Mais au-delà de ces considérations, qui sont aujourd’hui plutôt bien établies et reconnues, le point remarquable est pour Guattari que ces caractéristiques démontrent et confirment le caractère pré-personnel et pré-individuel de l’affectivité, renouant ainsi avec les intérêts simondoniens, qui ont toujours été présents avant tout dans la pensée de Deleuze. L’affect comme caractère pré-personnel qui, même dans les sociétés traditionnelles, est comme un « mana » circulant, comme les tatouages, comme une dimension relative aux animaux totémiques, ou l’esprit des ancêtres, souligne Guattari (reprenant l’intérêt pour la recherche anthropologique présent surtout dans L’Anti-Oedipe, dans Mille Plateaux et en général dans toute l’œuvre de Guattari). Mais aussi, Guattari affirme dans cet essai sur les ritournelles que cette idée d’affect est préfigurée par la psychiatrie phénoménologique et proche de la durée bergsonienne. Ainsi, l’affect n’est pas lié à une dimension extensionnelle, mais plutôt à des catégories intensives.

Nous devons souligner à nouveau un point ici. Bien que nombre de ces concepts semblent aujourd’hui aller de soi, il nous semble intéressant non pas tant de les réitérer une fois de plus, mais de montrer comment ils émergent dans le raisonnement et le parcours proprement sémiotique de Guattari. Rappelons, une fois de plus, que à partir de La Révolution moléculaire jusqu’à Chasmose, nous avons affaire, pour Guattari, avec l’idée de véritables « échafaudages sémiotiques » qui traversent notre monde, à la fois naturel et social. Ils traversent les classes, les sociétés, les segments et les stratifications de celles-ci. En effet, ce sont ces échafaudages qui fonctionnent par multiplication, décodage ou surcodage sur les matériaux et les couches (biologiques, sociales, territoriales). D’emblée, Guattari (et, avec lui, Deleuze) a critiqué l’idée et la conception du « signifiant » saussurien et lacanien, même dans sa version « américaine », à savoir une théorie de l’information et de la communication sans contenu ; en l’opposant, dans un premier temps, justement à une recherche des logiques du contenu, et d’une sémantique « post-signifiante ». (C’est à dire, au-delà des langages verbaux et des langages codifiés, en général, et de leurs grammaires et syntaxes. En ce sens, il faut aussi rappeler les travaux de D&G, bien connus, sur Kafka et la littérature « mineure », comme « langue étrangère », ou comme ligne de faille d’une « extériorité », ou d’un « ailleurs », même si produit à partir de l’intérieur des langages et des œuvres des écrivains et des artistes : comme dans les analyses de Deleuze sur Fitzgerald ou Melville, jusqu’à la peinture de Bacon). Pour arriver ensuite à la conception d’une pragmatique radicale. En même temps, Guattari et Deleuze s’orientent, avec L’anti-Œdipe, puis dans Mille Plateaux, vers un modèle général, à partir, disait-on, de Hjelmslev, de plans sémiotiques, vus comme des flux et des processus de contenu et d’expression en décodage et traduction mutuels, potentiels, continus.

Pour aboutir, en fin, à une théorie radicale de l’expression (ici, en échange étroit et en traduction mutuelle avec l’idée spinozienne-deleuzienne) comprise comme une dynamique trans-sémiotique et trans-linguistique qui retravaille et traverse toutes les couches des processus concrets de signification : les corps, le travail, les territoires, jusqu’au sport (dira Guattari dans Chaosmose), et évidemment le marché, la finance et la politique. Et jusqu’aux mouvements populaires ou de libération (avec leurs instances de liberté mais aussi avec leurs micro-fascismes, leurs tribunaux et tribunes) ; mouvements qui sont entrés en crise précisément dans les décennies qui vont de La Révolution moléculaire (1977) à Chaosmose (1992), en passant par Les Trois Écologies ; avec les dernières preuves non seulement du triomphe supposé du capitalisme hyper-libéral mondial (avec la première guerre du Golfe, dit Guattari, et les « recettes » du FMI pour l’Argentine et le Chili). Mais aussi avec la réapparition de failles, d’ordalies et d’archaïsmes ethnico-identitaires : ici Guattari se réfère, dans les dernières années de sa vie, au début du massacre en Bosnie et en ex-Yougoslavie et aux prodromes avec la Tchétchénie des guerres ethno-nationalistes en Europe de l’Est et en Russie. Le mal et le poison qui en résultent touchent encore aujourd’hui l’Ukraine.

Machines à ritournelles.

Alors, où se situe donc le mécanisme et le processus de l’affectivité dans ce parcours complexe de refondation sémiotique ? Et, surtout, quel espoir nous reste-t-il ?

Fondamentalement, pour Guattari, le mécanisme affectif repose avant tout sur des processus intensifs-trans-individuels et dans l’appropriation de durées hétérogènes. Mais suffit-il, aujourd’hui, de parler de « processus participatifs », de type anthropologique, de mana, d’affectivité à penser comme les tatouages des tribus ou comme des formes d’animaux totémiques ? Dans le monde d’aujourd’hui, avec la publicité, la mode, le football, les médias sociaux, et leurs influenceurs ? Ceux-là travaillent précisément dans une dimension post-médiatique préconçue, anticipée, espérée, et en même temps redoutée par Guattari lui-même sur ces mêmes éléments. Quelle réponse à un avenir qui n’est pas tant tardif qu’il nous semble déjà passé, ou qui se referme sur lui-même, à rebours, comme dans un tourbillon ou un immense trou noir sémiotique ? Ne s’agirait-il plus de raisonner sur le « quoi faire » mais comment « flotter » sur l’horizon des événements de cet immense trou noir ?

Mais revenons-en à l’œuvre sémiotique (et prophétique, sur l’avenir des médias) de Guattari. Guattari ajoute d’autres points à cette grammaire-sémiotique intensive de l’affectivité. On a déjà parlé de cette composante de « l’appropriation de durées hétérogènes ». Et cela semble être l’une des bases de l’idée d’« hétérogénèse » elle-même. Qu’est-ce que cela signifie ? Pour Guattari, le point fort devient ici, comme on le sait, la centralité de la dimension esthétique, qui s’étendra, presque comme un changement de paradigme, à Chaosmose. En particulier, dans son essai sur les Ritournelles, du 1987, la question centrale du rapport entre les processus affectifs et la dimension esthétique est systématiquement posée – un essai qui, il faut le rappeler, faisait partie d’un recueil de communications dans le cadre d’un séminaire de sémiotique, coordonné par son ami Paolo Fabbri et Isabella Pezzini, précisément autour de la question d’une éventuelle, et à l’époque naissante, « sémiotique des passions », liée, disait-on, à un débat plus large qui s’était déclenché à l’époque, à la fin des années 1980, entre les nouvelles sciences cognitives, l’anthropologie et les neurosciences, sur la possibilité d’étudier les fondements émotionnels-passionnels du comportement humain. Mais en quoi consiste cette relation ? Les ritournelles sont les moyens par lesquels, non seulement nous essayons de dominer le chaos, comme D&G l’ont également souligné dans Mille plateaux, et plus tard dans Qu’est-ce que la philosophie ? mais surtout nous engagent dans des formes et des durées hétérogènes. Guattari reprend ici Bakhtine pour souligner comment ces devenirs esthétiques (dans la poésie, dans l’art, mais aussi dans les productions linguistiques au sens large) sont composés de processus expressifs tels que : les ensemble des sons, la tension et la « tenue »  articulatoire, qui maintiennent ensemble les liens et les séquences syntagmatiques, les formes de valorisation, et enfin la dimension phatique (pensons-nous, encore une fois, à la poésie ou à la musique, mais aussi, comme Guattari le dira plus tard, à certains espaces architecturaux, ou dans les médias).

Les composés de ce type, pour Guattari, manifestent une « puissance active de l’affect ». Quelle est donc l’hypothèse-Félix, qui semble ici décisive ? Il souligne deux points : d’une part, l’importance de ce qu’il appelle les « affects problématiques » (territoires, scènes, dimensions historico-mythiques et politiques qui composent le contenu, en variation et traduction continues avec la dimension expressive). Mais d’autre part, il souligne l’importance du caractère « incoactif » de l’affect. Ce trait, sous la forme aussi d’une « gesticulation intérieure », serait également présent dans les formes psycho-pathologisantes : jusqu’aux cas de pathologies politiques, ou aux formes que Guattari définit comme la « liquéfaction des pathologies mentales » (anticipant peut-être une situation typique de nos jours, en pensant aux médias sociaux avec leurs likes et leurs clics, avec leurs appréciations fugaces et métonymiques). Et dans le cas, dit-il, des formes maniaques. Et en quoi consiste ce caractère « incoactif » ? En linguistique et en sémiotique, il est défini comme la composante aspectuelle liée au début d’un processus (liée à « commencer », « je suis sur le point de faire », « je veux commencer », « je commence »). Et il nous semble intéressant de voir comment ces éléments de nature affectivo-esthétique au sens large, peuvent ensuite être transformés et étendus à des formes de pathologies sociales et médiales, ou aujourd’hui, post-médiales ; cette idée nous permettrait de penser les pathologies d’aujourd’hui non plus comme polarisées uniquement sur des formes, d’une part, de type paranoïaque ou schizophrénique, d’autre part, de type maniaco-dépressif, mais à des formes, en fait, liquéfiées (à la différence de la « société liquide » de Baumann, on parle ici d’une « liquéfaction », d’une fusion des pathologies affectives) et répandues. Il s’agit de « quasi-pathologies » : liées à un travail généralisé, ou également en relation avec les médias actuels. En ce sens, Guattari parle d’« affects existentiels ». L’affectivité se lie alors à des composantes de type somatique ou gesticulatoire, et donc extra-linguistique au sens strict ; voire de type esthétique, mais aussi économique.

Comment s’inscrit alors ici la question des ritournelles ? Les ritournelles sont définies par Guattari comme des séquences réitératives, qui semblent lier la dimension expressive à la production de formes de subjectivité et d’énonciation, en travaillant conjointement avec ce que Guattari appelle les composants ou « machines abstraites » (ceux du contenu ou de la « problématisation » mentionnés plus haut). Dans ce réseau complexe, Félix Guattari propose un schéma sémiotique, un carré à quatre branches, composé de quatre pôles, ou deux triangles. Dans lequel, sur le côté haut du carré opèrent les machines abstraites qui relient les deux pôles du contenu et des formes d’énonciation subjectives ; sur le côté gauche on trouve les ritournelles (qui relient un pôle d’expression à celui de la subjectivation), tandis que sur le côté droit du carré on trouve, respectivement, les pôles de la référence au monde, en bas, et du contenu (sommet supérieur). Ce qui est intéressant dans ce modèle, hétérodoxe et hétérogène par rapport à d’autres modèles sémiotiques (pensons au carré des relations structurelles oppositionnelles de Greimas, ou au triangle dérivé de Peirce), c’est sa tentative de montrer l’intervention des ritournelles : capables de relier expression, contenu et pratiques de subjectivation. Et il y a un dernier élément que Guattari emprunte (avec Deleuze) à la théorie sémiotique, en l’occurrence, non pas européenne, mais américaine, de Peirce : l’idée de diagramme. Mais il s’agit de pousser l’idée de diagramme à l’extrême, vers la « diagrammatisation ».

Machines abstraites, réenchantement et le trou noir du Capitalocène.

Mais qu’est-ce qu’un diagramme ? Certes, pour Peirce, c’est un schéma, par exemple utilisé dans les « machines scientifiques » (un algorithme, par exemple, ou un schéma, ou une matrice logico-mathématique), dit Guattari. Mais il devient aussi, pour D&G, quelque chose de plus, et de plus profond : il agit en parallèle, sur la face inférieure du carré que nous venons de décrire, par rapport aux « machines abstraites » (qui relient plutôt, avons-nous dit, les composantes molaires du contenu, par exemple politiques, culturelles, économiques). Il agit comme un processus, une ligne de fuite qui devient autonome (en politique, mais aussi en art, pensez aux exemples deleuziens de diagrammes qui se cachent dans les tableaux de Bacon). Puis défini dans Chaosmose (p. 45) comme une : « Machine autopoïétique qui non seulement lui donne une consistance fonctionnelle et matérielle, mais l’oblige à déployer ses divers registres d’altérité, la libérant d’une identité enfermée dans de simples relations structurelles. » On est au moment de la déterritorialisation maximale.

En d’autres termes, d’une part, nous sommes confrontés à différents types de ritournelles. Guattari donne ici des exemples intéressants : il s’agit de ritournelles singularisantes, par exemple le « punctum » de l’analyse photographique de Roland Barthes, l’aura benjaminienne ou les ritournelles proustiennes. Ce sont, dit Guattari, des passages d’une territorialité à une autre. Qui ensuite, à travers des concaténations énonciatives, impliquent l’activation de multiples voix sociales, une pluralité de voix sociales assemblées. Et d’autre part, les formes de diagrammatisation abstraite. Dans les deux cas, il s’agit d’échappatoires, pourtant opposés, aux contraintes des structures. Et d’ailleurs, insiste Guattari, ce que la psychanalyse n’a pas su saisir, c’est précisément cela : penser l’hétérogénéité des composantes sémiotiques et en particulier l’assemblage de différents matériaux expressifs. Pour penser l’hétérogénèse aujourd’hui, il faut toujours penser à des processus qui partent de matériaux expressifs potentiellement hétéromorphes et créent d’autres niveaux impensés.

Mais, plus généralement encore, ce que semble nous dire, dans cet essai, Felix Guattari, toujours sous la forme d’une « quasi-prophétie », c’est le thème du travail (y compris le travail esthétique) et du capitalisme. Nous sommes passés et nous passerons, semble nous dire Guattari, à des formes de travail d’« abstractisation » ; mais non plus au sens marxien traditionnel, mais de transformation en termes de plus en plus abstraits de contenus tels que : la mort, la vieillesse, la maladie, mais aussi les soins ; qui sont subsumés comme des formes de « gestion ». Jusqu’à, et ici Guattari cite étonnamment Max Weber de L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, à des formes toujours plus extrêmes de « désenchantement » : produit, précisément, de l’esprit du capitalisme, dans lequel la machine abstraite, en tant qu’élément d’évasion et de libération, semble « prendre la tête ».

Et parallèlement, au contraire, nous sommes également confrontés à des formes extrêmes de « réenchantement » (sur les biens matériels, les produits commerciaux tangibles, les corps eux-mêmes, jusqu’aux technologies actuelles, pensons-nous à l’utilisation des téléphones). Ce que Félix Guattari semblait espérer, avec lucidité, c’était, disait-il, dans les formes (de vie) d’une « dépolarisation » : dans une ère « post-médiale », qui pourrait aussi produire des « enchantements » nouveaux, différents. Également par un travail sémiotique et socio-sémiotique sur ces processus parallèles et contraires. Entre les ritournelles qui maintiennent ensemble les flux expressifs et de contenu et donnent lieu à des pratiques d’individuation affective, et les mécanismes parallèles de machines abstraites et de diagrammes (en science, technologie et art). Ce qui s’est passé, ce qui va se passer ou, plutôt, ce qui n’a pas pu se passer, du moins sous la forme que Félix espérait. Mais que pourrait-il se passer à nouveau ? Au bord de l’horizon des événements de ce grand trou noir qu’est le Capitalocène.

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