S’allier par transversalité. Esquisse d’une stratégie guattarienne

Hétérogénèse et transversalité. Pour aborder ces deux mots clés de la pensée de Félix Guattari, je me propose de reprendre rapidement des passages de ses textes Plan sur la planète, Les Trois écologies et La Révolution moléculaire. Dans ces textes, Guattari appelle le capitalisme post-industriel CMI (Capitalisme Mondial Intégré), précisant comment le Capital n’est pas une catégorie abstraite, mais un opérateur sémiotique au service de formations sociales déterminées. Pour être précis, pour Guattari il y a plusieurs capitalismes de différents niveaux qui coexistent, se stratifient et se hiérarchisent : 1) les Capitalismes dits traditionnels, territorialisés sur les Etats-nations, qui ont un modèle unificateur de sémiotisation monétaire et financière ; 2) un Capitalisme Mondial Intégré, qui, comme l’explique Guattari dans le texte de ‘89, tend de plus en plus à décentraliser ses centres de pouvoir des structures de production de biens et de services vers les structures de production de signes, de syntaxe et de subjectivité.

Guattari distingue quatre régimes sémiotiques propres au capitalisme :

  • sémiotique économique 

  • sémiotique juridique 

  • sémiotique technico-scientifique

  • sémiotique de la subjectivation1

Dans le cas du cmi, le Capital, étant un mode général de capitalisation de la sémiotique du pouvoir, doit être repensé et ré-analysé du point de vue de sa composition technique. Le capital ne repose plus sur le travail vivant et le travail cristallisé dans les moyens de production, mais sur quatre concaténations :

  1. Les formations du pouvoir capitaliste (garantissant la propriété, la distribution des biens matériels et sociaux…) ;

  2.  Les enchaînements machiniques relatifs aux forces productives, constitutifs du capital fixe (machines, usine, transport, stock de matières premières, capital de connaissances technico-scientifiques, outils de formation…) ;

  1. La force collective de travail, considérée sous son aspect d’aliénation sociale, et l’ensemble des relations sociales assujetties par le pouvoir capitaliste. Nous sommes ici dans le domaine des relations de production et des relations sociales. Cette force collective est à son tour un facteur d’assujettissement d’autres catégories sociales (femmes, enfants, immigrants, minorités sexuelles) ;

  1. Le réseau des équipements, des appareils de pouvoir étatique et para-étatique et les médias. Ce réseau permet d’extraire et d’intégrer les capitalisations sectorielles de l’énergie liées aux trois composantes précédentes.2

Le capitalisme prend l’homme de l’intérieur ! Les individus sont équipés de modes de perception ou de normalisation du désir, au même titre que les usines, les écoles, les territoires. Et que fait Capital ? Il élargit la division du travail à l’échelle planétaire, intègre toutes les forces et catégories sociales au sein des forces productives, tout en poussant à une recomposition et une réinvention continues de cette force productive du travail. Le capital tente de supprimer toutes les catégories qui ne correspondent pas à son axiome de pouvoir et à ses impératifs technologiques, tentant ainsi de recréer les hommes, les femmes, les enfants, les riches, les pauvres, etc. selon ses critères. Nous pourrions dire que le capitalisme ne produit pas le désir ou ne nous fait pas désirer ce qu’il veut, il s’insère plutôt dans le machinisme et cherche à capitaliser sur le désir.

Guattari propose de penser « transversalement » les interactions entre écosystèmes, mécanosphère et Univers de référence sociaux et individuels.3  Qu’est-ce que cela signifie ? Qu’il faut repenser les relations, la façon de vivre et d’interagir, le rapport au langage, en travaillant à la reconstruction des rapports humains à tous les niveaux du socius,4 conscients que ce ne sont pas seulement les espèces qui disparaissent, mais aussi aussi les mots, les phrases, les gestes de la solidarité humaine, et que, comme l’écrit André Gorz dans Écologie et liberté, sans la transformation des moyens de production, le changement de société restera formel et illusoire.5

Nous devons élargir le concept de politique, l’ensemble des dimensions micropolitiques qui engagent les divers modes de vie, de sentir, de parler, de projeter l’avenir, de mémoriser l’histoire.6

Dans le Capital, il n’y a pas seulement une discontinuité qui opère à partir des flux de signes, […] flux matériels et flux sociaux :7Le Capital s’alimente de ses contradictions, constituant ainsi autant de stimuli de déterritorialisation.8

S’il est vrai que le pouvoir capitaliste s’est délocalisé, déterritorialisé, à la fois en extension, en étendant son emprise sur l’ensemble de : la vie sociale, économique et culturelle de la planète et, en « intension » en s’infiltrant au sein des strates subjectives les plus inconscientes, alors peut-être il n’est plus possible de prétendre s’opposer à lui seulement de l’extérieur par les pratiques syndicales et politiques traditionnelles.9 C’est précisément la raison pour laquelle il est insensé de considérer les politiques réformistes basées sur les contradictions internes ou entre les capitalismes, ou sur l’humanisation du capitalisme sous la pression des masses comme des alternatives révolutionnaires.

Cela ouvre n scénarios futurs possibles, dont 2 sont les plus extrêmes pour Guattari : 1) le cmi est consolidé et stabilisé ; 2) se produit une prolifération des marges, minorités, autonomies conduisant à une floraison des singularités de désir (individuelles et / ou collectives) et à l’apparition d’un nouveau type de segmentarité sociale expropriant les formations de pouvoir relevant des États-nations.10

Il est alors devenu impératif de s’attaquer aux effets du capitalisme en articulant les trois écologies également au sein de l’éthique individuelle, domestique, conjugale, de voisinage, de création et personnelle.

Comme l’écrit encore Guattari, les divers niveaux de pratique non seulement n’ont pas à être homogénéisés, raccordés les uns aux autres sous une tutelle transcendante, mais il convient de les engager dans des processus d’hétérogenèse :11 […] il convient [c’est-à-dire] de laisser se déployer les cultures particulières tout en inventant d’autres contrats de citoyenneté. Il convient de faire tenir ensemble la singularité, l’exception, la rareté avec un ordre étatique le moins pesant possible.12 Les registres des trois écologies relèvent de ce que j’ai appelé une hétérogenèse, c’est-à-dire de processus continu de re-singularisation. Les individus doivent devenir à la fois solidaires et de plus en plus différents,13 ils doivent produire de nouvelles concaténations, de nouvelles machines de guerre révolutionnaires pour interrompre la logique totalitaire du capitalisme et organiser la socialité sur d’autres bases.

Il est urgent de partir de la reconnaissance des traits de singularité et d’hétérogénéité des divers segments de luttes, afin qu’il soit possible de développer, sur des objectifs délimités, un nouveau mode de structuration, ni flou ni fluide.14

La révolution moléculaire ne concerne pas seulement les rapports quotidiens entre les hommes, les femmes, les pédés, les hétéros, les enfants, les adultes et les « gardarem » de toutes catégories. Elle intervient aussi, et avant tout, dans les mutations productrices en tant que telles. […] Et c’est pour cela que le cmi ne pourra pas la contourner. Cela ne signifie pas que cette révolution moléculaire soit automatiquement porteuse d’une révolution sociale capable d’accoucher d’une société, d’une économie et d’une culture libérées du cmi15. Je me demande toutefois si c’est encore le cas aujourd’hui.

Comment « inventer » de nouveaux types d’organisations œuvrant dans le sens de cette jonction, de ce cumul d’effets des révolutions moléculaires, des luttes de classe en Europe et des luttes d’émancipation du Tiers-monde ? Avons-nous besoin de quelque chose de flou, de fluide ? Un retour aux conceptions anarchiques de la belle-époque ? Pas nécessairement, et même sûrement pas !16

Ce qui importe, c’est que la révolution sociale devra également être moléculaire, sinon elle ne sera pas : elle sera permanente, elle s’engagera dans des luttes quotidiennes, elle impliquera une analyse constante des formations du désir qui contribuent à l’assujettissement des formations de pouvoir complices du système actuel, ou elle sera nécessairement re-capturée par l’État et les bureaucraties.17

1 F. Guattari, Les Trois écologies, Galilée, Paris, 1989, p. 41.

2 F. Guattari, La Révolution moléculaire, Recherches, Paris, 1977, pp. 82-83.

3 F. Guattari, Les trois écologies cit., p. 34.

4 Ivi, p. 43.

5 A. Gorz, Écologie et liberté, Galilée, Paris, 1977.

6 F. Guattari, La Révolution moléculaire cit., p. 77.

7 Ivi, p. 83.

8 Ivi, p. 84.

9 F. Guattari., Les Trois écologies cit., pp. 43-44.

10 F. Guattari., Plan pour la planète, in Jean-Pierre Faye (dir.), Minorités dans la pensée, Payot, Paris, 1979, p. 209.

11 Ivi, p. 46.

12 Ibid.

13 Ivi, p. 72.

14 F. Guattari, Le Capitalisme Mondial Intégré et la révolution moléculaire, in « cinel – Centre d’Information sur les Nouveaux Espaces de Liberté », 1981, URL = http://1libertaire.free.fr/Guattari4.html.

15 Ibid.

16 Ibid.

17 F. Guattari., Conclusioni, in Id., Piano sul pianeta. Capitale mondiale integrato e globalizzazione, Ombre Corte, Verona, 1997, p. 93, ma trad.