Sur les automatismes

Ces dernières années, j’ai fait des recherches sur le sujet des automatismes et des formes possibles de désautomatisation. Bref.

Nos vies, singulières et collectives, sont traversées par des formes d’automatismes qui agissent en dessous du seuil conscient et déterminent une très grande partie de nos comportements. Nous y sommes assujettis et, malgré cela, des automatismes nous forment : nous devenons « sujets d’automatisme ». Il s’agit donc d’imaginer des formes des mouvement dans ce régime automatique, d’imaginer comment désautomatiser les formes de vie, etc.

Dans l’histoire de ces concepts on trouve une tripartition. D’un côté, l’automatisme comme tendance naturelle irréfléchie (automatismes musculaires, corporels, respiratoires), qui semble primitif ou primaire ; d’autre part, les automatismes appris, appris avec la répétition, qui deviennent pour nous une « seconde nature » ; enfin les automatismes comme dispositifs stéréotypés au niveau social, politique, mais aussi au niveau de la numérisation, de la technologie. A un niveau, disons, « externe ».

Le problème c’est d’apprendre comment résister, comment apprendre à désapprendre les automatismes intégrés ou embodied. Comment faire face à cette condition qui aujourd’hui est globale, qui est psycho-historique (Bifo, entre autres, l’a très bien montré dans plusieurs de ses études), qui est mentale et sociale, corporelle mais aussi imaginaire et en même temps matérielle…

L’automatisation structure et dévore tout.

L’automatisme est aussi la forme propre du capitalisme, après tout. Capitalisme global, informationnel, financier, cognitif. Le capitalisme c’est bien l’automatisme majeur, que l’on retrouve à la fois dans les corps (dans leur « nature ») ; à la fois dans le langage, dans la société ; et à la fois dans les progressions technologiques « externes » (qui ne sont jamais externes).

En plus : s’l est vrai que nous sommes dans ce cadre bloqué, comment est-il possible de générer de nouvelles formes ? Si les formes, quelle que soit leur « compréhension », se répètent automatiquement, comment la nouvelle forme émerge-t-elle ? la forme inattendue, non programmable, qui n’est pas simple répétition de l’automatique, de la reproduction automatique ? J’entends, ici, forme corporelle, forme biologique, mais aussi forme sociale, mais aussi forme en tant que schéma, frame, habitus et, enfin, en tant que forme technologique : modelage et modélisation des vies, c’est à dire modélisation de notre vie et du vivant. Il faudrait rappeler aussi, sur ce sujet, un beau livre de Bifo e Alex Run. Forma, vita, ricombinazione [Milano, Mimesis 2008].

La position de Guattari

La raison pour laquelle, sur le plan théorique, il n’est pas possible – avec les coordonnées de la pensée classique – de résoudre la question, c’est la tendance historique à penser comme séparées les trois sphères dans lesquelles l’automatisme a lieu. C’est-à-dire: la sphère corporelle naturelle, qui a ses propres automatismes ; la sphère linguistique, sociale, des apprentissages, qui à son tour a ses propres automatismes ; la sphère « externe » liée au dispositif technologique et numérique, désormais, où l’on parle aussi d’automation globale et systématique.

Le problème c’est que ces trois sphères, ces trois niveaux, doivent être pensés ensemble, c’est-à-dire comme des éléments non séparés dans lesquels agit l’automatisme. Ou, pourrait-on dire : les automatismes (corporels, appris et technologiques-externes), doivent être pensés simultanément pour qu’une possible stratégie de désautomatisation puisse « prendre forme » au niveau historique-matériel. C’est précisément en ce point que nous retrouvons Guattari.

Guattari a toujours travaillé pour critiquer ou renverser cette tripartition. Pour déconstruire ce schéma simplificateur. Guattari n’a peut-être rien fait, toute sa vie, que d’essayer inlassablement, jusqu’à l’épuisement, l’effondrement physique, peut-être, de dépasser cette tripartition. A mon avis, pour ce qui est ma petite expérience, c’est peut-être son plus grand héritage.

Bien sûr, Guattari le fait avec son lexique, son style, ses formes, avec sa langue, qui n’est pas le langage, comme le disait Jean-Luc Godard. Langue/langage : dynamique dans laquelle s’exprime et prend sa forme la pensée de Guattari.

Prenons un extrait du célèbre L’hétérogenèse machinique, contenu dans Chaosmose [Paris, Galilée 1992], son dernier livre publié. Machine, répétition, automatisme, technique, autopoïèse de la machine, des machines… ici, tout est sur cette ligne. Mais à un certain moment Guattari dit, et c’est sur ça que je voudrais attirer l’attention :

« Cependant, il n’existe pas moins une transversalité ontologique. Ce qui se passe à un niveau particulaire-cosmique n’est pas sans relation avec l’âme humaine ou un évènement du socius. […] La composition des intensités déterritorialisantes s’incarne dans des machines abstraites. Il faut considérer qu’il a une essence machinique qui va s’incarner dans une machine technique, mais aussi bien dans l’environnement social, cognitif, lié à cette machine – les ensembles sociaux sont aussi des machines, les corps est une machine, il y a des machine scientifiques, théorétiques, informationnelles. La machine abstraite traverse toutes ces composantes hétérogènes mais surtout elle les hétérogénise, hors de tout trait unificateur et selon un principe d’irréversibilité, de singularité et de nécessité » [Chaosmose, p. 60-61]

Mais qu’est-ce que tout cela signifie ? En dessous d’une distance apparente entre la sphère naturelle, la sphère sociale et la sphère technique, Guattari voit probablement une présence immanente d’un élément de transversalité, qui est une sorte de substance dynamique, quelque chose qui est une base, un embasement actif et hétérogénétique. C’est-à-dire que Guattari postule cette étrange glu, cette colle, ce milieu (pour reprendre Simondon) de trois niveaux ontologiques, comme ce qui rend possible que tout fonctionne, ou même dysfonctionne. Et c’est – en d’autres termes – cette force d’hybridation l’aspect intéressant : l’hybridation entre différents domaines, ainsi que l’articulation entre naturel et machinique, entre social et naturel, entre technologique (numérique, automatisation) et corporel), la vraie dynamique du discours guattarien.

Dépasser les tripartitions (homme, société, monde ; corps, langage, infosphère : on peut le décliner et l’articuler dans une multiplicité de possibilités). Et Guattari, à mon avis, il le voit bien plus que les philosophes. C’est crucial. C’est quelque chose qui hante et qui harcèle les philosophes.

Et c’est donc cette vision qui permet de concevoir les trois domaines dans lesquels – selon mes termes – se développe l’automatisme, la répétition machinique dans son ambiguïté actif/passif, en ce qu’elle est douloureuse pour nous mais aussi en même temps articulation continue de la nouveauté, de l’hybridation des plans, en direction de l’autopoïèse d’un autre sens, d’autres significations dont nous avons besoin aujourd’hui, largement.

Peut-être que tout cela correspond à cette autre grande idée de Guattari. Celle des trois écologies.

C’est alors que Guattari dit qu’il y a trois registres écologiques : « celui de l’environnement, celui des relations sociales et celui de la subjectivité » [Les trois écologies, Paris, Galilée 1989]. Encore, la tripartition. Guattari dit que ces trois registres doivent être pensés ensemble, interconnectés, dans la transversalité hétérogénétique-immanente qui leur est propre. C’est ce qu’il appelait précisément, dans un sens unitaire, l’écosophie.

L’écosophie c’est d’abord, peut-être, la nécessité de dépasser toute division tripartite.