Sur l’importance du principe d’extériorité – quelques notes pour une esthétique

Dans le couple Deleuze-Guattari, l’un des apports les plus importants de Félix Guattari parmi ceux discernables et isolables, est le concept de machine. Contrairement à la structure, la machine n’est pas statique, elle n’est pas un théâtre dans lequel tous les éléments sont déjà donnés et s’échangent seulement de place, mais elle est dynamique, productive et ouverte.

Ainsi, l’utilisation du concept de machine permet deux opérations fondamentales et conséquentes. D’un côté, cela favorise l’introduction de la temporalité au sein du réel, en le comprenant comme un processus intensif qui s’engendre en se décentrant continuellement et qui n’est pas réversible (la greffe d’une machine marque toujours un moment de césure, un événement à partir duquel les choses sont données de manière nouvelle). De l’autre, d’ouvrir le réel à l’extériorité. Ces opérations sont conséquentes en ce que, si la structure se suffit à elle-même et contient en elle tous les éléments de sa propre combinatoire, la greffe de la machine introduit une différence qui n’était pas déjà donnée a priori ou déductible avant sa création et, pour ce faire, elle ouvre la structure sur l’extérieur, l’exposant à la contagion. Externalité et événement sont deux faces d’une même médaille : ce n’est que dans la rencontre avec l’extérieur que l’événement est produit et que la temporalité de l’individuation est inaugurée. Si le réel est formé par des machines et non par des structures, celui-ci n’est pas un ensemble de monades qui le contient dans sa totalité et dans lequel le temps mesure des instants identiques, s’inversant les uns les autres comme les chevilles de la structure. Le réel serait, au contraire, une production continue que Deleuze et Guattari nomment hétérogénèse, afin d’en souligner la temporalité (genèse) et l’extériorité (hétéro).

D’une certaine manière, la relation même entre Deleuze et Guattari témoigne de l’importance du dehors pour les deux penseurs, relation qui pourrait être décrite comme l’effet de telle ouverture. En effet, Guattari joue le rôle du principe d’extériorité par rapport à Deleuze, le germe qui fait naître le nouveau dans sa pensée, et vice versa. Leur relation est le résultat d’une dynamique de contagion, comme l’est toute rencontre capable de produire de la différence et de délier les mailles de la répétition identique. Guattari ne montre pas seulement, à travers le concept de machine, l’importance de fendre la structure, mais agit également comme un agencement machinique avec Deleuze, exposant l’existence et la pensée de ce dernier au dehors.

Le thème du dehors est central dans toute la production de Deleuze et Guattari, c’est la greffe qui garantit la processualité du réel dans tous ses plateaux. C’est précisément ce principe d’extériorité que je voudrais aborder afin d’en esquisser quelques notes d’une possible esthétique. En effet, si on peut commencer à penser comment le devenir n’est donné que dans la contagion, par rapport à un principe d’extériorité introduit avec le passage de la structure à la machine, la question reste loin d’être déterminée. Tout d’abord, et dans la veine deleuzienne et guattarienne, il faut se demander, plutôt ce que le principe d’extériorité est, comment il agit. Pour ce faire, il peut être utile d’isoler un champ dans lequel ce principe est donné, en décrivant son fonctionnement de manière concrète.

Si, parmi les différents champs possibles, on commence par l’esthétique, c’est parce que celle-ci est traditionnellement la discipline philosophique qui traite principalement du rapport à l’extérieur (surtout si l’on pense que pour Deleuze et Guattari la question de l’extérieur est toujours liée au matérialisme) et qu’elle a eu une place particulièrement importante dans leur production. Mais il y a également une raison strictement théorique : si, dans la proposition de Deleuze et Guattari, le réel est processus (machines ouvertes sur le dehors et en devenir irréversible, non structures), cela signifie que chaque individu n’est jamais absolu, mais il doit toujours être conçu comme le produit d’un devenir qui le précède et l’accompagne. On ne peut donc pas penser l’individu comme ayant accès au principe d’extériorité comme sa condition génétique et individuante dans les termes d’une conceptualisation exhaustive, mais comme en percevant les effets de manière particulière – ce qui est précisément l’enjeu d’une esthétique de ce type.

Comme l’a souligné David Lapoujade, l’empirisme transcendantal de Deleuze et Guattari se caractérise précisément par une relation immédiate et privilégiée « entre esthétique et dialectique, entre le sensible et l’Idée, le phénomène et le noumène »1. L’esthétique, en effet, ne doit pas être comprise, à la manière de Kant, comme la science des formes a priori de la sensibilité – ce qui ne ferait que ramener toute différence à un principe d’identité, désamorçant, en amont, toute extériorité – mais comme la science de l’intensité. Deleuze écrit : « la raison du sensible, la condition de ce qui apparaît, ce n’est pas l’espace et le temps, mais l’Inégal en soi, la disparation telle qu’elle est comprise et déterminée dans la différence d’intensité »2. L’être du sensible est intensité. Saisir le principe d’extériorité dans une perspective esthétique revient à saisir une intensité et non les formes identiques d’une expérience sensible.

Dans un passage célèbre de Logique du sens, Deleuze dénonce la « dualité déchirante »3 dont souffrirait la tradition esthétique, divisée entre la théorie des conditions de l’expérience possible et la théorie de l’art. Au contraire, dans le projet deleuzien-guattarien, expérience sensible et expérience artistique vont de pair car, si le sensible est la sphère de rencontre avec l’extérieur sous forme d’intensité, l’art n’est qu’une expérimentation, un processus dans lequel on participe à la création de l’expérience comme agencement et composition de ces intensités. Mais comment fonctionne le dehors de la sensibilité, cette intensité qui est son principe d’extériorité ? Conformément aux caractéristiques de la machine évoquées précédemment, l’intensité échappe à la représentation, elle opère comme l’extérieur qui ne peut être ramené à l’intérieur, comme la différence qui échappe à l’identique, elle est ce qui met en échec la sensibilité, ce qui n’est pas contenu préalablement dans un sujet et qui ne peut pas être représenté et ordonné à travers les formes de l’habitude. Le principe d’extériorité est ce qui agit comme une limite à la sensibilité, ce qui lui montre sa propre impuissance. Paradoxalement, l’extériorité est imperceptible, mais elle ne peut qu’être ressentie, dans la mesure où elle est la condition génétique de l’expérience.

Une esthétique de l’extériorité ne peut alors comprendre les perceptions et les sentiments comme des corrélats subjectifs car, au contraire, ils sont quelque chose d’autonome, d’extérieur au sujet et qui contribue à l’individuer. C’est précisément pour les distinguer en ce sens que Deleuze et Guattari, dans Qu’est-ce que la philosophie ? écrivent que les sujets de l’art sont des « percepts et des affects »4 et non des perceptions et des sentiments.

Une esthétique qui rend justice à l’importance du principe d’extériorité devra alors être une esthétique de l’autonomie des percepts et des affects à comprendre à la fois comme facteurs individuants (en ce sens, toute logique est l’effet d’une esthétique) et comme moyen de contacter l’intensif du processus, comme expression de cette extériorité qui ne peut jamais être réduite à un intérieur ni expliquée par ses règles. Dans cette perspective, les pratiques artistiques sont à évaluer dans leur expérimentation, dans leur capacité à capter et à composer, de temps à autre, l’imperceptible dehors qui toutefois insiste.

1 David Lapoujade, Deleuze. Les mouvements aberrants, Les éditions de minuit, Paris, 2014, p. 277-278 (édition électronique).

2 Gilles Deleuze, Différence et répétition, PUF, Paris, 1968 (2011), p. 287.

3 Gilles Deleuze, Logique du sens, Les éditions de minuit, Paris, 1969, p. 300.

4 Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie?, Les éditions de minuit, Paris, 1991 (2005), p. 135.