Désir et corps organique

 

Expressivité désirante et prolifération rhizomatique – les deux processus que L’Anti-Oedipe encourage ou plutôt théorise, ont destructuré la forme répressive et névrotique du pouvoir capitalistique et étatique dans sa forme industrielle. Mais entre-temps sont apparues les conditions d’un nouveau modèle de pouvoir, proliférant et rhizomatique, fondé sur l’investissement du désir par l’économie d’une façon psychopathogène. Le désir a activé un énorme processus de production de l’inconscient qui a mené à l’activation ininterrompue des énergies nerveuses de la société.

Le désir n’est pas exclusivement une force positive (progressive, heureuse, source de liberté). Il n’est même pas une force. Le désir est plutôt un champ : le champ où se déroule la dynamique centrale de la communication sociale, des mouvements collectifs, de la lutte entre le travail et le capital.

Les processus de désagrégation et d’aggrégation essentiels pour la composition du socius et pour les transformations du pouvoir se déroulent dans le champ du désir. C’est là la grande découverte de L’Anti-Oedipe. Mais cette découverte a fait l’objet d’un malentendu.

Nous avons fini par croire que le désir était en lui-même une force de libération, ce qui nous a empêché de comprendre la puissance pathogène du processus de déterritorialisation dans sa forme sémiocapitalistique et surtout les effets pathogènes de l’accélération de l’Infosphère. de l’intensification illimitée de l’expérience que le sémiocapitalisme a encouragé.

Un certain triomphalisme des multitudes, qui se manifeste par exemple dans la pensée de Toni Negri et Michael Hardt, semble parfois prolonger ce malentendu ou cette sousestimation.

Pour défaire ce malentendu et resituer le problème de l’autonomie à l’ère de la déterritorialisation sémiocapitalistique, il est opportun de se référer au rapport entre phénoménologie de la névrose et politique de la psychose que L’AOE propose, pour en comprendre la force d’anticipation, mais aussi pour la redéfinir d’un point de vue schizoanalytique et politique.

Si dans le discours freudien la névrose dominait comme refoulement du désir et comme accumulation réprimée d’énergie non investie mais sublimée, dans la réalité actuelle ce que le Sémiocapital suscite et mobilise est l’hyperexpressivité qui produit des effets de type psychotique.

Dans la névrose le désir est refoulé pour laisser de la place à la puissance (fantasmatique, fantasmée, intériorisée) de la réalité ; dans la psychose ce qui est refoulé est la réalité elle-même, au nom de la puissance sans limites du désir.

Mais la puissance du désir n’est pas sans limites, puisqu’elle subit les limites pulsionnelles, organiques, mais aussi culturelles et économiques des organismes désirants.

C’est pourquoi nous assistons aujourd’hui à un nouveau phénomène, que la schizoanalyse et l’autonomie désirante des années 1970 n’avaient pas prévu : à l’époque des réseaux, le désir met en mouvement des circuits d’accélération du désir qui débouchent dans les pathologies de la panique. Emporté par l’intensité du flux sémiotique – sous forme d’une stimulation neuro-électrique ininterrompue – la subjectivité contemporaine, ou mieux l’organisme conscient et sensible qui produit de la subjectivité aujourd’hui, réagit de façon panique. La vibration du rythme désirant est devenue trop intense pour pouvoir se retrouver dans une ritournelle singularisante, dans une syntonie du corps et de l’esprit. Ce serait là le point de départ d’une schizoanalyse du Sémiocapital.

Il serait stupide d’exalter la puissance de l’inconscient ou la puissance du désir comme si elles étaient infinies. La souffrance, la maladie, la mort, la décomposition de la matière organique et cérébrale, l’exploitation économique sont les limites matérielles, physiques, temporelles auxquelles est confrontée la puissance et le désir.