Affect Postmedia
l’Internet avant l’Internet

Le mouvement radiophonique italien, et notamment l’expérience de Radio Alice, qui exprimait une pulsion dadaïste et schizo, a eu une influence sur le début des radios libres parisiennes, et Félix a été très actif dans cette histoire. En France, les radios libres ont eu une signification disruptive encore plus grande, si tant est que cela soit possible, qu’en Italie. La centralisation traditionnelle de l’État français réagit avec une grande méfiance à l’éclosion d’une multiplicité de voix et, pour la première fois, les cultures minoritaires et souterraines peuvent s’exprimer. Radio Soleil diffuse des musiques du Maghreb, Radio Tomate rend compte des luttes écologiques et des occupations de maisons par de jeunes prolétaires dans la banlieue parisienne.
En 1977, paraît l’édition française du petit livre Alice est le diable, Radio Alice Libre, dont Félix écrit la préface, intitulée « Des millions et millions d’Alice en puissance ». Dans les expériences radiophoniques, Félix a vu le processus de prolifération des agences énonciatives destinées à provoquer l’explosion du modèle des médias de masse. Lorsque Félix est décédé au début des années 1990, la fièvre du World Wide Web venait de commencer et allait, dans les années suivantes, transformer le système de communication global, en introduisant une notion rhizomatique qui érodait le principe centraliste du système médiatique du XXe siècle. Conceptuellement, le mouvement de la radio libre avait anticipé la tendance post-médiatique que l’Internet porte aujourd’hui à maturité.
*******
Guattari a toujours joué sans crainte avec la technologie, mais il n’utilisait personnellement pas de machine à écrire et écrivait avec un stylo à bille bon marché que l’on trouve dans n’importe quel magasin de cigarettes parisien. Les machines, les gadgets, les assemblages et les corps sans organes étaient au centre de sa pensée ; ils étaient le code qui informait son langage, le décor surréaliste de son imaginaire.
La pensée critique européenne a toujours eu des problèmes dans ses relations avec la technologie. Benjamin a pu introduire un point de vue philosophique sur la machine techno-communicationnelle, et il a pu reconnaître que l’industrialisation de la culture modifiait les conditions mêmes de l’esthétique. Mais le courant principal de la pensée critique a toujours considéré les technologies de la communication comme un instrument d’assujettissement de la culture sociale à l’idéologie dominante ou comme des messages induisant des formes de comportement consuméristes et conformistes.
Pas Guattari. Son poste de vigie a toujours été le réseau, même lorsque le mot n’avait pas la signification qu’il a pour nous aujourd’hui, même avant que le World Wide Web n’existe et qu’Internet ne fasse les gros titres des journaux.
Dans un petit pamphlet intitulé The Holy Fools, Richard Barbrook insulte la pensée de Deleuze et Guattari au nom de l’orthodoxie ouvrière et étatiste, en soutenant que la pensée rhizomatique s’apparente à l’idéologie californienne, c’est-à-dire à la pensée néolibérale qui chante les louanges du capitalisme high-tech.
La pensée rhizomatique ou techno-nomade a, en effet, un point commun avec les apologies du capitalisme high-tech : elle adopte une perspective de devenir et non de conservation, et parvient ainsi à comprendre la logique du travail mental typique de la technologie des réseaux et du pan-capitalisme, à voir les choses de l’intérieur et non du point de vue de l’État, de la souveraineté nationale et des identités passées.
La pensée techno-nomade de Deleuze et Guattari analyse le capitalisme temporaire comme un flux sémiotique et situe la tâche de la pensée critique sur ce plan. Ainsi, si nous voulons aujourd’hui raisonner en termes d’auto-organisation moléculaire du néo-travail contre le flux de capital, nous devons nous référer à des concepts schizo-analytiques – et non marxistes-léninistes.
La pensée techno-nomade est la subversion déterminée et spécifique de l’idéologie high-tech, un type de pensée qui est capable de se répandre selon les mêmes lignes et les mêmes rythmes du sémio-capital.
Félix Guattari a écrit :
Le chaos démocratique […] recèle une multitude de vecteurs de re-singularisation, attracteurs de créativité sociale en quête d’actualisation. Pas question ici de néo-libéralisme aléatoire avec son fanat- icisme pour l’économie de marché, pour un marché univoque, pour un marché des redondances du pouvoir capitaliste. (Chaosmosis, 117)
Pour Guattari, les radios libres étaient une répétition générale de l’émergence de ces vecteurs resingularisants, de ces attracteurs de créativité sociale. Et en fait, en réfléchissant à ce phénomène vingt ans plus tard, on voit très clairement que les radios libres étaient une anticipation du modèle Internet qui représente aujourd’hui l’incarnation de ce que Félix a appelé la civilisation post-médiatique. L’expérience des radios libres (et en particulier de Radio Alice, qui a exprimé du début à la fin la conscience de liens techno-médiatiques spécifiques représentés par la radio dans son interaction continue avec les auditeurs) anticipait un processus d’auto-organisation techno-communicative qui préfigurait la fin de l’ère médiatique. Cette prise de conscience a fait de Guattari un précurseur de la cyberculture libertaire.
Pressé par la diffusion des technologies de communication électronique et, en particulier, par l’expérience du Minitel qui s’est répandue en France au début des années 1980 et qui a représenté le premier exemple de réseau télématique européen, Félix est parvenu à parler de la civilisation post-médiatique qui se profile à l’horizon. Une civilisation dans laquelle les flux de communication ne sont plus dirigés d’en haut vers un public passif, mais fonctionnent comme le cadre le plus dense d’échanges rhizomatiques entre émetteurs situés sur le même plan.
La police s’est débarrassée d’Alice – ses auteurs ont été poursuivis, condamnés et emprisonnés, et ses locaux saccagés – mais son œuvre de déterritorialisation révolutionnaire se poursuit sans relâche, jusqu’à toucher les nerfs de l’opposition « , écrit Guattari dans l’introduction de Radio Alice Radio Libre ( » Des millions et millions… « , 241).
Radio Alice peut être considérée comme la première expérience de déterritorialisation du système de télécommunication, et d’attaque contre le système médiatique centralisé.
Grâce aux radios libres, il a été possible de comprendre pour la première fois un principe que l’Internet a aujourd’hui propagé : la diffusion en réseau de la communication est le plan privilégié de l’auto-organisation sociale.
Voilà, me semble-t-il, le sens des paroles de Guattari : Radio Alice n’était pas un instrument d’information, mais un dispositif de déstructuration du système médiatique, le déclencheur d’une déstructuration du système nerveux social qui s’est poursuivie dans les décennies suivantes, avec des effets libérateurs mais aussi catastrophiques et paniquants.
mais aussi catastrophique et paniquant.
*****
Le devenir de la communication est en étroite relation avec le devenir de la perception sociale et de l’esthétique. Dans Chaosmosis, Guattari parle du « nouveau paradigme esthétique » : le thème de son étude est la mutation de l’épiderme, de la zone de contact entre les corps, de la sensibilité.
Qu’est-ce que l’esthétique ? Contrairement à la conception courante de la philosophie occidentale, l’esthétique n’est pas seulement la science de la beauté d’un objet. L’esthétique est aussi (et c’est ce qui est le plus intéressant) la science de la sensibilité, de la perception, la science du contact entre les épidermes, et donc la science de la projection des mondes par des sous-activités en devenir.
Il n’y a pas de question sociale plus essentielle que celle-là, car le capitalisme cognitif est une affection de la sensibilité plus que toute autre chose. Dans la sphère du capitalisme mondialisé, le lieu essentiel du travail, de l’exploitation économique, de la souffrance psychique et de la sollicitation affective est l’esprit humain et, plus précisément, la relation corps-esprit subissant les effets pathogènes de la surstimulation informationnelle.
L’accélération capitaliste, la raréfaction du contact entre les corps, remplacé par la communication, la déterritorialisation ethnique planétaire, la désagrégation et l’effondrement des modèles anthropologiques traditionnels : tout cela agit sur les modalités d’élaboration de l’esprit social et, surtout, sur la sensibilité. Le corps émotionnel est le lieu où se déroule la plus délicate et la plus extrême des batailles.
Le bombardement médiatique de l’attention sociale produit des effets brutaux sur la sensibilité. L’imaginaire est envahi par des moniteurs hyper rapides, virus mutagènes de la psyché collective. Et pendant ce temps, le déclenchement de l’épidémie médiatique qui prend le nom de SIDA, contagion qui se propage essentiellement dans la psyché humaine, va de pair avec la virtualisation des relations entre organismes conscients1.
C’est la sphère d’intérêt de l’esthétique schizoanalytique : son problème n’est pas la beauté en tant qu’objet de contemplation, mais la manière dont les corps se perçoivent mutuellement dans le champ social. A l’époque des déplacements et des migrations, des contaminations et des intégrismes, des nationalismes et des agressions, un problème politique essentiel est celui de la sémantique de la proximité sociale, et donc de l’esthétique.
Dans un certain sens, nous pouvons dire que la sémantique de la proximité sociale est l’objet privilégié de l’esthétique guattarienne. Et pour comprendre comment cette sémantique sociale se transforme, il faut comprendre comment l’art agit dans la communication, et comment la communication agit sur l’esprit collectif.
*****
L’art est une action sémiotique de type déterritorialisation. Les gestes et les signes sémiotiques modifient la relation entre le signe et son contexte, sa fonction et les conditions d’interprétation commune. Dans les sociétés traditionnelles, fortement territorialisées, le geste artistique est exceptionnel et sacralisé. Mais au vingtième siècle, lorsque la girouette gonflée de l’esthétisation généralisée s’est déréglée, quelque chose s’est brisé à jamais dans le statut de l’art. La perte de l’aura est la disparition du caractère exceptionnel et unique de l’œuvre d’art. La reproduction industrielle du signe artistique a ouvert la porte à l’inflation sémiotique. Le cinéma, l’enregistrement sonore, la télévision, la publicité, la numérisation et enfin la création automatique d’œuvres d’art ont dispersé l’aura de l’auteur.
Avec la dynamique du capitalisme de la « nouvelle économie », tout ce processus arrive à son terme et à son renversement. Nous étions habitués à penser que l’art déterritorialisait et que l’économie reterritorialisait. Nous voyons maintenant que l’économie a subsumé l’art comme un facteur de déterritorialisation perpétuelle et de valorisation sans territoire. Le hasard, autrefois modèle de communication réservé à l’artiste, est devenu le régime sémiotique prédominant. Les valeurs économiques sont échangées selon des règles qui changent d’un jour à l’autre, alors que dans le passé cela n’était accordé qu’aux valeurs esthétiques.
Le problème que Guattari avait proposé dans le chapitre de Chaosmosis consacré au paradigme esthétique doit être revisité dans ce nouveau cadre.
*****
J’ai toujours été frappé par la manière dont Félix abordait les œuvres d’art et les artistes. Félix a suivi un grand nombre d’artistes dans leurs différents travaux : Enzo Corman, François Pain, Gérard Fromanger, Jean-Jacques Lebel, Jean-François Léaud, Annie Raati, Tonino Guerra, Laura Betti et beaucoup d’autres, plus ou moins remarquables.2 C’était quelqu’un de désinvolte dans sa façon de regarder une œuvre d’art parce qu’il ne distinguait pas l’œuvre du flux d’événements existentiels dans lequel elle se situait. Ce n’est que parfois qu’il s’arrêtait devant une œuvre d’art dans une lente suspicion, une sorte d’enfoncement méditatif.
Je me souviens de la visite de l’exposition Jean Tinguely à Beaubourg : Félix s’est assis par terre à un certain moment, dans une des salles, et pendant un moment, j’ai eu l’impression qu’il s’était endormi. Il ne l’avait pas fait, mais s’était laissé endormir par les roues dentées et le rythme tourbillonnant. L’aura était définitivement oubliée dans cette façon de se rapprocher des activités des artistes. Ce qui avait le plus de valeur pour lui, c’était plutôt l’environnement, le quotidien, l’espace urbain et la manière dont le geste artistique mettait en mouvement de nouvelles possibilités d’assemblages existentiels au sein de cet environnement, de ce quotidien, de cet espace urbain. Félix prenait pour acquis la réalité du devenir-vrai de la révolution dadaïste, sa réalisation définitive dans la vie quotidienne. Mais il n’y avait pas dans son attitude cette irritation un peu snob et nostalgique contre les effets de la banalisation provoquée par cette esthétisation généralisée qu’ont souvent les intellectuels. La banalisation, la diffusion, la popularisation étaient une donnée, elles étaient prises comme telles et n’étaient plus un objet de discussion, et surtout pas une source de scandale. Pour Félix, il n’y avait pas de nostalgie de l’aura. Au contraire, le problème de l’art pour lui était entièrement situé dans la possibilité de mettre en mouvement des assemblages d’énonciation, d’habitat, d’urbanisme et de technologies.
*****
Le paradigme esthétique dans Chaosmosis en vient à assumer un rôle essentiel dans la redéfinition de la perspective historique et sociale, et il est pleinement intégré dans le problème de l’écosophie.
L’écosophie, une conscience environnementale adéquate à la complexité techno- logique de la modernité tardive, se fonde sur le caractère décisif de l’esthétique dans la perspective de l’écologie3.
L’esthétique est la science qui étudie le contact entre le derme et les différents flux chimiques, physiques, électromagnétiques, électroniques et informationnels. L’esthétique a donc beaucoup à voir avec la psychopathologie moderne du contact, et aussi avec sa psychothérapie.
*****
La vision rhizomatique conceptualise l’univers comme un continuum d’entités diverses, irréductibles et pourtant juxtaposées, en contact épidermique les unes avec les autres. C’est un continuum à la fois organique et inorganique, animal et machinique, mental et électronique. Un événement ne s’approche pas d’un autre par le biais d’un raisonnement logique, ni par la con-séquentialité historique, ni par l’attraction-répulsion dialectique.
Il n’y a aucune conséquence nécessaire dans la juxtaposition d’un événement avec un autre, ni aucune logique implicite dans la juxtaposition d’un signe avec le suivant, ni aucune nécessité d’isomorphisme entre une composition et le monde.
Dans toute composition, il n’y a que le plaisir de la conjonction, moi et toi, ceci et cela, la guêpe et l’orchidée. La partie n’est pas complétée grâce à la conjonction avec la partie, et le fait de placer l’un à côté de l’autre ne fait surgir aucune totalité. La conjonction est le plaisir de devenir autre. De là naît l’aventure de la connaissance, l’aventure du plaisir érotique et de la création artistique.
Le rhizome n’a ni début ni fin, il est toujours au milieu, entre les choses, inter-être, intermezzo. L’arbre est filiation, mais le rhizome est alliance, uniquement alliance. L’arbre impose le verbe « être », mais la trame du rhizome est la conjonction « et … et … et … ». Cette conjonction a suffisamment de force pour ébranler et déraciner le verbe « être ». … Établir une logique du ET, renverser l’ontologique, supprimer les fondements, annuler les fins et les commencements. (Deleuze et Guattari, Mille Plateaux, 25)
Il n’y a rien d’autre que des conjonctions, des conjonctions de signes et de corpuscules.
Les signes acquièrent un sens dans les conjonctions et les corpuscules acquièrent une forme par les conjonctions. Un mode de conjonction est le sens, un autre mode est le plaisir.
L’art cherche son point de contact dans le sens et le plaisir.