Le spasme chaosmique et la pensée Felix

 

La première fois que j’ai rencontré Felix Guattari j’étais en fuite.

C’etait l’eté de 1977, un an qui à marquée profondément ma vie et aussi l’histoire culturelle et politique de mon pays.

En Mars j’avais participé à les émeutes suivies à la mort d’un étudiant de l’Université de Bologne, et j’avais contribué aux émissions d’une radio pirate nommée Radio Alice. Les pouvoirs de l’Etat italien avaient réagi avec une violente répression a la bizarre insurrection des étudiants et des jeunes ouvriers de la ville de Bologne.

Je fut obligé à quitter mon pays pour éviter la prison, et je débarquais à Paris, ou je connaissait très peu de gens, mais j’avait le numero de téléphone de Felix.

Ses écrits avaient été une inspiration pour la radio et pour le mouvement de Bologne dont je faisait partie.

Felix, d’ailleurs, était au courant de cet étrange mouvement qui parcourait les rues d’une ville importante dans l’histoire culturelle européenne (la ville de la première université d’Occident). Il me reçut avec générosité, il m’hébergea dans sa belle maison de rue de Condé, dans le quartier Latin, et il m’aida à organiser des actions de soutien a mes copains qui étaient en taule en Italie.

Voilà l’histoire de mon rencontre avec Felix.

Pendant les années suivants on à continué à se rencontrer, j’allais le visiter chaque fois que j’allais à Paris. J’ai appris beaucoup grâce à lui: j’ai appris des choses à propos du désir, de l’amitié, de l’ironie, et bien sur j’ai appris un manière nouvelle de réfléchir et de analyser le capitalisme, la technologie, et surtout la subjectivité.

Mais surtout j’ai appris que la transformation sociale est le produit d’une activité incessante de mise en commun de ce qui est produit par le laboratoire de l’Inconscient. L’inconscient n’est pas un theatre, mais un laboratoire. Ce laboratoire n’est pas renfermé dans notre cerveau, dans notre esprit, dans notre histoire personnelle. Ce laboratoire est continuellement deterritorialisé, et produit des effets de désir, d’attraction, de peur, de rage de répulsion.

Mais ce que Felix m’à consigné est surtout une imagination du devenir perpétuel qu’il à esquissé dans son dernier livre, Chaosmose.

Felix mourut en 1992, mais les intuitions que j’ai tiré de son dernier livre, ont continué à inspirer mon travail philosophique, politique, et artistique. Et ma vision de ce qui se passe dans le monde dans notre époque obscure et regressive est alimenté par des concepts que j’ai tirè de Chaosmose.

Si je pense aujourd’hui à l’actualité de la leçon philosophique qu’on peut tirer de la pensée Felix, le concept qui me parait plus utile pour entendre le present est le concept de spasme chaosmique.

Le Spasme Chaosmique

Comment j’ai dit Felix mourut en 1992. Mais 1992 est aussi l’année du sommet de Rio de Janeiro, quand les puissances de la Terre se sont réunies pour la première fois pour discuter, pour décider à propos de la pollution, du global warming, de la dévastation de l’environnement qui à l’époque commençait à se dévoiler de plus en plus comme un danger. Le président Georges Bush Senior déclara à cette occasion que le style de vie, le niveau de vie et de consommation des Américains n’était pas en question, n’était pas négociable. En effet, ça n’a pas été négociable. Trente ans après, nous savons que la dévastation de l’environnement, de la vie naturelle comme de la vie sociale, est devenue un phénomène apparemment irréversible. Irréversible — c’est un mot difficile à dire. C’est un mot totalement étranger au langage qui fut celui de la politique moderne. En prononçant ce mot, on prononce ipso facto la mort de la politique, la mort de la démocratie, le rejet de la volonté humaine organisée, puisqu’elle n’est plus capable de changer le cours de ce qui est en train de se passer. Mais Félix, il y a vingt ans disait : « la question de la subjectivité revient comme un leitmotiv ».

Il écrivait aussi : « La subjectivité n’est pas une donnée naturelle. Comment la produire, la capter, l’enrichir, la réinventer de façon à la rendre compatible avec des univers de valeurs mutants ? »1 Donc, il ne s’agit pas de protéger la subjectivité, de la défendre, il ne s’agit pas de résister finalement, c’est pas vraiment ça le problème. Evidemment, il faut une résistance, mais de quoi s’agit-il quand on parle de produire et d’inventer la subjectivité ? La résistance ne peut être qu’une condition. Un processus d’épanouissement, de réinvention de la subjectivité ne peut pas n’être que de la résistance, car il doit être une faculté d’entrer en relation avec des valeurs mutantes, comme le dit Félix. La mutation, ce n’est pas un changement. « Mutation » est un mot qui nous vient de la biologie, c’est un mot qui nous rappelle peut-être William Burroughs – l’idée d’une morphogénèse, de la naissance de formes nouvelles qui ne peuvent pas être interprétées, qui ne peuvent pas être aménagées à partir des valeurs qui faisaient partie de l’univers précédent. Donc, il y a un problème de redéfinition du cadre conceptuel si on veut réinventer la subjectivité. Félix ajoute qu’il s’agit de produire la subjectivité, de travailler à sa re-singularisation : re-singulariser la subjectivité… On voit très bien, que quand on parle de singularité, qu’on ne parle pas simplement d’un processus de développement pur et simple de la subjectivité, il s’agit de la réinvention d’une consistance subjective qui peut être considérée comme libre de la dévastation environnante, ce qu’on peut considérer libre des effets de pollution, de corruption, d’assujettissement, de violence que l’environnement produit.

Félix écrit encore qu’il faut conjurer les épreuves de barbarie, d’implosion mentale, de spasme chaosmique. Voilà, le spasme, je cherche comment on en sort… Félix nous a dit : « écoutez, les prochaines années vont être miasmiques et brumeuses », et c’est exactement ce qui s’est passé. Mais là, vingt ans après, les miasmes et les brumes ne sont pas en train de s’évanouir, au contraire, j’ai l’impression que les miasmes sont plus miasmiques et les brumes plus épaisses, plus vénéneuses que jamais. C’est quoi, le spasme ? Je dirais que le spasme est une accélération maximale de l’organisme, une espèce de mise en vibration désespérée, douloureuse, qui mobilise l’organisme en relation avec un environnement qui est l’environnement de l’exploitation cognitive, mentale, nerveuse – qui est l’accélération produite par les nouvelles technologies dans leur mariage avec le capitalisme. Les nouvelles technologies en elles-mêmes sont un facteur de libération. Félix a toujours parlé des effets machiniques comme d’effets à interroger, à libérer, comme des effets potentiellement libérateurs, sauf quand ils rencontrent, s’entrecroisent, s’entremêlent avec un effet d’exploitation, un effet d’assujettissement ayant pour finalité l’augmentation continuelle de la productivité et de l’exploitation. Voilà le spasme : le spasme est l’effet d’une pénétration violente de l’exploitation capitaliste à l’intérieur des technologies de l’information — qui sont en fait des technologies de la cognition, de l’intelligence, de la sensibilité. C’est la sensibilité qui est en cause, c’est elle qui vient subir cet effet d’accélération, cet effet spasmique. Qu’est-ce qu’on fait quand on se trouve dans une situation spasmique ?

Désir et corps organique

Expressivité désirante et prolifération rhizomatique – les deux processus que L’Anti-Oedipe encourage ou plutôt théorise, ont destructuré la forme répressive et névrotique du pouvoir capitalistique et étatique dans sa forme industrielle. Mais entre-temps les conditions d’un nouveau modèle de pouvoir sont apparues, proliférant et rhizomatique, fondé sur l’investissement du désir par l’économie d’une façon psychopathogène. Le désir a activé un énorme processus de production de l’inconscient qui a mené à l’activation ininterrompue des énergies nerveuses de la société.

Le désir n’est pas exclusivement une force positive — progressive, heureuse, source de liberté. Ce n’est pas même une force. Le désir est plutôt un champ : le champ où se déroule la dynamique centrale de la communication sociale, des mouvements collectifs, de la lutte entre le travail et le capital. Les processus d’agrégation et de désagrégation, essentiels pour la composition du socius et pour les transformations du pouvoir, se déroulent dans le champ du désir. C’est là la grande découverte de L’Anti-Oedipe. Mais cette découverte a fait l’objet d’un malentendu. Nous avons fini par croire que le désir était en lui-même une force de libération, ce qui nous a empêché de comprendre la puissance pathogène du processus de déterritorialisation dans sa forme sémiocapitalistique et surtout les effets pathogènes de l’accélération de l’Infosphère, de l’intensification illimitée de l’expérience que le sémiocapitalisme a encouragé.

Pour reprendre ce malentendu et restituer le problème de l’autonomie à l’ère de la déterritorialisation sémiocapitalistique, il est opportun de se référer au rapport entre phénoménologie de la névrose et politique de la psychose que L’Anti Œdipe propose, pour en comprendre la force d’anticipation, mais aussi pour la redéfinir d’un point de vue schizoanalytique et politique. Si, dans le discours freudien, la névrose dominait comme instance de refoulement du désir et comme accumulation réprimée d’énergie non investie mais sublimée, dans la réalité actuelle ce que le Sémiocapital suscite et mobilise est l’hyperexpressivité qui produit des effets de type psychotique.

Dans la névrose le désir est refoulé pour laisser de la place à la puissance — fantasmatique, fantasmée, intériorisée — de la réalité ; dans la psychose, ce qui est refoulé est la réalité elle-même, au nom de la puissance sans limites du désir. Mais la puissance du désir n’est pas sans limites, puisqu’elle subit les limites pulsionnelles, organiques, mais aussi culturelles et économiques des organismes désirants.

C’est pourquoi nous assistons aujourd’hui à un nouveau phénomène, que la schizoanalyse et l’autonomie désirante des années 1970 n’avaient pas prévu : à l’époque des réseaux, le désir met en mouvement des circuits d’accélération qui débouchent sur les pathologies de la panique. Emportée par l’intensité du flux sémiotique – sous forme d’une stimulation neuro-électrique ininterrompue – la subjectivité contemporaine, ou mieux l’organisme conscient et sensible qui produit de la subjectivité aujourd’hui, réagit de façon panique. La vibration du rythme désirant est devenue trop intense pour pouvoir se retrouver dans une ritournelle singularisante, dans une syntonie du corps et de l’esprit. Ce serait là le point de départ d’une schizoanalyse du Sémiocapital. Il serait stupide d’exalter la puissance de l’inconscient ou la puissance du désir comme si elles étaient infinies. La souffrance, la maladie, la mort, la décomposition de la matière organique et cérébrale, l’exploitation économique, sont les limites matérielles, physiques, temporelles auxquelles est confrontée la puissance du désir.

Le Chaoïde

Voilà un autre concept qui nous a été consigné par la pensée Félix : le concept de chaoïde. On n’en parle pas trop dans ce livre-ci, mais on trouve le chaoïde partout dans la philosophie, le langage et l’imagination de Félix Guattari. Le chaoïde est une espèce de multiplicateur, d’agent de re-syntonisation, un agent linguistique qui permet de trouver une ritournelle, un rythme qui ne soit pas le rythme et la ritournelle du spasme mais qui soient capables de démultiplier le rythme du spasme : « La cartographie écosophique, écrit encore Félix, n’aura pas pour fin de signifier ou communiquer, mais de produire des agencements d’énonciation aptes à capter les points de singularité d’une situation ».2 Quels sont donc, aujourd’hui, les agencements qui nous permettront et permettront aux organismes conscients et sensibles de sortir de la cage du spasme qui s’appelle dictature financière ? La dictature du capitalisme financier est le spasme d’aujourd’hui. C’est un spasme qui n’est pas seulement en train d’exploiter le travail des hommes et des femmes, pas seulement d’assujettir le travail cognitif à une accélération folle et totalement abstraite, mais qui est en train de détruire la possibilité même du langage, de l’empêcher de créer, de trouver sa forme concrète, charnelle, sensuelle d’expression. Je crois que le chaoïde dont Félix nous a parlé doit aujourd’hui être traduit dans les termes d’une lutte, d’un combat qui oppose la poésie à la dictature financière. Et ce n’est pas simplement parce que nous sommes des fous ou des artistes. Mais c’est parce que la dictature financière est essentiellement une dictature de l’abstraction sur le langage, c’est l’imposition d’une férocité mathématique sur la vie de l’organisme conscient, de l’organisme sensible. Et la poésie, ce ne sont pas seulement des mots, la poésie c’est la réactivation du corps désirant, c’est la réactivation du corps solidaire parce que désirant, et non pour des raisons seulement idéologiques. Le mouvement qui en 2011 explosa à Londres ou à Athènes, au Caire, à Tunis, à Rome, à Madrid, n’était pas un mouvement simplement définissable comme politique, c’était un mouvement de la poésie, un mouvement du corps qui se cherche et qui cherche à reconstituer un rythme qui soit concret et désirant, en soustraction par rapport à la dictature financière. Voilà les richesses et les jouissances imprévisibles dont Félix nous parla dans ses derniers mots : la richesse et la jouissance imprévisibles du langage de la poésie qui réactive la force désirante du corps collectif.

Le mouvement, la poésie, la ritournelle

De quelle façon ça a fonctionné, dans le temps, cette activité qu’on peut synthétiser avec l’expression « cartographier des contrées à venir » ? Ecrire, dans un sens très large, créer, imaginer, produire des signes de façon créative, c’est une façon de cartographier des contrées à venir. On n’est pas seulement, aujourd’hui, à vingt ans de distance de Chaosmose, mais aussi à quarante ans de distance de la publication de L’anti-Œdipe. Je voudrais réfléchir très vite sur cette espèce de cartographie des contrées à venir qui s’est déroulée pendant quarante ans. Il y a un livre de Miguel Benasayag intitulé Organismes et artefacts3. Il dit : le rhizome est partout, le désir est partout et il dit même que le néolibéralisme, l’effet paniquant néolibéral, est inscrit dans la cartographie des contrées à venir qu’est L’Anti-Œdipe. Le désir qui se transforme en désir panique, c’est ça que nous devons être capables de comprendre aujourd’hui si on veut revitaliser la leçon de Félix. Quand j’ai connu Félix, c’était le printemps 1977. Comment j’ai dit au début de ce texte, je venais de m’échapper d’Italie et avec Felix on parlait surtout des radios libres, parce que c’était la chose qui m’intéressait et qui a intéressé aussi Félix. Mais bon, il faut le dire aussi, les radios libres ça a été la préparation, l’ouverture, la brèche qui a permis au capitalisme effréné, au sémio-capitalisme berlusconien effréné et agressif de transformer de façon horrible les medias. En 1977, à Bologne, on criait « le précaire est beau » et c’était une façon de dire qu’on en avait marre du travail-prison, du travail pour la vie. Et c’était une façon de dire que la précarité ça peut être un choix, ça peut être une possibilité de mettre en danger la continuité pour trouver du désir. Et aujourd’hui, quarante ans après L’Anti-Œdipe, vingt ans après Chaosmose, le désir devient désir panique à un point où commence à devenir possible une compréhension de cette espèce de renversement de la perspective du désir dans celle de la panique. Il ne faut évidemment pas penser qu’on s’est trompé quelque part — on ne s’est jamais trompé. On a fait le travail de cartographier des contrées à venir et de vivre la souffrance dans notre corps, sous notre peau, la souffrance de ce devenir autre que l’histoire de ces dernières quarante années nous a apporté.

1 Chaosmose, op. cit. p. 186.

2 Chaosmose, op. cit. p.177.

3 Miguel Benasayag, Organismes et artefacts, Paris, La Découverte, 2010.