Entretien Kuniichi Uno avec Féllx Guattari

 

L’Antioedipe

K. Ma première question sera comment vous avez écrit vos livres, je pense au livre de Raymond Roussel : Comment j’ai écrit certains de mes livres...

G. Peut-être que la référence à Raymond Roussel est précieuse. Parce que au fond, il y a un élément d’hétérogénéité comme facteur de production de sens qui était cherché chez Roussel par des procédés artificiels que vous connaissez bien. Et peut-être que quelque chose de cette nature a joué entre Gilles Deleuze et moi. En ce sens que nous sommes, je crois, tellement différents l’un de l’autre, à tout point de vue, qu’il y a eu certainement toute une série de phénomènes de sens qui sont apparus du seul fait de cette différence. À tel point que nous avons inventé un certain nombre de mots, d’expressions, etc. Et il nous est arrivé quelques fois, au bout de deux, trois années d’usage d’un de ces mots, d’usage courant de découvrir que l’autre ne mettait pas exactement le même sens. C’est quelque chose qui nous faisait rire et que nous avons toujours assumé car au fond ce qui comptait ce n’était pas de se mettre d’accord. Ça a jamais été notre problème, mais plutôt de mettre en commun nos outils conceptuels. J’avais proposé cette formule il y a très longtemps qui a été prise d’ailleurs par beaucoup de gens, y compris par Michel Foucault, cette notion d’outil, d’outil conceptuel, à savoir que il était légitime de prendre une partie, voire même un mot, une expression, une tournure conceptuelle dans l’oeuvre de quelqu’un pour essayer de faire un certain type de montage. Et on retrouve en effet les techniques rousselliennes, les « cut up » dans l’écriture américaine. C’est-à-dire que il me paraît en effet tout à fait légitime de faire, d’avoir une attitude constructiviste à l’égard des concepts, de faire des essais, de s’engager un peu comme dans une politique qui peut être de collage superficiel, et à ce moment-là qui n’aboutit pas, mais qui quelques fois peut déclencher un véritable processus de connaissance et de création. Donc je ne sépare pas cette perspective de connaissance et cette perspective de création.

On travaille beaucoup chacun de notre côté, on travaille ponctuellement de façon intense, mais dans des temps délimités, ensemble. Et il y a évidemment une certaine division du travail, à savoir que le type de culture de Gilles, sa connaissance considérable de l’histoire de la philosophie, et plus généralement de l’histoire des idées, le met en position fréquemment de positionner un problème. Ce qui ne veut pas dire d’ailleurs d’arbitrer une position, car l’arbitrage je crois là, est vraiment comme… Peut-être il m’est appartenu quelques fois, au contraire, d’avoir une attitude beaucoup plus exploratoire, beaucoup plus dangereuse, enfin. Quelques fois je me disais dans une comparaison militaire un peu ridicule que lui, il avait l’ensemble des troupes quelque part installées pour occuper tout un terrain, et que moi il m’appartenait certaines actions de commando.

K. Avant-garde aussi. Donc, après la rencontre qui s’est faite comme ça, il fallait un certain temps quand même, jusqu’au moment où vous décideriez à écrire ensemble.

G. Non. C’était le coup de foudre ! C’était tout de suite après 68, ça devait être en 69, par l’intermédiaire d’un ami commun j’avais rencontré Gilles. Et j’étais très critique à l’égard de tout ce qui se jouait autour de Lacan, du fait de Lacan lui-même, comme tentative d’interprétation, disons plus franchement de récupération du mouvement de 68, dans le mouvement lacanien. Et je trouvais ça ridicule parce que j’étais très intéressé par le lacanisme depuis longtemps, mais j’ai toujours considéré que ce type de structuralisme anhistorique était foncièrement réactionnaire, ce qui ne m’empêchait évidemment pas de m’y intéresser. Et comme je voyais cette jonction qui me coupait un peu l’herbe sous les pieds, j’étais franchement furieux de voir les maoïstes récupérer le mouvement de 68, de voir les lacaniens flirter avec les maoïstes etc. etc. Même Cohn-Bendit avait été reçu par Lacan, tout ça. Ça avait un peu aiguisé mes critiques à l’égard du lacanisme. C’est-à-dire que jusque-là c’étaient des critiques qui portaient sur les rapports entre la psychanalyse et la psychose, entre la psychanalyse et le champ social, mais de façon générale. Là, ça les portait directement sur le terrain politique et donc beaucoup plus potentiellement polémique. Alors, quand j’ai exposé ces choses-là à Gilles Deleuze, il était très intéressé. Il a vu, je crois, en moi un peu une sorte d’aile gauche du lacanisme. Il voulait à la fois de son côté régler ses comptes avec le lacanisme, il voulait essayer sans doute d’avancer pour son propre compte dans une clarification théorique à l’égard des événements qui venaient de se passer en 68. Et il y a eu immédiatement le désir chez lui que la thématique que je développais soit explicitée. Alors il a commencé par me dire: « mais il faut que vous écriviez tout ça ». Alors moi, je n’étais pas du tout préparé à faire une oeuvre conséquente à cette époque-là et sur ce thème et il insistait beaucoup, moi j’étais surpris parce que je ne me sentais pas porteur d’un message tellement essentiel. Et jusqu’au moment où je lui dis…, et il me dit: « mais il suffit d’écrire ce que vous dites, ce que vous dites est tout à fait bien ». J’étais toujours dubitatif. Et il dit : « bon, faisons-le ensemble ». Et je lui ai dit « alors là, d’accord ». Et c’est démarré comme ça, c’est démarré mais je ne sais pas, je crois, la première fois où je l’ai vu, la deuxième…pratiquement. Alors ensuite il y a eu un ensemble de modalités pratiques à mettre au point et c’est ce qui vous donne un petit peu le style un peu pédant, le souffle des premières pages de l’Anti-Œdipe, c’était sur cette lancée très verbale.

À mon avis ça a joué dans l’écoute et dans les malentendus ultérieurs, disons qui ont fait le succès de l’Anti-Œdipe, parce que l’Anti-Œdipe est apparu comme un événement, comme une rupture qui mettait en résonance d’autres contestations potentielles, d’autres ruptures, d’autres mises en questions, sous un autre angle de la psychanalyse, je pense aux textes de Robert Castel ou des choses comme ça. Il y avait un ras-le bol un peu, potentiel, chez beaucoup de gens sur cette attitude d’une prétention inouïe des lacaniens à vouloir couvrir tous les champs et par-dessus le marché d’interpréter le champ politique. Et ça a été sensible immédiatement, je veux dire que avant même que l’Anti-Œdipe soit publié, Lacan, que je fréquentais encore beaucoup à ce moment-là, était très inquiet, il voulait avoir le manuscrit, il voulait être au courant etc. parce qu’il pressentait qu’il y avait quelque chose qui mettrait en question disons une certaine…, un certain statut de pouvoir de ce groupe structuraliste lacanien qui à l’époque, il faut bien que vous vous le représentiez, était une puissance, en ce sens qu’il concernait évidemment les milieux psychanalytiques, il concernait les milieux psychiatriques, largement quadrillés par tous les lacaniens qui entraient dans les choses de formation de la psychiatrie, il concernait beaucoup beaucoup le domaine de l’enfance par le biais de Maud Manonni, de Françoise Dolto qui n’ont pas grand chose d’ailleurs à voir avec le lacanisme, mais ça n’a pas d’importance, on le trouvait dans des milieux religieux aussi bien catholiques que d’études du Talmud, bon etc. On le trouvait à l’École Normale et dans les groupes maoïstes. C’est-à-dire ça devenait une de force culturelle très importante. Donc attaquer ça, on peut plus se le représenter maintenant parce que c’est complètement terminé, heureusement d’ailleurs, et attaquer ça de plein fouet, c’était comme je ne sais pas, je ne peux pas vous dire de comparaison, je ne sais pas, je ne sais même pas qu’est-ce qu’on pourrait faire comme comparaison aujourd’hui pour faire comprendre ça.

C’était le structuralisme. C’est-à-dire qu’il y avait l’ancien structuralisme, de Lévi-Strauss, l’ancien…Jakobson etc., qui apparaissaient comme des piliers, respectés d’une certaine façon par Lacan, et le fin du fin du structuralisme qui ne voulait pas, qui était furieux si on le traitait de structuraliste, il ne voulait pas être structuraliste, il était freudien etc., bon, à la lettre, soit-disant, enfin, bref, évidemment pas freudien. C’était donc le lacanisme.

K. Donc le lacanisme a réussi à récupérer certaines volontés révolutionnaires? Et comment ça s’est réalisé ce mécanisme?

G. Ça s’est fait par un mécanisme d’agrégation élitiste très classique, un phénomène disons d’agrégation mondaine. Dans ce mouvement de 68 qui avait mis en marche des millions de personnes, les intellectuels se sentaient un peu perdus et il leur fallait se retrouver une notoriété, une raison d’être, etc. bon… Et pour ça il fallait qu’ils aient une étiquette un peu à la mode, un peu nouvelle, je crois c’est quelque chose comme ça. Il fallait « en être » d’une certaine façon.

K. Donc il y a eu cette rencontre. il faudra demander ça aussi à Deleuze peut-être, mais comment les problématiques étaient constituées, à peu près, pour entrer dans ce travail de collaboration.

G. Attends, je réfléchis un peu à ta question, parce qu’elle est intéressante… Je crois que Gilles au fond au point de vue philosophique avec Différence et répétition et Logique du sens avait en mains un instrument de lecture tout à fait nouveau, original, nous permettant d’aborder disons ce que j’appellerais le registre des singularités historiques et sociales. Bon, il avait cet instrument mais disons que son énonciation concrète, son agencement d’énonciations (à moi, il me disait toujours: « mais moi je ne suis qu’un petit prof. »), lui permettait pas d’éprouver cette machine théorique dans différents champs. Moi je crois que je l’ai aidé à, et je l’ai entraîné, (Ah est-ce que je l’ai aidé en l’entraînant ?), il y a beaucoup de gens qui pensent que depuis que Gilles a travaillé avec moi, que ça vaut plus rien, qu’il était perdu, des gens qui disaient comme ça: « Ah, à l’époque, il était bien ! Depuis qu’il a rencontré Guattari c’est terminé ». Bon, moi je crois qu’on s’est aidé l’un l’autre et que je l’ai un peu précipité à sortir de son champ traditionnel, c’est-à-dire on a travaillé de façon intense dans la psychiatrie, sur la psychanalyse, sur l’ethnographie, sur des problèmes économiques etc. (sur les problèmes esthétiques, il y était depuis bien longtemps). Alors on a fait des ateliers de travail successifs, assez intenses pour couvrir l’Anti-Œdipe et Mille Plateaux, et puis ensuite on a travaillé sur Kafka, moi j’ai retravaillé sur Proust et puis il a continué sur le cinéma. Mais sur le cinéma, comme on n’avait jamais été d’accord sur un seul film, on ne risquait pas de travailler ensemble ! Combien de fois je voyais un film et je disais: « oh j’ai vu un film formidable » et je voyais la figure de Gilles se décomposer : « Ah oui ? Vous trouvez ? Ah Bon… » C’est très très curieux, c’était une des différences vraiment insurmontables. Je crois qu’on ne pourrait pas écrire sur un seul film.

K. Ce qui est fondamentale, c’est qu’il y a entre vous deux, avec des différences quand même, parce que c’est un travail vraiment sympathique, vraiment orchestré, avec sympathie au sens fondamental. Ce n’est pas un travail de collaboration simplement, il y a quelque chose qui coule et qui, comment dire… qui fusionne et qui sonne ensemble. Et en même temps il y a un travail véritable collaboratif… c’est un boulot de penser à deux et avec un certain partage quand même. Je crois qu’on peut parler d’une espèce de machine à écrire fantastique, parce qu’il y a un style hétérogène, mais qui est très cohérent au fond.

G. La sympathie ça va de soi surtout quand on écrit sur le désir, je veux dire que si ça n’avait pas fonctionné dans ce registre, il n’y aurait rien eu du tout en ce sens. Ça, de ce point de vue-là on est tout à fait pareil, c’est-à-dire qu’on a jamais fait quelque chose qui nous ennuyait, ce qui ne veut pas dire qu’on n’a pas fait des choses ennuyeuses comme travail, mais l’un par rapport à l’autre il n’y a jamais eu aucun problème. Du moins, je pense. Par contre ce qu’il y a eu c’est en raison même de ces différences qui sont les choses essentielles que je disais au début. Et il y a eu, je crois, un partage des compétences. Un partage des compétences… Pas des compétences domaniales, de domaines, parce qu’il m’est arrivé moi de travailler des questions philosophiques et Gilles, par contre, d’avoir une connaissance très importante de la littérature psychanalytique. Ce n’est pas du tout comme ça que ça s’est passé. Mais c’est plus au niveau, disons, des agencements d’énonciation. Il y a eu des secteurs entiers pour ma part, des secteurs entiers que j’ai travaillés, où je me suis forgé un champ de compétences, par exemple en anthropologie. Et ensuite il y avait un travail de bilan, un travail de réécriture, un travail de reprise. Avec Gilles c’était la même chose, sauf que lui c’est une compétence qui implique toute la culture, depuis des dizaines et des dizaines d’années, donc c’est une compétence peut-être moins sectorielle, je crois. Je ne veux pas dire non plus que je n’ai eu qu’une compétence sectorielle parce que j’ai aussi introduit des dimensions générales dans l’ordre des préoccupations politiques et puis aussi un certain nombre de thématiques qui ont été pour moi très importantes comme celles de phylum machinique, de la déterritorialisation, des machines abstraites etc. Mais alors ça c’était beaucoup plus au niveau des outils, des instruments. Ça veut dire qu’il fallait qu’on expérimente un certain nombre d’instruments jusqu’au moment où on les adoptait. Pour les expérimenter c’est comme dans une nouvelle langue, c’est l’usage, on pouvait très bien prendre un mot nouveau et puis l’oublier, ne plus en parler. On pouvait prendre un mot nouveau et puis lui changer de sens en cours de route et garder un sens différent de celui qu’il avait eu au départ. C’est l’usage d’une langue ou enfin de compte Gilles et moi ce que nous avons forgé c’est une langue. C’est une langue et un ensemble de gens se sont mis à la parler avec nous et nous ont apporté… Cette langue ce n’était pas seulement autour de lui et moi, c’était aussi tout un groupe d’amis qui la parlaient avec nous, qui nous amenaient de nouveaux mots, je me souviens des gens, m’amenant des textes, des choses comme ça, et je disais « tiens ça rentre bien dans cette langue-là » et puis c’est une langue alimentée je vous dis par le pillage, par le pillage linguistique chez les auteurs, partout. C’est une langue. Avec les côtés quelques fois déplaisants de l’existence d’une langue à savoir que les gens se mettent à la parler de façon répétitive, de façon, comme une mode, ça existait aussi ça à une certaine époque-là. Des gens qui parlaient le deleuzien. Il y a eu une mode. J’ai toujours été dans des groupes par ailleurs qui peut-être parlaient le guattarien. Mais la langue dominante à un moment autour de Gilles c’était forcément le deleuzisme. Je me souviens avoir été interpellé par des gens, des élèves de Gilles Deleuze, qui étaient étonnés du fait que j’employais certains mots ou je parle encore de tel auteur…

K. Et concrètement, comment vous avez écrit, comment vous avez avancé? J’ai entendu dire que vous ne vous voyiez pas beaucoup et que plutôt vous avez travaillé en correspondance avec des écrits. A quel rythme vous avez travaillé, vous avez écrit?

G. A la fois, on travaille sur un sujet et en même temps, pour ma part, j’écrivais sur tous les sujets à la fois. Il y avait les deux éléments. Ce n’était pas un travail entièrement sectoriel. C’est-à-dire que en écrivant sur un sujet, pour ma part, moi je développais toutes les implications à un niveau synchronique. Et Gilles, lui reprenait, reclassait des choses, c’est lui qui faisait, qui régentait l’économie du travail, qui dit: « ah non, ça ce n’est pas pour maintenant », « il faudra qu’on le reprenne plus tard etc. », « c’est intéressant mais ce n’est pas la peine de le développer ». C’est lui qui faisait le « dispatching ». On peut dire que dès le début on a travaillé, on s’est mis à discuter de tout ce qu’il y aurait dans l’Anti-Œdipe, Kafka, parce que Kafka c’était une partie de Mille Plateaux. Et Rhizome aussi, bien sûr. On s’est mis à discuter de ça, toujours, de l’ensemble de cette thématique-là, et c’est Gilles qui lui a organisé le travail, partie par partie. Tout le temps il y avait un aller-retour. Alors ce qui fait que après on ne peut pas dire: c’est le texte de l’un ou de l’autre parce que si on voulait absolument retrouver des phrases, mais ça n’a guère d’intérêt. Il y avait de changements, il y avait de changements, des va et vient constants.

K. De toute façon dans ce travail à deux, il y a quelque chose de vraiment, comment dire, tout le monde pense comme ça, que c’est quelque chose de complètement miraculeux.

G. Tout le monde pense comme ça? Vraiment pas! Pas en France en tout cas ! Non, je te dis. Il y a des gens qui pensent que c’était désastreux, ce jeune professeur de philosophie qui était tellement prometteur, voilà ce qu’il est devenu…Dans les milieux philosophiques t’as qu’à faire une enquête sur ce qu’on pense de l’influence, de la mauvaise influence de Guattari sur Deleuze… Ça sera pas mal… Oui, c’est vrai que je l’ai vécu un peu comme quelque chose de miraculeux en ce sens que j’avais toujours le double sentiment d’être soutenu, d’être entraîné, téléguidé et en même temps d’être totalement libre. Soutenu parce qu’il y a projet, il y a l’excitation du travail, soutenu parce qu’il y a les arrières, il y a cette culture immense de Gilles Deleuze, cette capacité de travail inouïe et en même temps libre parce que bon, à partir de là pas du tout de contrainte, de cadre idéologique, épistémologique, et autres. Alors ça c’est quelque chose d’assez précieux.

K. Je crois aussi qu’il y a quelque chose de musical, dans ce travail et par exemple, j’entends souvent Deleuze chanter, chantonner un peu et toi aussi tu chantes dans la vie, tu chantes aussi…Ce n’est pas pour dire que vous écrivez comme vous chantez, mais il y a quelque chose de musical, complètement. Et s’il n’y avait pas ça, je crois que ce n’était pas possible tellement… il faut beaucoup de choses pour réaliser ce genre de chose, il faut surtout une espèce de musique quand même. Tu as dit que tu avais fait une espèce d’orchestration…

G. Si je prolonge ton image je reviendrais une fois de plus à la première chose que je t’ai dite au cours de cet entretien. Il y a quelque chose de musical parce qu’il y a des musiques, des segments musicaux extrêmement hétérogènes qui se sont confrontés. Ce serait un peu comme la musique, je ne sais pas, de Bartok où à la fois tu as des lignes mélodiques populaires, des ritournelles comme ça, très courtes, qui s’associent, avec des constructions harmoniques, avec une orchestration etc. Moi je crois que c’est ça les nouvelles musiques, elles naissent aux rencontres de segments mélodiques, harmoniques, contrapuntiques, orchestraux etc. différents, dont on ne pensait pas avant qu’ils pouvaient s’associer. Et il est évident qu’une certaine façon de parler, une certaine même brutalité de ma part, une certaine aisance pour court-circuiter des problèmes, pour parler à la fois de choses politiques, psychanalytiques, philosophiques et autres en même temps, c’est quelque chose qui créait un effet de rupture dans le style, dans la façon dont Gilles écrivait et peut-être même pensait. Alors c’est ça je crois qui fait la musique. Je pense qu’on n’a jamais chanté en chœur, si on avait chanté en chœur, ça aurait fait rire parce que bon…. Mais c’est une musique différentielle, c’est une musique associée à une autre musique qui en crée une nouvelle. Ce n’est pas l’idée de « nous sommes dans la même… », ce n’est pas la Neuvième de Beethoven.

K. On a l’impression que vous avez travaillé à deux comme ça mais la puissance de ce travail de collaboration ne se réaliset pas simplement comme doublé. C’est une espèce de multiplicité mulitipliée non par deux, mais par un chiffre un peu indéfinissable. Ce n’est pas deux, c’est… c’est dix, c’est un peu infini. On entend beaucoup de voix.

G. Ca me fait plaisir que tu dises ça. Seulement la chose ne prend vraiment son sens que s’il y a d’autres gens comme toi et d’autres qui font cet usage. Car c’est le processus, il tourne entre deux personnes, et puis bon il se referme. Il se referme déjà avec leur propre mort. Et si effectivement il sert à catalyser une direction de recherche, un travail, comme ça a pu se produire un certain nombre de fois, c’est peut-être ça l’intérêt de ce genre de travail.

K. Et si on parle de l’effet, de l’écoute, du résultat de votre travail sur les gens, du résultat de votre travail reçu par les lecteurs. Je m’intéresse beaucoup, par exemple, à ce texte dans Mille Plateaux, « Comment se faire un corps sans organes ? », je crois que ça a été publié d’abord dans la revue Minuit. Et quand j’ai lu ça, j’ai trouvé ça très curieux parce que c’est en quelque sorte, comment dire, un texte pour les gens qui ont lu L’Anti-Œdipe et qui peuvent éventuellement malentendre L’Anti-Œdipe, c’est surtout le problème de la drogue, ou le problème de l’alcoolisme. Comme si L’Anti-Œdipe avait été lu comme une espèce d’apologie de beaucoup de choses, de la drogue… et même d’une vie un peu suicidaire, etc. Ce texte, j’ai trouvé ça très marrant en même temps parce que vraiment j’ai eu l’impression que L’Anti-Œdipe était tellement vivant. C’est un livre qui peut être lu de diverses façons, très variées, et que des fois il peut y avoir une lecture dangereuse, vécue en danger..

G. Pour qui ?

K. Pour certains gens, pour un certain moment de la vie. Mais c’est pour ça que ce texte est fantastique. Qu’est-ce qui s’est passé avec ce livre, avec cette publication. Ce livre on en a parlé beaucoup mais…

G. Dans un premier temps on en n’a pas parlé beaucoup pendant six mois et c’était même un mot d’ordre lancé par Lacan de dire « n’en parlons pas, laissons passer ». Et puis après ça avait un peu parlé… et puis il y a eu deux pages dans Le Monde, ce qui était important. Et puis effectivement ça s’est mis à être un objet à la mode quoi… Ça a été intéressant pour moi de voir comment les milieux psychanalytiques, psychiatriques et autres ont procédé par approches successives pour neutraliser l’effet. Parce que tu parlais d’effet. On a parlé d’effet Kafka, on peut parler d’un effet Deleuze ou un effet Deleuze Guattari. Alors: « Ah oui, c’est intéressant mais, etc. », et puis de « mais » en « mais » ça a été des attaques d’une autre nature, sur un autre plan, contre moi, soi-disant ma pratique, je ne sais pas quoi, on s’est mis à m’attaquer sur La Borde aussi. Après on disait « oui mais à La Borde on pratique des électrochocs », enfin des choses vraiment qui n’avait rien à voir avec le livre et surtout avec moi parce que j’ai jamais fait d’électrochocs à personne. Et puis qu’est-ce qu’il y avait d’autre… il y a eu quand même des attaques dures contre le CERFI, et la revue Recherches, on nous a accusé de travailler pour le gouvernement ou de travailler pour la CIA aussi. Je me souviens aux États-Unis j’ai été dénoncé comme travaillant pour la CIA dans une réunion à la Columbia Université. Et puis ça a continué comme ça. Par contre alors, c’est là où on n’attendait pas ce type de réponse, qu’on a eu des choses vraiment passionnantes comme écho. D’abord chez des jeunes gens qui lisaient ça, qui lisaient tout ou moins en partie. Je me souviens au Canada, un étudiant qui venait avec une page de L’Anti-Œdipe, « ah j’ai arraché cette page-là parce que ça c’est vraiment un passage… je veux toujours l’avoir avec moi ». Des choses un peu enfantines mais enfin drôles. Et puis, il y a eu beaucoup d’artistes. Les ethnologues ont été très intéressés. C’est seulement maintenant qu’il y a certaines attaques, certaines contestations, je crois d’ailleurs de mauvaise fois. Et bon il faut dire que j’aimais beaucoup travailler avec Pierre Clastres qui était mon ami et à l’époque où j’avais avancé cette idée sur l’Urstaat, c’est-à-dire un certain type d’état qui habite potentiellement toutes les sociétés archaïques, lui aussi il travaillait sur sa thématique La société contre l’État etc. Moi j’avais travaillé avec vraiment tout un groupe d’ethnologues que j’avais fréquentés depuis longtemps. C’est dans différents milieux qu’il y a eu cette audience sympathique constructive, par contre dans les milieux directement liés à la problématique psychanalytique et psychiatrique ça a été affreux, il faut bien le dire…Moi j’ai rompu avec des dizaines et des dizaines de personnes qui étaient mes amis parce que ça a été assez infect, infect…

K. À cause de ce livre ?

G. Ah oui, complètement. Alors maintenant il est de bon ton de dire que tout ça c’est très dépassé, que « oh lala, mais qu’est-ce qu’on allait pas écrire à cette époque-là! ». Il faut dire il y a eu des caricatures inouïes disant que pour nous l’économie du désir c’était tout et n’importe quoi, c’était… il y a eu de bandes dessinées de faites… et bon etc. Il y a eu des… on parlait de L’Anti-Œdipe sans savoir du tout ce quil y avait là-dedans.

La production de subjectivité

K. Ce qui est remarquable aussi, tu dis que les artistes s’intéressaient beaucoup à ce livre… Il y a un rapport très intéressant, dans ce livre quand même philosophique, avec la littérature, avec l’art, avec la politique. Le rapport de L’Anti-Œdipe et de Mille Plateaux avec avec la politique, l’histoire, la littérature, avec la musique, avec les arts, et surtout la politique, pose un autre problème. Comment tu peux qualifier ce nouveau rapport entre L’Anti-Œdipe et tous les champs traités…

G. Ça serait intéressant de poser cette question à Gilles aussi parce que je ne suis pas sûr qu’on dirait les mêmes choses… Ma perspective reste finalement purement analytique. C’est-à-dire que elle vise la circonscription, la mise en œuvre d’un certain type d’agencements collectifs d’énonciation qui permettent de mettre à jour des formations de l’inconscient, disons des productions de subjectivité, avec tout ce que ça implique d’effets dans tous les domaines que tu viens d’énumérer. Alors, donc, pour moi, quand on travaille un texte sur Kafka, sur Proust, ça je l’ai faits indépendamment, mais… quand on réfléchit sur un musicien ou un peintre etc., ce n’est pas du tout un domaine d’application d’un échafaudage théorico-conceptuel. C’est une ramification de l’énonciation qui est productrice en tant que telle, dont les sous-produits, les bénéfices secondaires sont conceptuels. C’est, par exemple, en travaillant sur Kafka que nous avons élaboré, développé la notion de « devenir animal ». C’est en travaillant, je ne dirais même pas « en travaillant sur »… c’est « en faisant travailler » Artaud qu’on a dégagé cette perspective du « corps sans organes » et ce n’est pas fini, parce que je veux dire que d’une part on l’a retrouvé ailleurs, chez les sadomasos etc., et puis, pour ma part, c’est toujours quelque chose qui continue de fonctionner. Pour Bacon, on trouvera ce même type de problématique. Ce n’est pas comme les psychanalystes qui vont prendre le Président Schreber pour appliquer des concepts sur la psychose, au contraire, on demande : « Monsieur le Président Schreber, est-ce que vous voulez… non seulement nous dire comment votre subjectivité fonctionne mais faire fonctionner la nôtre ? ». Ça me paraît un renversement essentiel. Quels sont aujourd’hui les grands inventeurs, les grands créateurs de subjectivité ? Il y a un renversement. Le phylum des objets énoncés, des objets produits engendre les différentes figures des agencements d’expression. Si je prends les différentes figures d’agencement d’énonciation de Kafka, en simplifiant, en schématisant, c’était beaucoup plus compliqué. J’ai commencé à lire Kafka quand j’avais seize ans et ça a été très important pour moi. J’ai lu Le Château. J’ai eu une sorte de phénomène identificatoire bon, ça m’a beaucoup marqué. Ensuite quand j’avais vingt-et-un ans, par là, le premier schizophrène dont je me suis occupé, il était complètement identifié à Kafka et c’était un malade très grave, catatonique et je l’ai fait travailler sur Kafka. Il écrivait un journal d’ailleurs, il se rassemblait avec Kafka… c’était un jeune juif qui est maintenant parti en Israël et donc on a fait tout un travail kafkaïen et ça s’est très très bien passé. Ensuite il y a eu ce travail avec Gilles qui devait s’intégrer dans la suite de L’Anti-Œdipe. Alors là, l’agencement kafkaïen a encore changé de nature et ça nous a permis d’avancer sur tous les thèmes de la bureaucratie, de la machine de guerre, des devenirs-animaux, de l’inceste schizo et de toute une série de notions sur le christianisme. Et puis maintenant je me retrouve lancé sur cette affaire puisque, avec la Fondation Transculturelle dont je m’occupe, on se trouve embringués à réunir tous les gens qui ont réfléchi, qui ont travaillé sur Kafka, mais à l’échelle internationale. C’est comme si on partait d’un rapport totalement personnel et intime à Kafka et qu’on arrive à cette rencontre qui va peut-être d’ailleurs aller au Japon.

K. La présence d’Artaud est remarquable et impressionnante dans L’Anti-Œdipe, surtout à travers la notion de « corps sans organes ». Le « corps sans organes », au Japon on commence à en parler un peu. Il y a par exemple des danseurs d’avant-garde qui travaillent avec ce mot. Je n’ai pas vu la pièce mais quelqu’un crée une pièce qui se réfère au CSO. Qu’est-ce qui s’est passé avec Artaud ? La lecture d’Artaud pour L’Anti-Œdipe, comment tu peux la qualifier ?

G. On peut la qualifier au niveau du contenu, mais je crois aussi qu’il faut la qualifier du point de vue de ses effets au niveau de l’agencement d’énonciation considéré. Artaud est un des auteurs, de ce point de vue-là, qui est le plus significatif puisque il peut être inscrit à la fois dans le prolongement d’une écriture littéraire hautement élaborée et cette même écriture, on la voit recevoir des charges qui la schizent littéralement de bout en bout d’une façon peut-être unique. Si on prend l’écriture de Joyce, par exemple, on voit aussi cette volonté de schize dans l’écriture, mais c’est une volonté, c’est un travail, c’est une recherche littéraire et Finnegans Wake c’est quelque chose finalement d’extrêmement sophistiqué tandis que la charge de l’écriture d’Artaud, le fait que d’un seul coup on a traversé les coordonnées de référence de la littérature, du monde normal etc, c’est quelque chose qui concerne totalement le procès d’énonciation lui-même. Donc je crois que Artaud restera encore pour très longtemps non pas un modèle parce que ça ne peut pas être un modèle c’est quelque chose qui échappe à toute modélisation, mais un horizon absolument fascinant. Il y a peu de phénomènes dans l’histoire de l’écriture qui atteignent cette intensité.

Dans le domaine de l’écriture, on a eu des coupures, il y a eu le dadaïsme, il y a eu un tas de choses, mais toujours avec cette réintroduction permanente des coordonnées de références littéraires, philosophiques…tandis que Artaud, c’est la racine même de son existence, de sa subjectivité qui rentre là. C’est-à-dire que de ce fait ça devient une véritable expérimentation, ce n’est plus simplement de la représentation. Et de ce fait-là ce devient un véritable et un grand auteur philosophique parce qu’il forge directement une science de l’existence. Je crois que chez tous les grands philosophes il y a eu un quelque chose, un segment d’authenticité. Quand on lit Pascal, quand on lit même Descartes, Spinoza, on voit bien qu’ils ont eu un événement existentiel qu’après ils vont faire rentrer comme ils peuvent d’une façon ou d’une autre dans toutes leurs discursivités, dans tout le logos dont ils ont la gestion. Mais enfin c’est relatif, il y en a aussi qui n’ont rien du tout, il y en a qui gèrent l’université, il y en a qui continuent à tricoter le discours dominant. Il est rare de voir une expérience, comme ça, absolument foudroyante, d’un individu qui se débat dans le cosmos, qui se débat dans les relations avec l’autre, qui se débat avec le langage et qui de ce fait est à même de forger des moyens de connaissance. C’est comme un voyage, une odyssée.

K. Ce qui m’a beaucoup frappé aussi chez Artaud c’est une figure de la pensée tout à fait singulière, le statut spécial de la pensée…C’est quelque chose de complètement original, et ce n’est plus la littérature. Tout ce qu’il a décrit dans les lettres concerne la pensée et il décrit la crise de la pensée, pas autre chose, et le problème comment produire la pensée et que c’est une question qui l’obsède vraiment tout le temps, comment produire son être lui-même et l’impossibilité sans arrêt qu’il rencontre. Et donc c’est une espèce de philosophie, mais une drôle de philosophie qui se pratique seulement avec l’impossibilité de la pensée. On pense toujours à Artaud comme un homme de théâtre exceptionnel, comme quelqu’un qui a inauguré un théâtre expérimental etc. Mais je crois que le théâtre d’Artaud est intéressant parce ce qu’il a vécu cette crise fondamentale, et le théatre était toujours avec ce problème, ouvert à ces dimensions singulières de la pensée.

G. Et Artaud n’a jamais trahi. Quand tu prends par exemple un type comme Lautréamont… tu as Les Chants de Maldoror d’un côté, qui sont une chose merveilleuse mais… tu vois l’espèce de trahison qui est portée dans les poésies. Alors on se dit: « qu’est-ce qu’il jouait comme jeu? », tu vois… Il y a peu, il y a peu d’auteurs. Il y a Rimbaud, il y a un certain nombre d’auteurs dont on peut dire qu’ils n’ont pas trahi, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas négocié, ils n’ont pas revendu sur le marché les éléments qu’ils avaient rapportés de cette plongée existentielle.

La difficulté du recours à la force

K. Est-ce qu’il est possible de situer ce que vous avez fait avec Mille Plateaux et L’Anti-Œdipe, dans la filiation d’une espèce de philosophie de la force… Philosophie de la force et surtout philosophie du corps. C’est qu’on a lu vos livres de ce point de vue… moi aussi d’ailleurs… une philosophie… une philosophie de la pensée sur le corps et qui est tout à fait nouvelle par rapport à la pensée sur le corps par exemple de la phénoménologie de Merleau-Ponty. Bref la pensée sur le « corps sans organes », fondée sur les forces qui dépassent la dimension organique. Est-ce que tu as quelque chose à dire de ce point de vue ?

G. C’est-à-dire que je pense qu’il y a une difficulté d’ordre terminologique parce que ce n’est évidemment pas une pensée sur la force, c’est-à-dire que je crois même que c’est le contraire et que c’est le refus de toute vision dynamique qui pose, qui détermine la subjectivité dans un rapport de conflit et qui implique des instances topiquement distinctes à travers ces conflits et qui applique une économie générale d’un équivalent tel que la libido etc. Donc tout ce qui renvoie à la notion de force, à la notion de dynamique, à la notion d’énergie et d’économie énergétique me paraît relever de la psychologie traditionnelle et de certaines visions philosophiques de la subjectivité, disons de la philosophie du sujet individué qui est absolument aux antipodes de notre préoccupation. Donc je crois que quand tu parles de force, j’imagine que tu veux parler d’autre chose parce que c’est vraiment pas du tout de ça qu’il s’agit puisque précisément…

K. Ou de la puissance, ou bien de l’intensité.

G. Il y a ce terme de puissance dont je me méfie. Il y a ce terme que Gilles a introduit bon, qui vaut ce qu’il vaut, qui est celui des intensités. Déjà intensité c’est quand même une autre notion que celle de la force. Mais il est vrai que toutes les comparaisons physiques dans ce domaine nous trahissent. Et si tu voulais expurger de la psychanalyse toutes les comparaisons physico-biologiques, et bien, il ne resterait plus rien. Alors on revient un petit peu à des choses qui ont été très importantes, c’est cette idée d’une logique du sens. Et aujourd’hui je parlerais d’une logique, ou plutôt d’une machinique du « corps sans organes ». C’est quelque chose qui ne se déploie pas dans des coordonnées énergético-spatio-temporelles. Alors pourquoi parler de force? Dans le monde d’Alice au pays des merveilles, il n’y a pas de force ! Tout est plat ! Tout tombe… Il n’y a pas du tout d’antagonismes… Dans le monde du rêve, onirique, il n’y a pas de force. Quelque chose vient, s’efface, passe ailleurs

Ce qui est formidable c’est d’avoir pris cette notion du « corps sans organes » qui est quelque chose qui est une aporie puisque c’est comme si on disait un ensemble sans parties, une totalité mais qui n’est pas totalité de parties, mais donc qui existe à côté des parties. On a eu toute une série d’expressions comme ça. C’est simplement pour indiquer qu’on est dans un type de logique. J’ai fait un texte sur les énergétiques sémiotiques pour montrer qu’après tout, les concepts énergétiques tels qu’ils sont développés dans la science moderne sont des concepts parmi d’autres… On peut imaginer construire d’autres énergétiques. À ce compte-là en effet on pourrait réintroduire un certain nombre de notions, mais à condition d’avoir d’abord déblayé toute cette chose abusive qui est finalement de quadriller, de faire partir tous les phénomènes de sens, tous les phénomènes de subjectivité, de les nettoyer, de les vider au profit d’une vision rigoureusement d’ensembles en rapport biunivoque, de rapports de tensions, de vecteurs dynamiques, de forces, de système antagonistes etc…. de systèmes dualisés, tu vois, vectorisés. Ce n’est pas comme ça que fonctionne le sujet! Quand toi, tu te positionnes dans le monde, il n’y a pas toi et puis Félix en face et le monde. Il y a toi partout, moi je suis dans ton monde, parce que, Husserl l’a parfaitement vu, Il y a une vision hégémonique de la subjectivité. Mais tu vois bien que là il n’y a pas de force! Tu ne forces pas les limites du cosmos pour me faire une petite place. J’y suis ou je n’y suis pas, c’est tout ou rien. Ça c’est la logique de Lewis Carroll, c’est une autre chose…

K. Quand on dit qu’ il n’y a que la force, ou les forces avant les formes, les sujets, il ne s’agit pas, non plus de la force au sens dans les sciences modernes, en termes énergético-spatiaux……

G. J’ai une espèce d’hostilité profonde à Nietzsche. Je ne l’aime pas tout simplement. T’auras beau dire que le terme de force on l’emploie comme ça autrement mais… Le terme de force c’est difficile de le détourner de son sens. Il y a des philosophies de la force partout, il y a tellement un type de pouvoir de la force. Il y a des mots qu’on peut essayer de les casser, d’en changer l’usage, mais il y en a d’autres c’est très difficile. C’est comme si tu disais : « j’emploie le terme de chef ou de führer dans un autre sens ». Peut-être… mais ce n’est pas facile. « Je suis pour les chefs, je suis pour le führer », « je suis pour le surhomme », « Je suis pour la force ». Ce n’est pas facile, ça crée des ambiguïtés.

K. J’ai intitulé ma thèse sur Artaud L’espace des forces. Parce que chez Artaud, la pensée sur la force est inséparable de la cruauté et du « corps sans organes ». J’avais toujours du mal avec les mots intensité, énergie, puissance, parce que Artaud parle d’une énergie aussi. La cruauté, c’est un peu difficile, le « corps sans organes » c’est plus énigmatique, c’est encore différent. Mais avec le « corps sans organes », j’ai pu me déplacer dans une autre dimension quand même, et puis c’est presque le dernier concept d’Artaud.

G. Mais « corps sans organes », ça fait un nouveau mot. Si tu me disais « force sans énergie”, si tu me disais « ensemble détotalisé » tu peux forger un truc. Mais le terme force, le terme énergie, que tu le veuilles ou non, a une hérédité sémantique monstrueuse. L’idée de force, elle implique aussi les rapports de force, donc la cartographie des rapports de force, la représentation de ces rapports, donc l’opposition entre représentation et intensité.

L’agencement d’énonciations

K. Tu parles de l’agencement d’énonciations. Il semble que c’est un concept nouveau, qu’on n’a pas entendu tellement et qu’il y a une espèce de critique très forte vis-à-vis de la linguistique structuraliste et de la linguistique chomskienne. Et l’agencement d’énonciation c’est aussi, pour moi et pour ceux qui s’y intéressent plus ou moins, lié à une nouvelle figure de poétique. Et en même temps c’est quelque chose que je ne peux pas saisir facilement. Votre Kafka est un bouquin que j’aime beaucoup et dedans l’agencement d’énonciation me semble comme quelque chose d’assez clair. Est-ce que cette notion, agencement d’énonciation, c’est quelque chose qu’on peut… qu’on peut trouver sous des formes différentes chez tous les auteurs, dans tous les niveaux littéraires et quelque chose qu’on peut constituer comme un concept fondamental pour interpréter l’œuvre littéraire sous un nouveau point de vue.

G. Ce ne sont pas Gilles Deleuze et moi-même qui sommes l’inventeur de la question de l’énonciation en linguistique. C’est une question maintenant qui devient tout à fait prédominante et qui est déjà ancienne parce que Benveniste, Austin, ont introduit cette problématique de l’énonciation. Culioli a beaucoup travaillé sur l’énonciation… On s’aperçoit qu’en fin de compte les linguistes ont une curieuse attitude puisqu’ils sont amenés à faire une part de plus en plus grande à l’énonciation mais en considérant qu’elle contamine de plus en plus les énoncés, mais que c’est une sphère quand même à la fois dominante et marginale. Pour moi, évidement c’est la pragmatique de la langue, c’est l’énonciation qui est le constitutif des facteurs de production du sens. Autrement dit, il n’y a pas de production de sens ni de subjectivité qui soit spécifique, intrinsèque à la concaténation des signifiants. Point. Terminé avec la linguistique structurale. Et là c’est le renversement complet. Il ne s’agit pas de faire une petite place à l’énonciation pour dire : « ah, le processus d’énonciation intervient là, dans… comme surgissement du discours dans la langue. » Non, il s’agit de dire que le discours est engendrement de sens, la langue n’est qu’une composante du discours parmi plein d’autres composantes qui sont les composantes du « corps sans organes », qui sont les composantes socio-économiques, écologiques, cosmiques, etc. C’est tout ça qui parle, qui fait du sens et ce n’est pas je ne sais quel système ou structure de chaînes signifiantes.

G. C’est l’entrée de composantes qui peuvent avoir un certain nombre de types d’effets. Dans le domaine de la musique c’est beaucoup plus évident. Qu’est-ce qui produit la rupture que constitue, disons, le debussysme? La gamme pentatonique? Oui, entre autres choses! Mais enfin, bien sûr que non! C’est aussi un certain type de ritournelle, un certain type d’organisation du texte musical, c’est un nouveau type d’orchestration. Mais c’est littéralement une nouvelle façon d’écouter le monde. Et c’est quelque chose qui n’est pas dans la musique, c’est une entrée. La poésie debussyste entre dans le texte et s’empare de la gamme pentatonique, s’empare de tel type de ritournelles d’origine de la musique orientale ou de choses comme ça bon… Dans tous les domaines, c’est la même chose. Le sens est collecté dans des composantes totalement hétérogènes. L’énonciation, elle est dans tel type de matière d’expression et dans tel autre. Elle est en cours d’élaboration dans des rapports socio-économiques, dans des rapports éthologiques etc. C’est ça qui concourt à ce qui est à l’arrivée, entre guillemets, une énonciation mutante dans le domaine poétique ou dans le domaine musical.

K. Est-ce qu’on peut établir, par exemple, une espèce de typologie des agencements d’énonciations ?

G. L’agencement d’énonciation, je le définirais fondamentalement comme une activité de métamodélisation. C’est la capacité d’associer, de faire un « corps sans organes », de faire des nouveaux types de coordonnées à travers différents types de modélisation. Tiens, si on prenait la gamme pentatonique, si on prenait un nouveau type de timbre, si on prenait un nouveau type de ritournelle… voilà la métamodélisation du debussysme, qui est production existentielle. C’est-à-dire que la métamodélisation n’est pas un simple métalangage, de transcription. Le récit, c’est quelque chose qui est constitutif de la subjectivité dans les sociétés archaïques parce qu’il introduit une mémoire, il introduit une filiation. Le récit fondamental, le récit de base c’est de dire : « Dis-moi la liste de tes ancêtres ». Voilà, c’est un récit fait de noms propres. Ensuite dans ce type de récit entrent en composition des agencements qui ne sont plus seulement ceux de la filiation mais qui sont des éléments de prolifération, à savoir de prolifération mythique et puis ensuite de prolifération littéraire. Moi je me suis fait un mythe d’un scribe pervers en Égypte qui… les premiers temps où ces machines d’écriture servaient uniquement à comptabiliser les sacs de blé, ou à marquer les inscriptions funéraires s’est mis à écrire à sa copine ou à son petit copain, voilà. Il a fait entrer une composante érotique, une autre dimension, il a fait bourgeonner un agencement d’énonciation sur une machine d’énonciations, de récits qui n’était pas du tout prévue pour ça. Et puis cette espèce de bourgeonnement, qui a donné le Cantique des cantiques, entre autres choses, s’est mis à s’autonomiser. Il y a eu alors une politique du récit pour définir un certain type d’agencements qui donneront, à d’autres époques, des protocoles de réorganisation de la libido qui donneront l’amour courtois, qui donneront les récits chevaleresques et des choses de cette nature. À ce moment-là ce récit est devenu auto-producteur de subjectivité. C’est-à-dire qu’antérieurement la notion d’écriture était adjacente à des agencements de subjectivité qui étaient territorialisés et maintenant le récit se met à fonctionner comme produisant lui-même la subjectivité. Il y a eu un renversement scriptural.

Cette nouvelle production de subjectivité, que j’appelle subjectivité capitalistique, puisqu’elle capitalise dans un certain type de récit et de métarécit l’ensemble des autres subjectivités. La subjectivité des Arandas et des Walpiris était totalement spécifique mais je peux la prendre en métarécit dans le discours de l’ethnologue et je peux prendre les ritournelles et les discours des noirs de l’Afrique dans la musique de jazz nord-américaine. Donc le métarécit devient, lui, métamodélisation. C’est-à-dire que je vais refaire la subjectivation et je vais même me payer le luxe de renvoyer aux aborigènes d’Australie et aux noirs d’Afrique la subjectivité revue et corrigée telle qu’elle a été traitée par les médias nord-américains, et européens. Donc on voit que, on part du récit, du métarécit, de la métamodélisation et puis on retourne ensuite sur le terrain du récit privé. La psychanalyse est un retour du récit, c’est-à-dire on réinvente un roman familial là où on avait complètement transformé la subjectivité en subjectivité capitalistique, d’insertion dans la formation collective de la force de travail, on te ramène, on te rend à l’arrivée : « tiens, prends, amènes ça chez toi », voilà un récit de roman familial que tu pourras raconter ça chez toi, ou dans ta tête, quand tu t’endors, quand tu fais l’amour ou chez ton psychanalyste. Donc on voit bien, si on suit cette lignée, on voit que le récit en tant que tel n’aide en aucune façon, ne peut être circonscrit comme phénomène littéraire, puisqu’il capitalise l’ensemble des modes de subjectivation. Maintenant qu’il soit important, qu’il y ait des chantres, des représentants, une corporation littéraire… Oui, de même qu’il est important qu’il y ait des corporations de banquiers pour gérer l’argent et ce qui ne veut pas dire que le phénomène de l’argent ne concerne que les banquiers, bien entendu. Il concerne toute la société y compris ceux qui ne relèvent pas de l’économie monétaire bon… Donc, la littérature, les gens qui travaillent avec les lettres, ils travaillent la subjectivité au compte de tout le monde, au même titre que le banquier travaille l’ensemble de l’action monétaire…

Maintenant on en arrive à ce que les… les network, les réseaux, les équipements collectifs, mass-médiatiques, mass-médiatisés, télématisés etc. produisent le récit de référence dynamique, mobile, qui change de jour en jour, s’actualise ; le récit de référence subjectif planétaire. Ce récit, évidemment, il surcode l’ensemble des éléments locaux et il est la pièce constitutive, la pièce majeure de tout le système de production. C’est-à-dire que toute la production elle-même devient adjacente à cette subjectivation du capitalisme mondial intégré. Alors qu’on est parti d’un fait de récit local, où il était seulement question de sa filiation individuelle, on arrive à cette situation où non seulement le récit a capitalisé tous les domaines de subjectivité, mais capitalise la production elle-même, en ce sens que c’est à partir de ce récit qu’on va déterminer telle zone de développement, quelle est l’affectation de telle personne qui sera qualifiée comme élite, quelle est l’affectation de celle qui sera qualifiée comme garantie, celle qui sera non-garantie, marginalisée etc. C’est ce récit qui est la matière infra-structurelle de la production. Alors que le récit apparaissait comme une structure, comme une superstructure tout à fait au-dessus de langage. En fait, aujourd’hui le récit est l’instrument de métamodélisation infra-structurelle par excellence.

K. De toute façon, le récit n’était jamais un effet de langage. Depuis très longtemps il était très lié à la constitution de l’Etat, à la constitution des mythes, à la compréhension du monde qui est liée à tous les champs de production. Jean-Pierre Faye a beaucoup travaillé sur l’enchaînement des récits et la formation du récit dans la politique en termes molaires, moléculaires. Ce qui manque dans son travail, c’est ce côté dynamique. Et le récit travaille sur différentes couches sociales et ce mouvement de traversée, de transformation, n’est pas tellement expliqué.

G. Tandis que l’idée c’est que le récit est producteur de subjectivité et cette production de subjectivité est elle-même aujourd’hui la base de toute forme de production : production de sociétés, production d’institutions et production… production de forces productives au sens traditionnel du terme. Il y a… Prenons un exemple pour faire mieux comprendre. Si tu veux aujourd’hui envoyer une fusée sur sur Jupiter, il faut, comme préalable essentiel réaliser les conditions technologiques, technico-scientifiques, informatiques et autres, oui… mais, avant tout, il faut produire le récit subjectif qui créera le désir de produire cette fusée. C’est-à-dire que le projet Apollo, il reposait sur la capacité de Kennedy à créer un certain type de récit pour envoyer un homme sur la lune. Mais ce type de récit, il fait partie intrinsèque du processus de la production. C’est aussi essentiel que… d’avoir dégagé le type de matériaux, le type d’équations, le type de capitaux permettant, concourant à ce projet. Et d’ailleurs, dès l’instant que cette subjectivité n’a plus existé, l’ensemble des projets de la Nasa ont été complètement remaniés et sont tombés en chute libre.

K. Dans la littérature, chez des écrivains, il y a des mouvements qui se font contre le récit, pour défaire le récit qui capitalise toutes les subjectivités. Ce n’est pas tous les écrivains, et il y a beaucoup d’écrivains qui s’engagent à recréer donc des récits molaires.

G. Et puis il y a une autre qui est non pas de casser le récit de façon artificielle, mais qui est que le récit se mette à fonctionner dans des registres nouveaux, dans d’autres directions. La caricature, c’est les performances dans le domaine de la poésie, où on casse le récit avec des procédures… C’est touchant, c’est émouvant, j’aime bien, comme j’aime beaucoup Jean-Jacques Lebel je vais voir ces choses-là. Et puis il y a l’autre véritable façon de faire de l’autre poésie. C’est qu’un certain type de langage se forge avec d’autres dimensions, avec d’autres composantes, et alors ça donnera la culture rock, la culture rap etc., où alors effectivement il y a des segments de vie, des rapports plastiques qui s’agencent autrement et qui inventent de fait une autre poésie. Si les radios libres n’avaient pas été complètement sabotées par le gouvernement socialiste, d’ailleurs, en France, bon…on voyait qu’il y avait un autre mode de production de littérature et de récit qui s’amorçait parce que justement il y avait d’autres agencements d’énonciation possibles. Mais immédiatement toutes les formes d’expression les plus traditionnelles se sont abattues sur les radios libres pour les remettre dans les modèles, dans les moules pré-normés, et maintenant c’est la publicité.

K. Au Japon entre la poésie et les structures du langage publicitaire… Il y a une espèce de rapprochement infini, donc de la poésie et des langages publicitaires. Les langages publicitaires récupèrent en quelque sorte complètement les discours poétiques et les poètes ont vraiment de la difficulté à écrire les poèmes. Cette poétisation complètement détournée du langage poétique mobilise la capitalisation esthétique, rythmique, bien efficacement. Et donc il y a une espèce de formation et déformation de langages, très souple, perverse. Ceux qu’on appelle copy writer, écrivains du langage publicitaire, de textes publicitaires, font très attention au côté poly-sémiotique du kanji, des lettres chinoises, des alphabets et des mots des langue étrangères. Ce travail libère en quelque sorte la sensibilité des gens et, en même temps, capitalise complètement des signes..

G. Et il est possible de considérer que les flashes publicitaires de la télé sont peut-être une nouvelle forme de poésie, et peut-être que dans quelques décennies on les considéra comme tels ? En France, j’aime beaucoup la publicité au cinéma. Il y a des choses tout à fait étonnantes. Quelque fois les séances de publicité sont beaucoup plus intéressantes que les films. Tu ne trouves pas ?

Le Japon

K. Parlons du Japon comme objet philosophique.

G. Tu vois, comme objet philosophique, j’ai eu une grande engueulade dans un séminaire avec un peintre éminent qui me parlait toujours de la spécificité du Japon etc. J’étais tellement agacé que je me suis écrié : « Mais je voulais vous demander, Monsieur, est-ce que vous êtes sûr que ça existe, le Japon ? ». Il m’a regardé, il était très surpris : « Comment ? Qu’est-ce que vous voulez dire ? ». J’ai dit : « Oui, parce que qu’est-ce que c’est le Japon ? C’est quoi ? C’est la Chine ? C’est la Corée ? C’est les États-Unis ? C’est… Où est-ce que ça commence ? Où est-ce que ça finit ? ». Il était pas content !

Pour garder un peu la politesse, j’ai dit : « Mais non, il y a un « devenir japonais » qui n’appartient pas qu’au Japon, aux gens qui vivent au Japon. Il existe. Il y a un devenir japonais en Californie, dans l’industrie, dans l’art etc. mais le Japon, moi je ne sais pas ce que c’est, je vois pas.

C’est tout le monde qui parle du Japon ! Qu’est-ce que c’est que ça, le Japon…? J’ai dit ça, à M. Yamamoto là qui était un ancien ambassadeur, ou je ne sais pas quoi, qui est parti maintenant au Sénégal. Il était très intéressé par ça. J’ai dit : « Faites bien attention à pas croire que le Japon existe parce que ça va vous créer des ennuis ». C’est justement, c’est qu’il n’existe pas. C’est ça qui est formidable. Et qu’est-ce que tu me disais comme question ?

K. Mais le Japon comme objet philosophique ?

G. Justement, c’est un agencement d’énonciation, le Japon. C’est ça qui fait qu’il n’existe pas. On ne peut pas le qualifier comme énoncé, mais c’est un processus d’énonciation qui travaille la planète tout entière. Là j’ai un peu en arrière-pensée les formulations de Fernand Braudel sur les villes-monde. Le Japon, c’est aujourd’hui un peu une capitale du monde, parce que c’est là que s’y travaillent les remaniements de l’énonciation. C’est-à-dire que le Japon est un des points de reconcaténation où on repense, on réeffectue un certain nombre de rapports. A cet égard le Japon, n’appartient pas aux japonais, de même que Amsterdam n’appartenait pas aux Provinces-Unies, ça appartient à un processus machinique planétaire. Alors ce qui est très intéressant dans la formule japonaise c’est qu’il y a cette utilisation de résidus de structures anciennes, cette utilisation d’archaïsmes, mais au service d’un processus d’énonciation tout à fait mutant. Il est évident que les forces de travail ont tellement été déterritorialisées ailleurs, qu’il ne reste plus rien, il ne reste plus de structures familiales, personnologiques, corporatives etc. Et pour reconstituer une subjectivité sociale, une subjectivité productive, c’est terrible. Il faut faire la psycho-sociologie ou je ne sais pas quoi. Tandis que les japonais ont su utiliser, en les mythifiant d’ailleurs, des structures archaïques pour recréer quelque chose qui est à la fois oppressif et libérateur, c’est une ambiguïté totale dans l’utilisation des archaïsmes – jusqu’à nouvel ordre, parce qu’il peut se faire que ces trucs-là historiquement… il peut se faire que ça éclate du jour au lendemain et que vous ayez un beau jour un Mai 68 japonais qui vous foute tout ça par terre. Ça… je ne sais pas… C’est vrai que c’est quand même un petit miracle jusqu’à présent que les japonais se sentent japonais, se sentent à la fois dans leur filiation propre et pourtant soient les opérateurs de mutations technologico-culturelles tout à fait extraordinaires. Aux États-Unis, ça a joué à un autre registre et il n’y avait pas du tout de filiation de cette nature mais il y avait des ethnies qui s’étaient reconstituées sur place, les irlandais, les gens de la première souche, les italiens, les juifs etc. Et ça a dû jouer beaucoup dans la recomposition de groupes primaires de subjectivation. Ça a été un facteur de dynamisation considérable de la créativité.

K. Au Japon, il y a d’abord une fonction de machine de guerre, partout…. Il y a quelque aspect de très guerrier, comme on peut le sentir chez des artistes singuliers. En même temps, toutes les organisations moléculaires, donc au niveau de la famille, au niveau de l’école, une espèce de bon… un système de contrôle molécularisé et une espèce d’auto…, pas autogestion, mais auto-contrôle qui se fait un peu partout.

G. L’école, la famille etc. sont des structures molaires la plupart du temps, elles sont micro-sociales mais molaires. Il ne faut pas faire coïncider moléculaire avec micro-social. Tu as des structures moléculaires, qui concernent des très très grands ensembles, par exemple, les ensembles mass-médiatiques qui peuvent subir des mutations moléculaires.

K. Je crois que la famille, l’école fonctionnent aussi, souvent au niveau moléculaire, au niveau corporel..

La formation de pouvoirs ou capitalisation se fait un peu partout dans ces circuits divers…

G. Il doit y avoir un paternalisme pervers, il doit y avoir des œdipes pervers, c’est-à-dire que les structures molaires sont mises au travail de véritables éros, de véritables passions. Tu me disais un peu que le Japon, est un peuple pervers, un des plus grands peuples pervers que la planète ait portés. C’est frappant de voir à quel point les japonais peuvent s’investir comme des fous sur certains types d’objets. L’autre fois, j’écoutais à la radio, par hasard, j’étais en auto, ils parlaient de gens qui vont sur l’Himalaya. Il y en a beaucoup. Et il y en a beaucoup qui meurent d’ailleurs. La moitié ce sont des japonais ! C’est inouï !

J’aime bien jouer au go, mais je ne suis pas un grand joueur, mais ça m’amuse beaucoup, et au Japon, je voulais faire une partie de go et il y a JunJi Itô qui me dit : « ah oui oui… je connais quelqu’un qui joue au go ». Oui, très bien. « Alors je vais t’emmener », « Très bien ! », « Demain. Alors demain je viens te chercher à huit heures ». J’ai dit : comment ? Il va m’emmener faire une partie de go à huit heures du matin ! Ça m’a étonné beaucoup. Je n’ai rien dit. J’ai dit: « Bon… », et je me suis préparé. Et alors on part en auto…? Il me dit : « Oui oui, on va rejoindre deux amis etc. ». On rejoint deux amis. Puis il m’amène devant un truc immense sur deux étages, un truc fantastique ! Et c’était un endroit où on fait des parties de golf, il n’avait pas distingué du tout le go et le golf. C’est moi qui avais mal prononcé. Et alors je suis allé dans cet endroit où je n’aurais pas été sans ça, bien entendu, j’aurais pas eu idée. C’était prodigieux, c’était tôt le matin, il y avait ces petits japonais, ces petites japonaises bien élégantes et tout ça avec un matériel ultra-sophistiqué qui faisaient leur entraînement de golf. J’ai regardé ça, j’étais fasciné. Tu sais, ils envoient les balles à 300 mètres quoi, je ne sais pas combien… 200 mètres. J’ai dit : Mon Dieu, ce petit geste ! Ils le font comme ça ! Ça m’a fait comprendre quelque chose. C’est ça que j’appelle une sorte de perversion machinique, de folie. Alors tout le monde s’apitoie : « oh ces pauvres japonais, ce sont des esclaves, ils travaillent tout le temps, à l’école, partout ». J’ai lu, on a lu un article dans Le Monde, où dans les provinces du sud-là, dans la décentralisation, il y a des annonces où les employés ne prennent pas leurs 15 jours de vacances, les femmes vivent en dortoir jusqu’à vingt-cinq. Alors on se dit mais c’est un peuple d’esclaves. Et pas du tout ! C’est un peuple de pervers ! C’est qu’ils aiment ça ! Ils sont exploités, bien entendu, mais il y a aussi qu’ils aiment ça, ils travaillent comme des fous.

K. Ce qui est pervers, maniaque, fonctionne à la fois comme répression et comme plaisir. C’est infernal. Ce qui fonctionne comme libérateur, fonctionne comme répressif. C’est pour ça que la machine moléculaire qui fonctionne souvent anarchiquement peut fonctionner autrement qu’en Occident. Sûrement au Japon, il y a cette perversité du fonctionnement…

G. Associé au fait que sans doute la culpabilité ne fonctionne pas de la même façon. Il

n’y a pas deux mille ans de monothéisme contraignant qui a remodelé toute la société. Il y a des coefficients de liberté sémiotique qui existent, qui se voient dans la grâce des gens, dans l’importance du corps chez eux, dans le goût des étiquettes, des rituels, dans une certaine élégance de rapports qui est incontestable et dans les rapports plastiques. Pas dans la musique curieusement, parce que ça c’est terrible : les ritournelles musicales populaires au Japon, c’est une abomination, c’est d’une laideur ! Ça n’a pas de nom ! Le miel, la sucrerie, la sucrerie mélodique. C’est épouvantable… Et ça je crois que ça vient beaucoup de l’importation. On importe des ritournelles comme on importe le Coca-cola. C’est ce qui fait que les traditions culinaires, locales ont été complètement oubliées et malheureusement on n’entend pas dans les ascenseurs, dans la rue, partout, on n’entend pas des musiques japonaises, ça n’existe pas ! C’est tellement beau pourtant, c’est absurde! Ça a été balayé par la Coca-cola !

K. Il y a une forme japonaise quasi traditionnelle de chant populaire, une mélodie très spéciale, qu’on appelle enka. Ttristesse, mélodrame,.regret, nostalgie chantés…ces chansons ne disparaissent pas.

G. Heureusement ce n’est pas exporté…

K. A propos de ce que tu as lu dans la littérature japonaise. Kawabata, tu me l’as raconté un peu. Comment tu situes dans ce que tu as dit du Japon cette littérature que tu connais ? Tu parlais de masturbation.

G. Je vois ça comme une forme de… masturbation littéraire qui a le don très paradoxal de mettre en jeu des objets très, très pauvres, très délimités. Il ne se passe quasiment rien dans ce roman, et en même temps cela ouvre des dimensions d’angoisse, de solitude, d’abandon au monde qui sont très émouvantes. Là il y a un mystère. Parce que à la fois c’est vraiment une masturbation de vieillard, enfin les choses que j’ai lues et en même temps c’est beau. Je ne sais pas comment vous, les nouvelles générations, vous jugez ça, vous aimez, vous devez exécrer cette littérature, je suppose ?

K. Kawabata on ne lit plus tellement. Moi, j’aime beaucoup.

K. C’est vraiment quelque chose de très spécial. Tanizaki, Kawabata, ce sont des gens qui sont allés jusqu’au bout, comme s’il n’y avait aucune idéologie, aucun système, il y a une vision quand même du monde, mais qui converge sur la sensation.

G. Mais ça me fait penser, si tu veux, à un Gide qui se serait développé en dehors de toute influence littéraire, en dehors de tout contexte.

K. Une espèce de dessèchement du langage, dessèchement de sens aussi, une distance drôle à l’égard de la force majeure…

G. Il y avait cette chose admirable dans le Voyage à Tokyo d’Ozu. Ça, c’est… alors là c’est un chef-d’oeuvre. Tu as vu ce film.

K. C’est ça. C’est un film de vieux.

G. Un film de vieux, « je suis là, qu’est-ce que je fais là ?  Qu’est-ce qui se passe ? » Mais cette expression-là elle ne concerne pas que les vieux. Ça concerne tout le monde hein… Oui, je n’avais pas pensé à ça. Non sans ça j’aime beaucoup Abe Kōbō, mais c’est plutôt un écrivain de l’urbanisme, du vingt-et-unième siècle. Je le vois beaucoup dans la filiation de Kafka.

K. Il photographie, il a un regard sur la ville très intéressant. Il se centre sur l’aspect vide, ruiné et dévoré de la ville. Ces paysages-là l’inspirent toujours.

Pour finir, je voudrais que tu parles un peu de la clinique de la Borde, de l’activité que tu mènes là-bas et de ce va-et-vient entre la clinique et ton livre et tes autres activités, comment la clinique entre dans tes livres, dans vos livres…? Et les livres entrent comment dans la clinique…?

La clinique de La Borde

G. Ca se fait chaque semaine. Avec quelques semaines qui sautent de temps en temps, ponctué heureusement par des voyages, de choses comme ça. Alors cet agencement clinique, la clinique psychiatrique de La Borde, à Cour-Cheverny fondée par le docteur Jean Oury qui d’ailleurs va au Japon cette semaine, Je n’ai pratiquement rien écrit dessus. Quelques petits textes minuscules, mais pratiquement rien. Et pourtant évidemment ça a compté beaucoup dans mon existence. Ça a compté parce que ça a été au départ un phénomène de rupture par rapport à la trajectoire universitaire. J’avais commencé des études de pharmacie, je faisais de petits cours de philo, de psycho, et puis j’en ai eu marre, je me suis mis à travailler directement à cette clinique, c’était très actif, je travaillais vraiment, jour et nuit dedans, j’habitais sur place et, en même temps, au fond, tu vois, je suivais ce cursus de psychanalyse chez Lacan à Paris.

Je me suis occupé de la mise en place des institutions, des activités, je faisais les petits côtés rapides, il n’y avait pas beaucoup de divisions. Mais j’ai très vite travaillé comme directeur administratif, je me suis beaucoup occupé de ça. Ça, c’est une dimension… Les problèmes de l’administration m’intéressent beaucoup. Oui… J’ai moi-même lancé cette recherche et tout ça. Toutes les dimensions institutionnelles, règlementaires et autres m’intéressent beaucoup. Et m’intéressent au sens libidinal, j’ai de l’intérêt pour, ce n’est pas simplement un intérêt spéculatif. Ça m’a peut-être aidé à comprendre, du moins je l’espère, ce que j’appelle l’éros bureaucratique de Kafka.

Le pouvoir, les perversions de pouvoir autour des règlements, des trucs, des grilles. Ceci dit, à La Borde, il n’y a pas de dossier, t’as vu mon bureau c’est le bordel total. Et les grilles d’organisation sont très souples et quasiment d’autogestion. Mais justement, de voir comment les difficultés pour instituer un système un peu intelligent dans ce domaine-là. Donc La Borde, ça a été pour moi d’abord un changement radical de ma vie. L’entrée en religion avec des psychotiques, vivre avec des psychotiques. C’est-à-dire rentrer sur une autre planète, vivre avec d’autres gens, aimer d’autres gens. Je l’ai fait pendant très longtemps, je me suis investi complètement dans cette institution. J’en suis vraiment sorti qu’au moment de 68, à la vérité. Donc avec une problématique complètement décentrée par rapport à celle que j’aurais eue à l’université, ou dans les mouvements politiques dans lesquels je militais, et avec le risque aussi de tomber dans un langage, surtout avec le lacanisme ambiant, de me couper aussi, un petit peu, de l’extérieur. J’espère avoir surmonté à peu près ces risques. Aujourd’hui j’y suis beaucoup moins, j’y vais trois ou quatre après-midis par semaine. Je suis un certain nombre de choses où je pense avoir un rôle à jouer. Quant au reste, je suis complètement dégagé sur le reste du personnel. Il y a des liens affectifs, un intérêt pour le processus qui se développe, il y a aussi des désaccords, des désaccords avec les médecins, avec Oury en particulier, mais sur un fond d’amitié qui fait qu’on a toujours maintenu avec des hauts et de bas un compromis bon, pour pouvoir y coexister.

K. Tu y vas moins parce que ça marche à peu près, même si tu es absent. Et entre la pratique que tu as faite là-bas, et l’idée, les pensées dans L’Anti-Œdipe,qu’est-ce qu’il se passe ?

G. Quand je me suis retrouvé à La Borde. J’avais, en 53, 55, j’avais 23 ans, 25 ans, je suivais déjà les séminaires de Lacan, j’avais une formation psychanalytique, mais quand j’ai vu ce qui se passait sur le terrain, j’ai bien vu que ça n’avait rien à voir, mais rien à voir du tout ! Qu’une névrose obsessionnelle, qu’une hystérie, qu’une schizophrénie, tout ça n’avait rien à voir avec ce que s’imaginaient être les psychiatres que je fréquentais à Sainte-Anne et ailleurs. Alors, bon, il y a eu ce phénomène de double discours, j’étais lacanien d’un côté puis j’avais ma pratique à moi de psychothérapeute et dans l’institution. Oury il a continué comme ça, à avoir le double discours. Par exemple, défendant la psychanalyse lacanienne, d’un côté, mais en même temps, disons, mais c’est de la connerie une psychanalyse vacataire, c’est une honte, ce n’est pas possible, la psychanalyse ne peut pas fonctionner comme ça. Lui il avait les deux discours, je crois d’ailleurs qu’il les a toujours tenus séparément. C’est original. Moi, ça a continué comme ça jusqu’au moment où il y a eu cet événement de 68. Je me suis dit non ça va pas du tout, faut qu’ils s’arrêtent… Parce que je suis un type profondément motivé par des questions politiques. Tu vois, un désaccord théorique pur, purement spéculatif, ça ne me dérange pas, mais une divergence politique ça peut me faire exploser complètement. Et c’est cette divergence politique qui m’a amené à essayer, de réviser un petit peu, d’articuler un petit peu toutes les incohérences qu’il y avait dans mon attitude à savoir: j’étais un militant d’extrême gauche d’un côté, j’étais lacanien vraiment, un bon élève de Lacan, de l’autre côté, j’avais une pratique psychiatrique de l’autre. Et rien de tout ça, il n’y avait, il n’y avait pas d’inter-cohérence dans cette représentation. En ce sens La Borde a été décisif, parce que ça a fait que jamais je n’ai été un psychanalyste comme les autres et jamais je n’ai été un militant politique comme les autres. Bien que je faisais un peu comme les autres, mais dans le fond, l’existence de cette vie à La Borde, de ce travail à La Borde, me rendait différent quoi… C’était très net, je me souviens dans les mouvements politiques, les gens me regardaient d’un drôle d’œil parce qu’ils savaient que j’avais cette pratique psychiatrique. À la fois quelques-uns ça les intéressait, mais à beaucoup d’autres c’était totalement aberrant. À l’École freudienne c’était la même chose. Bon il y avait beaucoup plus de mépris, enfin…

K. Donc c’est avec cette pratique que tu as trouvé une espèce de cohérence, je ne sais pais, quelque chose de plus que la cohérence…

G. Je n’ai pas trouvé une cohérence, la cohérence je l’ai peut-être trouvée un peu dans le travail avec Deleuze. Mais j’ai trouvé une exigence. Une exigence de terrain. C’est comme un ethnologue si tu veux. Les ethnologues qui ont été tellement malhonnêtes à l’époque du culturalisme. Ils n’avaient qu’à regarder sur leur terrain et ils voyaient bien que ça n’existait pas, toute cette triangulation œdipienne, tout ce qu’ils racontaient quoi. Mais c’est parce qu’ils n’avaient pas vraiment de fidélité au terrain, s’ils se sont laissé entrainer comme ça. Mais quand tu as vraiment un terrain ethnologique réel, tu ne peux pas te laisser embarquer dans les grandes théorisations, y compris les grandes théorisations comme celle de Lévi-Strauss d’ailleurs sur les structures de la parenté. Si j’ose dire, les vrais ethnologues de terrain s’ils sont fidèles au terrain, il y a un moment où ils disent « bon, jusqu’à un certain point, mais ce n’est quand même pas comme ça que ça marche au bout du compte, quoi… »

La schizoanalyse

K. Donc la pratique à la clinique est essentielle pour concrétiser la pensée sur les schizes, par exemple…

G. J’ai forgé ce terme schizoanalyse parce que la psychothérapie institutionnelle ça me paraissait beaucoup trop limitatif. J’avais avancé cette notion d’analyse institutionnelle parce que ce qui était véhiculé par la psychothérapie institutionnelle c’était quelque chose qui recentrait quand même l’analyse sur des notions personnologiques, sur une certaine conception inter-personnologique de l’analyse. Et moi, je pensais que l’analyse des formations de l’inconscient, ça ne concernait pas seulement les rapports interpersonnels relevant de la psychologie, de la psychopathologie etc. Et que ça concernait l’ensemble des systèmes de production. Alors, pour moi la psychothérapie institutionnelle était un cas particulier d’analyse institutionnelle, et ça concernait aussi bien la pédagogie, que l’urbanisme, que la vie sociale, l’économie, l’art etc. Ça… ça a très très bien marché jusqu’en 68 et il y a eu toute sorte de courants d’analyse institutionnelle dont Lourau, Lapassade, tout ça. Il y a même encore des écoles d’analyse institutionnelle en Amérique latine, des choses comme ça… Et quand j’ai vu l’usage qui en a été fait, c’était un usage psycho-sociologique alors j’ai dit: « Il faut arrêter ça ». Et on ne peut pas reprendre cette expression d’analyse institutionnelle. C’est là que j’avais inventé les notions de… d’analyseur, pour remplacer la notion d’analyste. C’était déjà l’idée d’agencement d’énonciation analytique. Et j’avais inventé la notion de transfert institutionnel et celle de transversalité comme… montrant quels types de mécanismes sémiotiques étaient en jeu dans ces opérations-là.

Mais avec Gilles Deleuze, on a préféré renoncer à ces terminologies-là en prenant l’expression de schizoanalyse. En un sens la schizoanalyse c’est quelque chose qui a à voir avec cette pratique de thérapie institutionnelle, d’analyse institutionnelle. Si tu veux, il y avait l’opposition entre la psychanalyse centrée sur la névrose, la psychopathologie de la névrose et puis la schizoanalyse centrée sur la psychose. Ça veut dire, un décentrement radical des coordonnées d’énonciation par rapport à celles que Freud avait privilégiées.

K. Les gens qui ont lu L’Anti-Œdipe peuvent des fois poser des questions de façon très naïve que là dans ce bouquin la folie ou la schizophrénie est décrite au fond comme quelque chose de très joyeux. Et alors que pour les gens qui ont des proches fous c’est triste. Cette tristesse et cette joie malgré tout, tu as l’expérience comme ça très longue et consistante de la clinique, cette joie c’est quelque chose que tu as confirmé dans la pratique ?

G. Il faudrait reprendre ce que dit Spinoza sur la joie. Je ne sais pas trop comment on pourrait articuler là, mais c’est une notion finalement fondamentale. Seulement il ne faut pas la prendre comme une donnée en soi, il y a une politique de la joie, une politique de l’humour, politique des ruptures a-signifiantes qui changent les coordonnées de référence. Alors, à la fois, on peut être dans un monde complètement triste, de ségrégation, un monde de désespoir total et puis quelque fois il peut y avoir ces mutations de références qui font que… Pour moi, les gens les plus drôles du monde, ceux qui me font mourir de rire ce sont des amis, des relations amicales que j’ai eu avec des schizophrènes, avec des fous, c’est quelquefois quelque chose qui m’a bouleversé, mais moi je ne sais pas si j’ai eu de l’influence sur eux, je sais que ils ont eu une influence sur moi. Parce que tu comprends, dans ce va-et-vient entre La Borde et Paris, quelque fois je voyais des gens: « Ah, oh la la, quel problème, quel drame, etc. et ma femme, et mon travail » Et puis quand tu es complètement imprégné par la vision, le monde vu par un schizophrène, tu te dis « mais ça va pas là ». C’est comme une sorte d’éclair, toi tu vas comprendre ça par la référence au zen, c’est comme une sorte d’éclat zen d’un coup qui : « hé ça va pas là, donc qu’est-ce que tu fous sur cette planète ? « . Tu vois, un schizophrène que j’aime beaucoup, avec qui je parlais, avec fougue quand j’étais jeune, je m’intéressais à lui et tout ça, pour tous ses problèmes, je me souviens, il m’a regardé pendant longtemps comme ça dans les yeux, il écoutait ce que je disais, il ne disait rien, jusqu’au moment où il m’a dit : « Et Il me parle encore ». [rires] Ça m’est resté pour toute la vie, je me suis dit mais oui, mais évidemment, c’est comme si tout le langage m’était tombé des mains. « Et il me parle encore ». Et ben oui… Bon, ça c’est vraiment du zen, ça à mon avis. Alors, oui, c’est une… C’est plus qu’une école, c’est une sorte de réduction… je ne sais pas si c’est une réduction eidétique mais enfin c’est un autre type de rapport. Alors, ce qui ne veut pas dire, tu comprends, que la schizophrénie en tant que telle c’est la joie, bien sûr que non, ou c’est la révolution voilà… On voulait nous dire, qu’on avait inventé une nouvelle voie révolutionnaire, qu’il fallait devenir schizophrène. Pas du tout ! La psychose c’est quelque chose d’horrible et les hôpitaux psychiatriques, c’est monstrueux, mais le processus schizo qu’on peut conquérir, la rupture d’agencements, l’entrée de la singularité qui va te faire rire, qui va te faire voir quelque chose autrement… Le processus zen, alors oui, c’est prodigieusement extraordinaire, la vie c’est quelque chose de sinistre, d’épouvantable, et puis c’est très drôle, en même temps c’est très curieux, qu’est-ce qu’on fout là à s’agiter, qu’est-ce qui se passe ? Et comment c’est, comment ça se fait qu’on peut inventer des choses, produire des choses, inventer des nouveaux objets, quelle aventure extravagante ! Et quel scandale que ça soit si sinistre la plupart du temps…

© Bruno, Emmanuelle Guattari  avec Kuniichi Uno